Si Billy Wilder excelle dans ses comédies cultes à saisir avec génie les petits défauts de l’âme humaine tout en gardant empathie et tendresse à l’égard de ses personnages, il diffuse des intentions similaires dans Le Poison, lorsqu’il raconte la descente aux enfers d’un écrivain alcoolique, submergé par l’angoisse de la page blanche. Les éditions Rimini nous proposent ce mois-ci de découvrir ce petit chef d’oeuvre méconnu dans une édition remastérisée qui permet d’apprécier à l’écran un noir et blanc contrasté grâce au travail accompli notamment sur la luminosité.
Le Poison ou The Lost Weekend, titre du roman éponyme dont il est l’adaptation, est le cinquième long métrage du réalisateur américain Billy Wilder, chéri du grand public pour ses comédies hilarantes mêlant satire sociale, coups de théâtre intemporels et romance. Et l’on en oublie de ce fait qu’avant de briller dans le genre, il s’était frotté au film noir, au film de guerre et à des thèmes plus denses que la comédie. Sorti en 1945, Le Poison est pourtant son film le plus récompensé. Il raflera le pactole : Oscar du meilleur film, meilleur scénario, meilleur réalisateur et meilleur comédien mais aussi la palme d’or à Cannes et un prix d’interprétation masculine pour son premier rôle masculin. Coup de chance ou éclair de génie que le choix de ce scénario ? C’est par le fruit du hasard et en prenant son train que Billy Wilder découvre l’histoire de The Lost Weekend, roman autobiographique écrit par Charles R. Jackson.
Je me rendais en train de Los Angeles à New York et, durant le changement de correspondance à Chicago, mon regard s’est arrêté sur ce titre dans un kiosque : « The Lost Weekend ». Ça m’a plu, j’ai acheté le livre et je l’ai lu d’une traite pendant le reste de mon voyage. C’était manifestement une œuvre autobiographique, le roman d’un écrivain devenu alcoolique parce qu’il n’arrivait pas à satisfaire ses propres exigences. J’ai été fasciné par l’impitoyable précision avec laquelle l’auteur montre jusqu’où l’alcool peut pousser un homme.
Une histoire presque vraie
C’est avec cette même impitoyable précision que Billy Wilder va dérouler l’histoire de ce « week-end perdu » ou, comme ne le dit pas le titre de l’œuvre, l’histoire d’un « dernier week-end » (The Last Weekend). Le titre du roman est en effet le résultat d’une faute de frappe de l’auteur qui sera préférée et conservée par l’éditeur. Si le roman est autobiographique, le film puise une partie de son inspiration dans l’entourage direct du réalisateur. Lorsque Billy Wilder collabore en 1944 avec Raymond Chandler, écrivain du Grand Sommeil (adapté à l’écran par Howard Hawks en 1946) pour écrire le scénario d’Assurance sur la mort, la relation entre les deux hommes connaîtra des déboires, notamment dus à l’alcoolisme du romancier. Avec Charles Brackett, son scénariste de toujours, Billy Wilder décide donc d’évoquer l’alcoolisme de Raymond Chandler au travers du personnage de Don Birnam, héros malheureux du film. De figure d’homosexuel rejeté par la société dans le roman, il devient un écrivain en proie à une angoisse de la page blanche dévastatrice dans le film, à l’instar de Raymond Chandler.

Charles Brackett et Billy Wilder à la Paramount, en 1944 © Peter Stackpole/Life Magazine
[Le soir de la première,] Raymond a prétendu que nous ne l’avions pas invité à la première projection du film. Il l’était mais, à ce moment-là, ivre, il roulait sous l’une des tables de chez Lucey’s.
