Gucci, ce sont des sacs, des chaussures, du chic qui fait rêver dans les vitrines et se copie sur les étals des marchés populaires. C’est aujourd’hui une des marques les plus puissantes du monde, un empire, une affaire de très gros sous. Mais Gucci, c’est surtout une histoire de famille, une entreprise dont les billets verts poussaient jusqu’aux années 90 sur les branches d’un seul et même arbre aux racines profondes. Du business consanguin comme les aiment les telenovelas… Et Ridley Scott, apparemment, qui jongle entre comédie et drame pour cette histoire de famille, de fric et de flambe. Un film luxueux et taillé pour les Oscars, qui offre à tout son casting l’occasion de briller.
HOUSE OF GAGA
Dans la petite lucarne des années 80, le drame familial résonnait en deux syllabes : Dallas. Permanentes et boucles d’oreilles pesantes y étaient incontournables pour les femmes et pour tous, du drame, des trahisons, des meurtres. La sainte trinité de l’évangile télévisée. Dans la vie réelle des années 80, aussi, le drame familial avait un nom qui claque : Gucci. Un empire financier dans le monde du luxe, des héritages à décerner, des querelles entre pères et fils… En 1978, date de la première diffusion de Dallas, la bombe Gucci est armée et prête à exploser. Ridley Scott concentre son film sur la flamme qui va allumer la mèche : Patrizia Reggiani, femme du peuple peu cultivée mais très intelligente qui va séduire Maurizio Gucci, un des héritiers de la marque. Une petite brebis qui pénètre dans un manoir de loups.
L’histoire, le milieu social, l’époque… Tout dans ce scénario invite à la démesure. Rien ne semble extravagant lorsqu’on dépeint des personnages coupés du monde réel. Comme la cuisine italienne, House of Gucci est donc un film généreux et bien huilé. Durant pas moins de deux heures et trente-sept minutes, le spectateur en prend plein les yeux et les oreilles : les costumes sont somptueux (c’est la moindre des choses), les accessoires brillent à en brûler les rétines, l’accent italien roucoule et la musique pop tourne à plein volume. On redoute l’indigestion, notamment au cours d’une première partie qui ne se refuse rien dans le domaine du bling et qui aurait sans doute provoqué quelques renvois, n’eût été Scott dernière la caméra. En vieux routier du cinéma, lui sait adresser les pas de côté qui provoquent les sourires complices. Monsieur sait ce qu’il fait, même lorsqu’il exagère. Alors on se laisse porter et on accepte tout avec confiance, et jusqu’au cabotinage des acteurs.
Moult fois révisé pour cause de conflits d’emploi du temps, le casting final constitue une force indéniable du long-métrage. Les acteurs s’y démènent avec énergie, convaincus que leur sur-jeu, leur accent et leur maquillage leur vaudront au moins une nomination aux Oscars (l’avenir leur donnera sans doute raison). On aime beaucoup voir Jeremy Irons cerné comme un mort, cracher ses poumons dans un petit mouchoir de soie. On aime tout autant Al Pacino, roublard comme pas deux, et Salma Hayek en cartomancienne de numéro surtaxé. On adore Adam Driver, comme toujours.
L’affiche du film ne laisse cependant aucun doute. Malgré son prestige XXL, le casting est dominé par Lady Gaga, qui donne tout ce qu’elle peut, tout ce qu’elle a. Caricaturale dans la saison 5 d’American Horror Story, un peu fade dans le très fade A Star is born (B. Cooper, 2018), Stefani Germanotta (de son vrai nom) déploie ici un charisme indéniable. Elle porte le film à bout de bras, comme Patrizia a tenté de le faire avec la moribonde maison Gucci : en y apportant d’abord une certaine fraîcheur naïve, des sourires à la pelle et un enthousiasme débordant, puis des cris, des lèvres pincées et du mascara dégoulinant. Elle est le chef d’orchestre qui donne le ton de chaque scène, entre drame et comédie, dans ce film qui refuse souvent de choisir.
