« Nietzsche dit qu’il y a deux races de gens. Ceux destinés à être grands, comme Walt Disney et Hitler, et puis… Nous autres. Il nous a appelés les sabotés et les salopés. » La réplique, extraite de The Fisher King (Le roi pêcheur), sixième réalisation de Terry Gilliam portée par Robin Williams et Jeff Bridges, condense à elle seule le programme d’un film sublime et poétique, resté dans l’ombre d’autres célèbres opus d’un cinéaste relativement inégal. L’éditeur Wild Side lui redonne cet automne ses lettres de noblesse, trente ans après sa sortie en salles.
LE VIEUX RÊVE DE TERRY GILLIAM
A la fin des années 80, Terry Gilliam est un homme littéralement essoré. Ses deux dernières productions – Les Aventures du baron de Münchausen (1988) et Brazil (1984) – tournées en Europe lui ont laissé un goût amer en bouche. Sa dépression frise la paranoïa, au point d’accuser les studios Columbia, et plus particulièrement le producteur indépendant Ray Stark, de vouloir tout bonnement enterrer sa carrière. Pour son prochain film, Gilliam envisage d’adapter un comic book d’Alan Moore et Dave Gibbons Watchmen, qui vient d’être publié et récolte nombre de récompenses dans le monde. Seulement, le cœur n’y est pas. S’embourber dans une production aussi titanesque le paralyse. Son agent lui envoie alors deux scripts qu’il pourrait bien trouver à son goût. Le premier annonce « un blockbuster rempli d’effets spéciaux, doté d’un budget énorme » se souviendra-t-il. Il est une heure du matin. Gilliam est dans sa cuisine, épuisé après avoir lu ce qu’il considère être un « tissu d’inepties » [il révélera plus dans ses mémoires qu’il s’agissait du scénario de La Famille Addams, ndlr]. Las, il se plonge dans la lecture du second, intitulé The Fisher King (Le roi pêcheur). Deux heures plus tard, le cinéaste est sous le charme. « Pourquoi n’est-ce pas moi qui ai écrit cela ? » se demande-t-il aussitôt. « Ça avait l’air vraiment simple. J’ai compris les personnages immédiatement, et je me suis dit que c’était réellement réussi ; tout ce que j’avais à faire, c’était de trouver un bon casting et bingo, c’était dans la poche ! Facile. »
Récit initiatique baroque, tendre et surréaliste si proche de son cinéma, The Fisher King est signé de la main d’un certain Richard LaGravenese, jeune scénariste américain quasi trentenaire, passé par le stand-up avant de se convaincre de mettre son talent d’écriture au service du septième art. Son premier script, Rude Awakening (1989), porté à l’écran sous la direction de David Greenwalt et Aaron Russo, contient déjà en germe l’ADN du Roi Pêcheur. Il y est question de deux hippies, campés par Eric Roberts et Cheech Marin, traqués par le FBI à New York dans les années 60, qui reviennent à la Grosse Pomme vingt ans plus tard pour découvrir leurs proches contaminés par la fièvre capitaliste. Pour son deuxième scénario, Richard LaGravenese souhaite « écrire l’histoire d’un homme narcissique qui, à la fin du film, commet un acte totalement désintéressé », sans réellement comprendre l’idée qui l’obnubile. En feuilletant He (1974), un livre du psychologue jungien Robert A. Johnson, le scénariste découvre que l’auteur met en parallèle la psychologie masculine et le mythe du Roi Pêcheur. Figure de la légende arthurienne que croisent Perceval et ses compagnons de route, ce monarque blessé aux jambes (ou à l’aine selon les versions) appartient à une illustre lignée en charge de surveiller le Graal. Son royaume entier partage sa douleur, ses terres deviennent stériles. En attendant l’élu, un chevalier seul capable de le guérir par miracle, le roi s’adonne à la pêche, passe-temps pour tromper l’ennui, la douleur et la mort.
A partir de ce mythe, LaGravenese apprivoise ainsi ses personnages, notamment Jack, et construire un arc narratif plus cohérent. The Fisher King reprend grossièrement le canevas de Rude Awakening pour suivre cette fois l’histoire de Jack Lucas, un animateur radio newyorkais célèbre pour sa véhémence, qui sombre dans une profonde dépression, se sentant coupable du massacre provoqué par l’un de ses auditeurs, violemment mouché à l’antenne. Sa rédemption, Jack la trouvera grâce à Parry, un doux-dingue autrefois professeur de lettres, qui après avoir perdu sa compagne dans cette même fusillade, écume les rues de la ville à la recherche du Graal.
