Les Fleurs de Shanghai (1998) est le treizième film de Hou Hsiao-Hsien et le premier qui ne s’inscrit pas dans l’histoire de Taïwan, puisque son action se déroule en 1884 dans les maisons de plaisirs de Shanghai. Il s’agit là de l’adaptation d’un roman écrit par Han Ziyun, qui fréquentait lui-même les bordels shanghaïens de ce XIXe siècle finissant, alors que la ville appartenait aux banquiers et industriels occidentaux.
Un roman, ou plutôt une chronique faite d’anecdotes publiées à l’époque dans la presse, tel un feuilleton. On peut penser à l’un des « Quatre livres extraordinaires » de la littérature chinoise, Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin (XVIIIe siècle) qui met en scène la vie d’une famille d’aristocrates sur le déclin, un peu hors de la société, comme le sont ces prostituées shanghaïennes, prisonnières des « maisons des fleurs ».
LA VIOLENCE, TAPIE SOUS LA SOIE ET LE VELOURS CRAMOISI
L’histoire que nous raconte Hou Hsiao-Hsien est multiple. Elle se tisse principalement autour des affres de Monsieur Wang. Haut fonctionnaire de son état attaché au ministère des Affaites étrangères, l’homme est partagé entre deux courtisanes (on n’utilise pas le mot de prostituée), Rubis et Jasmin. Et les deux belles, de se battre à couteaux tirés pour obtenir l’exclusivité des faveurs de Wang. Il faut dire que la concurrence est rude entre les courtisanes, car un client fidèle est à même de rembourser leurs dettes, voire d’acheter à terme leur liberté auprès d’une mère maquerelle qui exige des sommes astronomiques. C’est ainsi que nous avons droit à un ballet d’incessantes intrigues qui se nouent tout d’abord entre hommes et femmes : elles dépendent financièrement de leurs clients qu’elles mènent en même temps par le bout du nez, leur extorquent des fortunes en jouant la comédie de l’amour et de la jalousie. Le rapport de forces est complexe, comme l’est celui qui se joue entre les prostituées et la mère maquerelle : si ces femmes appartiennent littéralement à ladite maquerelle qui les a achetées lorsqu’elles n’avaient que sept ou huit ans, ces dernières ont le pouvoir de ruiner son commerce, de transformer son juteux investissement en perte sèche si elles n’ont pas assez de clients. Dans ce monde clos qui semble apparemment à l’abri des soubresauts de l’époque, tout est histoire d’argent, d’influences et de fierté. La violence, tapie sous la soie et le velours cramoisi et parfumée au jasmin, n’est jamais loin. Elle est là, prête à bondir, à déchirer, personne ne sortira d’ici intact.

© Carlotta Films

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ENTRE ATTENTION FLOTTANTE ET DEMI-SOMMEIL
La mise en scène de Hou Hsiao-Hsien est à la fois d’une totale sobriété et d’une extrême magnificence. Tout le film se déroule en intérieurs dans des décors somptueux baignés par une lumière à la fois rouge et dorée quasi caravagesque, dispensée par les lampes à pétrole ou des chandeliers pendant les scènes de banquet. Entre ombre et lumière, les comparses jouent et boivent alors jusqu’à plus soif pendant que des grappes de prostituées s’accrochent à leurs bras ou se tiennent debout derrière eux, sourient, s’exclament quand c’est nécessaire, font semblant de s’intéresser à ce qui se passe autour de la table. On pense à cette fameuse scène de Barry Lyndon (S. Kubrick, 1975) également éclairée à la bougie, avec les joueurs attablés et les courtisans regroupées derrière. Là aussi se jouait une lutte amoureuse qui se conclura sur un perron. Trente-sept scènes suffisent au réalisateur pour narrer les stratagèmes, les manigances qui se déroulent au sein des maisons de plaisirs.
Chacune d’entre elles est un long plan-séquence en clair-obscur, un plan unique mais pas fixe. La caméra embrasse la totalité de l’espace, filme ses personnages de loin, jamais nous n’aurons droit à un gros plan. Mais elle suit leurs déplacements pour ensuite revenir à son point initial, repart dans l’autre sens, s’approche parfois si lentement qu’on a du mal à percevoir le mouvement… C’est dans cette ambiance chaude et feutrée traversée par les fumées de l’opium que se joue la comédie humaine. Avec son lot de séduction, de trahisons, avec ses hommes qui croient posséder le monde mais ne sont que des pions, des tuiles de mah-jong dans les mains des femmes. Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien n’est pas un film forcément facile. Il faut être dans de bonnes dispositions pour en goûter toute la saveur. Se laisser porter, succomber tranquillement à l’envoûtement entre attention flottante et demi-sommeil. C’est à ce prix-là qu’il s’ouvrira, délivrera tous ses trésors.

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Les Fleurs de Shanghai (Hai shang hua, 1998 –Taïwan et Japon) ; Réalisation : Hou Hsiao-Hsien. Scénario : Chu Tien-Wen d’après l’oeuvre de Han Ziyun. Avec : Tony Leung Chiu Wai, Carina Lau, Michele Reis, Jack Kao, Michiko Hada, Shuan Fang, Vicky Wei, Rebecca Pan, Annie Shizuka Inoh, Hou Ming, Josephine A. Blankstein, Simon Chang, Tony Chang, Yiu-Ming Lee, Moon Wang, Hui-ni Hsu, Yu-han Lin, Wei-kuo Chiang et Yu-Hang Lee. Chef opérateur : Mark Lee Ping Bin. Musique : Duu-Chih Tu et Yoshihiro Hanno. Production : Shozo Ichiyama, Yang Teng-kuei, Hou Hsiao-Hsien, Fumiko Osaka, Takashi Tsukinoki et Liao Ching-Sung – 3H Films et Shochiku Films Ltd. Format : 1.85:1. Durée : 113 minutes.
Sortie originale le 18 novembre 1998 / Reprise le 22 juillet 2020.
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