Malgré tout, c’est indéniablement Jared Leto qui pousse le plus loin ces fluctuations de ton. On connaît le goût prononcé de l’acteur pour les interprétations si radicales qu’elles divisent, et son portrait de Paolo Gucci est à ce jour la plus flagrante illustration de ce penchant. Il ne respecte rien, ni le physique ni le caractère ni les réalisations de son modèle, mais moque tout. Il fait le choix délibéré et assumé de la caricature. Ses intonations maniérées, sa démarche grotesque provoquent souvent le malaise, jusqu’à ce que le spectateur comprenne que si tel n’était pas le véritable Paolo, c’est en tout cas ainsi qu’il est perçu dans cette histoire par les autres personnages. Si la caméra n’est pas neutre, semble nous dire Leto, alors mon interprétation ne doit pas l’être non plus. Aussi apparaît-il stupide, pathétique, mais aussi doux, touchant, selon ses interlocuteurs. Il est tour à tour un pigeon ou une colombe. Un personnage excessif et protéiforme, bien à l’image du projet global.


UNE QUESTION DE POINT DE VUE
On a beaucoup parlé du procédé narratif du précédent film de Ridley Scott (Le Dernier Duel, sorti le mois dernier) : une même histoire racontée depuis trois points de vue différent. La réalité y est non pas relativisée, mais fractionnée pour en montrer toutes les nuances. On pourrait dire que, sans l’afficher vraiment, House of Gucci fonctionne de la même manière.
Tout commence par un procédé tout à fait classique. Ridley Scott se sert de Patrizia, élément extérieur à la famille, comme d’un cheval de Troie pour faire entrer le spectateur dans cet univers secret. Son émerveillement et sa romance naissante justifient tout, de la musique sirupeuse au soleil permanent. A ses yeux (et donc aux nôtres), chaque plan déborde de richesses jusqu’à l’étourdissement. Son emprise sur la narration explique surtout une répartition des rôles nette : elle est la force, elle est l’intelligence, elle est l’ambition. Chez Gucci, à ce moment, la femme est l’avenir de l’homme. Par contraste, son époux Maurizio semble parfaitement effacé. Doux et tranquille, il est le parfait « canard », l’imbécile heureux. Il est maladroit quand il manipule des gros livres, aime faire du vélo et du repassage, il a les sourires idiots des gens très amoureux et peu habitués à l’être. Il y a quelque chose de fascinant dans la manière qu’a Driver de rendre gauche et timide ce corps qui lui a tant servi à incarner la force, ces dernières années. Lui qui a multiplié les explorations de la masculinité toxique est ici l’ambassadeur inattendu d’une masculinité soumise (et heureuse de l’être).
Et puis arrive le tournant du film. Maurizio fait du ski, croise Paola (Camille Cottin, qui vit en Suisse, a un prénom italien mais un accent français… Femme pleine de mystères, en somme) et cette rencontre va lui gonfler les cojones. Qui eût cru que les mangues poussaient mieux sous la neige ? A partir de là et jusqu’à la conclusion, Maurizio s’empare de la narration. Ce changement de point de vue change le ton du film : exit la dolce vita aux couleurs pastel, les plans grisonnent et « Here comes the rain again » de Eurythmics se fait entendre. On entre dans le drame. Ce revirement s’exprime tout particulièrement vis-à-vis de Patrizia, devenue d’une scène à l’autre complètement secondaire, une pleureuse légèrement pathétique, à l’opposée de la femme triomphante qui portait jusqu’alors le long-métrage. On le répète : pas de lacune scénaristique, pas de OOC (Out Of Character), juste un changement de point de vue qui permet un renversement total du film. En se débarrassant de son épouse, Maurizio reprend les rênes de sa vie et de son empire. De quoi laisser au spectateur un portrait dual et donc intéressant de cette Patrizia Reggiani. Lorsque s’affiche la conclusion qui entérine l’immense gâchis de cette histoire, la brebis du début apparaît rétrospectivement comme le loup dans la bergerie. Était-elle forte ou cruelle, amoureuse ou manipulatrice ? Sans doute les deux et tout le film conduit à ce constat nuancé. Le film de Scott a su nous étourdir de strass pour nous surprendre par son fond. Ou quand la poudre aux yeux permet finalement d’y voir plus clairement.
A la production : Ridley Scott, Kevin Walsh, Mark Huffman & Giannina Scott pour MGM, Scott Free Productions & Bron Studios.
Derrière la caméra : Ridley Scott (réalisation). Roberto Bentivegna & Becky Johnston (scénario). Dariusz Wolski (chef opérateur). Harry Gregson-Williams (musique).
A l’écran : Lady Gaga, Adam Driver, Al Pacino, Jeremy Irons, Jared Leto, Jack Huston, Salma Hayek, Camille Cottin
En salle le : 23 novembre 2021.