Outre sa poésie loufoque, le scénario de Richard LaGravenese, inspiré entre autres du Perceval (1180) de Chrétien de Troyes, pourrait donner l’occasion à Terry Gilliam d’accomplir un vieux rêve, celui de mettre en scène une ancienne version de Sacré Graal, seconde folie réalisée quinze ans plus tôt avec ses camarades des Monty Python, dans laquelle les Chevaliers de la Table Ronde partaient à la recherche du précieux calice à Londres dans les années 70. LaGravenese, lui, sans se soucier des moyens nécessaires à la production de son script, transpose allègrement la légende du Roi Arthur à New York dans les années 80. Terry Gilliam n’est pas le premier metteur scène à figurer sur la liste des candidats potentiels à la réalisation. James Cameron, jusqu’alors promis à la SF pure et dure, aurait lui ainsi caressé l’idée de mettre en scène The Fisher King avant de se raviser, préférant se consacrer pleinement à la réalisation de Terminator 2 (1991). D’aucuns évoquent également un long passage entre les mains des executives des studios Disney…


ROBIN WILLIAMS, LE ROI PÊCHEUR
Réaliser Le roi pêcheur exige de Terry Gilliam, natif de Minneapolis, de renouer avec ses racines américaines après un exil artistique long de presque vingt ans. Le scénario, qu’il annonce désormais comme son prochain projet, sert également d’appât en coulisse à ses producteurs pour obtenir une star de premier plan en tête d’affiche, Robin Williams, dont le réalisateur a croisé le chemin sur le plateau du Baron de Münchausen [l’acteur y interprète Roger, le roi de la Lune, ndlr]. Terry Gilliam n’hésite pas un instant à proposer à ce dernier le rôle de Parry – diminutif anglo-saxon de Perceval –, personnage donquichottesque qui condense son humour et un talent pour la tragédie, révélé aux yeux du public dans Le Cercle des poètes disparus (P. Weir, 1989). Williams dans sa poche, le réalisateur sait qu’il doit éviter un premier et dangereux écueil. Le roi pêcheur peut très vite déborder de bons sentiments mielleux, voire indigestes, et Terry Gilliam ne souhaite pas en faire un « conte sur deux clochards mignons ». L’acteur qui incarnera Jack doit posséder suffisamment de cynisme et de noirceur pour contrebalancer l’énergie débordante de Robin Williams. Ce cocktail sinistre, Terry Gilliam le retrouve à l’écran dans le rôle du pianiste de jazz désabusé campé par Jeff Bridges dans la comédie romantique Susie et les Baker Boys (S. Kloves, 1989). Nuque longue, regard mélancolique, le comédien, qui suinte d’ordinaire le cool par tous les pores, s’apprête à incarner un disc-jockey dépressif et égocentrique dans une fantaisie baroque teintée de réalisme poétique. Contre toute attente, la proposition n’enchante guère Jeff Bridges, persuadé de ne pas correspondre au personnage. Face à l’insistance de Terry Gilliam, il concocte même une liste d’amis comédiens susceptibles d’endosser plus facilement que lui le costume de Jack. Le réalisateur sait que Bridges possède toute la noirceur du personnage. Cette part obscure, ce dernier la lui révèle en lui montrant un album de Joel-Peter Witkin, photographe fasciné par les cadavres et les malformations corporelles : « Ce sont les photographies les plus dérangeantes, horrifiantes, belles et magiques que j’avais jamais vues. »
Co-produit par TriStar et la Columbia, The Fisher King, épopée urbaine, baigne dans la culture new-yorkaise, sans doute un atout majeur pour sa productrice Debra Hill, qui chapotait dix ans auparavant un tout autre genre de film également situé dans la métropole américaine, New York 1997 de John Carpenter. Pour sa première réalisation aux États-Unis, Terry Gilliam contrevient donc aux trois grands principes qui régissent son approche de la mise en scène : 1) ne jamais adapter le scénario d’un tiers 2) ne jamais se soumettre à un gros studio 3) ne jamais travailler aux États-Unis. The Fisher King le reconnecte pourtant à ses années de bohème après ses études à l’université. Aussi, Gilliam souhaite donner à voir à l’écran sa première impression de New York et ses buildings monolithiques, une ville qu’il trouve « exaltante et terrifiante » à la fois, une cité impitoyable qui broie ses habitants, rouages d’une machine infernale que rien ni personne ne peut arrêter. Enfermé dans sa cabine d’enregistrement sans fenêtres d’un studio radio ou perché dans son loft au dernier étage d’une tour de verre et d’acier, Jack doit ressembler selon lui à un pur produit de son époque : isolé d’un monde qui frappe à sa vitre sans tain, et qu’il ne daigne pas regarder, dans une cage stérile qui l’emprisonne dans ses rêves de grandeur. Seul l’imaginaire, via les hallucinations de Parry, chevalier moderne investi d’une mission divine par de minuscules créatures invisibles, lui donnera la possibilité de se réconcilier avec l’humanité dont il s’est départi.
Cette puissance incantatoire, Terry Gilliam la renforce dans le scénario en demandant à son auteur de remettre toutes les excentricités abandonnées en cours d’écriture. The Fisher King compte ainsi parmi son bestiaire l’une des plus fabuleuses créatures cauchemardesques jamais imaginées par son réalisateur : un Chevalier rouge, diable en lambeaux tout droit sorti de l’Enfer de Dante, créature démoniaque croisée chez Albrecht Dürer et Jérôme Bosch. Terry Gilliam offre également l’une des plus belles scènes de sa filmographie à Robin Williams, une valse rêvée par Parry dans la Grande Gare Centrale de New York. La séquence décrite dans le scénario prévoyait un simple numéro chanté par une femme sans-abri sous les yeux de Jack, captivé. Arrivé à la Gare Centrale, Gilliam est étourdi par l’afflux des voyageurs et laisse vagabonder son imagination : « Tous ces gens à l’heure de pointe, piégés dans leur propre monde, ça ne serait pas merveilleux qu’ils regardent la personne qu’ils croisent, tombent amoureux et se mettent à danser ? » La scène, féérique, convoque le souvenir des rondes de Max Ophüls et du Miracle à Milan (1951) de De Sica et Zavattini.
The Fisher King gagne tristement en densité au regard de la disparition prématurée de Robin Williams. D’un humanisme bouleversant et d’une fantaisie à nulle autre pareil, l’acteur et le film semblent aujourd’hui se répondre l’un l’autre dans un étrange jeu de miroirs. Williams serait-il devenu à son insu le véritable Roi Pêcheur ? Le personnage légendaire laisse le souvenir d’un héros blessé, attendant une impossible guérison dans un monde sur le point de disparaître….
The Fisher King est disponible en édition collector Blu-ray + DVD avec livret chez Wild Side Vidéo.