Le rôle des femmes
Le rôle de la fiancée est attribué à Jane Wyman, habituellement cantonnée à des rôles plus légers de jeune première ou de rigolote. Avec ce personnage, l’actrice gagnera en profondeur de jeu. Helen est une charmante jeune femme d’un optimisme à toute épreuve qui, loin de se démonter lorsqu’elle apprend la maladie dont souffre son bien-aimé, décide de se retrousser les manches et de travailler dur à l’accompagner vers sa résilience. C’est par son regard candide et sa façon d’aborder prosaïquement le drame auto-destructeur que vit Don Birnam que s’infiltre l’hypothèse d’un espoir de sauvetage. Ce rôle féminin a ceci d’original pour l’époque qu’il s’exprime à pied d’égalité avec celui de Ray Milland (Don Birnam). Ni faire-valoir ni victime, Helen est un adjuvant nécessaire.
Charles Brackett m’a dit : « Tu vas jouer la fiancée du héros, mais pas selon les clichés habituels. Cette femme doit posséder un appétit de vivre si fort qu’elle peut remonter à la surface quelqu’un qui se trouve au fond du trou ».
Autre figure féminine émancipée du film, celle de Gloria, la prostituée « suggérée », que Don Birnam côtoie lors de ses virées au bar du coin. Actrice débutante, Doris Dowling aura été choisie par l’auteur du roman lui-même pour incarner ce personnage, non pas parce qu’elle est la compagne de l’époque du réalisateur, mais parce qu’il pressent qu’elle apportera quelque chose de plus au rôle. Elle ne déçoit pas : le personnage de Gloria sert plusieurs effets du film. C’est d’abord de façon assez moderne une femme maîtresse de ses désirs, qui choisit d’éconduire un client qui ne lui plaît pas. Elle joue le rôle de révélateur des affres dans lesquels Don Birnam s’est plongé et incarne la métaphore de son impuissance liée à l’alcool. Il lui posera un « lapin » lors d’un rendez-vous qu’il aura sollicité sous les effets de la boisson. Venu ensuite toquer à sa porte pour tenter de lui emprunter quelques billets pour s’acheter une bouteille, il se trouvera en piteux état face à elle au point de dégringoler dans ses escaliers, incapable de lui offrir un semblant de dignité. C’est la deuxième fois qu’une femme du film s’en tire la fierté intacte face à cet homme dévoyé, qu’elle soit la régulière en la personne d’Helen, ou l’amante aux petites mœurs qu’est Gloria.

Ray Milland et Doris Dowling © Paramount Pictures

Ray Milland et Jane Wyman © Paramount Pictures
Prohibition et lobbying de l’alcool, deux faces d’une même pièce
Le Poison s’insère entre deux actualités ; d’une part la prohibition vient d’être abolie aux Etats-Unis ; d’autre part le code Hays court toujours à Hollywood, incitant les réalisateurs à éviter les sujets pouvant apparaître comme des incitations à la débauche. Pour éviter la censure et pour obtenir des fonds nécessaires à la réalisation de son film, Billy Wilder ruse et ne dévoile les ressorts de son script qu’à la dernière minute. A aucun moment moralisateur ni incitatif, le film montre la réalité brute de l’alcoolisme quotidien, sans effets de style, sans glamour ni paillettes. C’est l’alcool distant des soirées mondaines. Ici, aucune excuse sociale à consommer, l’écrivain boit seul et n’hésite pas à se traîner dans la boue en dérobant de l’argent dans le sac à main d’une femme ou un billet à son frère destiné à la femme de ménage pour s’acheter un peu de sa « drogue ». Là où se perçoit le regard empathique de Billy Wilder, c’est dans sa manière de prouver très vite que son personnage est malade et incapable de résister à la tentation. Ce qu’il établit dans son film, c’est la réalité de la maladie qu’est l’alcoolisme et la façon qu’a cette maladie de détruire progressivement ceux qui en souffrent. Don Birnam n’est pas un personnage manichéen, c’est un martyre de la bouteille. Cette façon d’envisager l’alcool, comme une addiction dévorante, est nouvelle à l’époque. Cette vision créera d’ailleurs quelques soucis au réalisateur. Un représentant du lobby de l’alcool Allied Liquor Industries aurait en effet contacté Paramount dès l’écriture du scénario de Charles Brackett pour notifier sa crainte que le thème du film ne participe au rétablissement de la prohibition. Ce dernier témoignera de son effarement.
Ces gens-là redoutaient vraiment ce qu’on était en train de faire. Ils nous surveillaient.
Catastrophe puis rebond
Outre les difficultés à faire financer un scénario dont le thème agite lobbies et censeurs, Billy Wilder parvient à mener le tournage à son terme et à proposer les premières projections de son film au public. Une première version est présentée sans sa musique définitive, avec un tapis sonore fait d’airs de jazz et de xylophone, tandis que la bande originale est en cours de réalisation par le compositeur Miklos Rosza. Au grand dam du réalisateur, qui attendait en creux la validation que l’audace du thème du film n’est pas en soit un obstacle à en apprécier son contenu, le succès n’est pas au rendez-vous. La projection de San Bernardino est un fiasco total, la salle se vide de ses mille invités pour n’en laisser qu’une cinquantaine sur les sièges. Billy Wilder croit à la catastrophe. Une tension se crée à plusieurs niveaux pour tenter de sauver le film avec des bouts de ficelle. Charles Brackett, le scénariste chargé de l’adaptation suggère des coupes au montage, ce que le réalisateur refuse catégoriquement.

© Paramount Pictures
Une bisbille s’entame entre le scénariste et l’auteur du roman. L’auteur dénonce entre autres la fin du film, tandis qu’il avait auparavant critiqué l’éloquence des dialogues. Le scénariste l’envoie définitivement au diable par téléphone, exaspéré par cet interventionnisme, et choisit de ne rien toucher du scénario. Confus et bousculé dans sa propre vision, Billy Wilder part à Francfort en mission pour l’armée pour, dit-il « se préoccuper de l’avenir du cinéma allemand » et établir le règlement concernant la distribution des films en Allemagne. Une fuite qui lui permettra, confessera-t-il plus tard, de se protéger du devenir de son film. L’avenir du Poison tordra définitivement le cou à ses débuts chaotiques : il finit par rencontrer un franc succès et par rafler tous les prix les plus prestigieux. Au box-office, le budget initial d’1,2 millions de dollars se transforme en 11,2 millions de dollars de recette aux États-Unis et à l’étranger. Billy Wilder, jusqu’alors presque sûr d’échouer, ne peut que se réjouir de ce succès tardif.
Quand j’ai quitté l’armée et que je suis revenu en Amérique, en 1946, Le Poison était devenu un film respectable.
Le Poison est un film sans concession qui ne ménage pas son spectateur, passionnant dans la tension qu’il crée entre la figure de « l’alcoolique » qui se voit déjà perdu et le regard plein d’espoir de ses proches, prêts à déployer tous les efforts nécessaires pour le sauver. C’est un film qui incite à la compassion envers le malade, à la bienveillance et à la résilience qui seule peut être porteuse d’espoir. C’est aussi une ode à la création, qu’il ne faut pas interrompre quelque soit les obstacles devant soi. Et peut être en creux, une incitation à la désobéissance formulée implicitement par Billy Wilder, qui aimait défendre l’audace face à la censure : au cinéma, tous les thèmes se valent, tout dépend de comment on les raconte !
Le Poison (The Lost Weekend, 1945 – USA) ; Réalisation : Billy Wilder. Scénario : Billy Wilder et Charles Brackett d’après le roman de Charles R. Jackson. Avec : Ray Milland, Jane Wyman, Phillip Terry, Howard Da Silva et Doris Dowling. Chef opérateur : John F. Seitz. Musique : Miklos Rozsa. Production : Charles Brackett. Format : 1,37 :1. Durée : 101 minutes.
Sortie en salle le 1er décembre 1945 aux États-Unis/le 14 février 1947 en France.
Disponible chez Rimini Éditions en DVD et Blu-ray depuis le 1er octobre 2019.