Ces garçons qui venaient du Brésil

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Ces garçons qui venaient du Brésil

L’éditeur DVD Elephant Films régale ce mois-ci les cinéphiles avec la remastérisation d’un film de genre plutôt méconnu dont le sujet, impliquant des nazis et de la génétique, pourrait bien lui faire atteindre le point Godwin de son catalogue. Ces garçons qui venaient du Brésil, sorti en salle en 1978, nous interroge en effet sur la possibilité toute farfelue de cloner le non-moins célèbre Adolf Hitler au cœur de la forêt amazonienne. Au casting, on retrouve le cowboy Gregory Peck dans le rôle de Josef Mengele (aka l’Ange de la Mort) aux prises avec un justicier juif incarné par le vétéran Laurence Olivier, deux ans à peine après avoir lui-même incarné un criminel de guerre nazi pour John Schlesinger dans Marathon Man. Improbable, non ?

Une histoire d’horloger suisse

Si Mélanie Laurent rêve chaque nuit depuis sa plus tendre enfance de zigouiller le Führer dans ses rêves, le romancier new-yorkais Ira Levin, lui, plutôt versé dans la littérature fantastique et la science-fiction, proposait à ses lecteurs dès 1976 de remonter la trace d’un célèbre criminel de guerre caché dans son laboratoire au fin fond du Brésil pour y confectionner des répliques parfaites de son idole Adolf Hitler grâce aux miracles de la génétique. La publication de l’œuvre fera à l’époque sensation. Et en effet, l’histoire se déroule vingt ans avant la naissance de Dolly, la brebis la plus iconique de l’histoire scientifique. De son côté, l’architecte viennois Simon Wiesenthal, chasseur de nazis de la première heure, se démène pour traquer Mengele, un médecin militaire « célèbre » pour ses expérimentations médicales sur les déportés du camp d’Auschwitz, de 1943 jusqu’à la fin de la guerre. Son enquête le mènera jusqu’au Brésil où le criminel de guerre avait paisiblement trouvé résidence au tournant des années 60.

Simon Wiesenthal à Amsterdam, en octobre 1982 © National Archives of the Netherlands

Ira Levin touche donc à un sujet brûlant lorsque la maison d’édition Random House publie son livre, le 21 octobre 1976 plus précisément. L’auteur jouit également d’une certaine notoriété après avoir signé trois romans dont Hollywood délivrera des adaptations plus ou moins réussies : A Kiss Before Dying (1953), Rosemary’s Baby (1967) et The Stepford Wives (1972). L’avenir ne fera que nous conforter dans notre opinion avec les piètres Piège Mortel (Sidney Lumet, 1982) ou encore Sliver (Phillip Noyce, 1993). Mais pour l’heure, revenons à nos garçons. Le roman incarne à lui seul la quintessence du style Levin, qualifié par Stephen King d’horloger suisse du roman à suspense, à savoir des intrigues resserrées avec une touche de surnaturel. Le livre s’ouvre ainsi sur la conspiration internationale mise en place par un Mengele tout de blanc vêtu qui prévoit d’envoyer cinq néo-nazis à sa botte assassiner 94 hommes à des dates précises un peu partout dans le monde. Ce canevas tout aussi inquiétant que fantaisiste attire l’attention de Martin Richards, un producteur de Broadway plutôt versé dans la comédie musicale. Son intuition pourrait cependant s’avérer juste puisque Hollywood s’intéresse depuis quelques temps à un sous-genre qui fera date dans l’histoire du cinéma politique : les conspiracy theory movies.

Ira Levin, en 1982 © Louis Liotta/NYP Holdings/Getty Images

Les conspiracy theory movies

Depuis l’assassinat de John F. Kennedy le 22 novembre 1963 à Dallas, l’imaginaire collectif américain reste hanté par les quelques images du meurtre filmées sur le vif par un modeste citoyen du nom d’Abraham Zapruder. A ce premier traumatisme s’ajouteront plus tard le scandale du Watergate (1972) et surtout l’enlisement au Viêtnam qui achèvent tous deux provoquer une défiance radicale envers le pouvoir politique. La population américaine, ébranlée jusque dans ses convictions les plus profondes, voit émerger des théories conspirationnistes en réponse à une perte de repères sans doute trop abrupte pour garder pied dans une réalité ainsi décrédibilisée jusqu’à l’absurde. Hollywood prend à son tour la température de l’époque en produisant à partir des années 70 une série de films majeurs appelés à devenir les mètres-étalons des fameux conspiracy theory movies. Alan J. Pakula ouvre ainsi le bal en réalisant sa « trilogie de la paronaïa » : Klute (1971), A cause d’un assassinat (1974) et Les Hommes du président (1976). Sidney Pollack lui emboîte alors le pas avec son thriller d’espionnage, Les Trois Jours du Condor (1975), suivi à son tour par Francis Ford Coppola (Conversation secrète, 1974). Leur point commun ? Chacune de ces œuvres met en scène à sa manière le délitement des institutions politiques et gouvernementales observé par un ou des personnages qui perdent peu à peu pied dans des enquêtes labyrinthiques. Le succès flagrant de ces productions estampillées Warner et Paramount incitera des compagnies plus modestes à délivrer leurs propres films de complot. L’anglais Ronald Neame réalisera ainsi pour Columbia Pictures en 1974 Le Dossier Odessa dans lequel un jeune journaliste allemand, incarné par Jon Voight, remonte la trace d’une organisation en charge d’exfiltrer les anciens membres de la SS depuis les pays de l’Est. De l’autre côté de l’Atlantique, Stanley Kramer, un cinéaste connu pour Jugement à Nuremberg (1961) et le très engagé Devine qui vient dîner… (1967), met en scène en 1977 pour une autre firme britannique, ITC Entertainment, le thriller La Théorie des dominos. Le film nous voit cette fois-ci suivre l’histoire d’un vétéran du Viêtnam en prison qui se retrouve embrigadé dans une conspiration à partir d’une simple contrat en échange de sa liberté.  

© Paramount Pictures

© Warner Bros

D’autres œuvres encore plus fantasmagoriques accompagneront en parallèle leur sortie en salle sur le mode de la dystopie (Les Rescapés du futur de Michael Crichton en 1976) ou de la pure science-fiction (Capricorn One de Peter Hyams en 1978). Ce dernier film, qui questionne en sous-texte le passage de l’homme sur la Lune, porte la même patte artistique que le film de Kramer, celle de son producteur Lew Grade, un homme fascinant à bien des égards. Cet ancien champion du monde de charleston fit les riches heures de la télévision américaine en distribuant des séries britanniques à succès via sa société ITC, The Julie Andrews Hour, Le Saint, Le Prisonnier ou encore The Muppet Show… Mais également en produisant la mini-série Jésus de Nazareth réalisée par Franco Zeffirelli ! Sa carrière tardive au cinéma s’avèrera tout aussi bigarrée, avec des films d’auteur exigeants (la Sonate d’automne de Bergman en 1978), des séries B « prestigieuses » (l’improbable Saturn 3, un film de science-fiction réalisé par Stanley Donen avec Farrah Fawcett, Kirk Douglas et Harvey Keitel !), mais également des flops aussi ambitieux que monumentaux (La Guerre des abîmes de Jerry Jameson en 1980 d’après un roman au titre bien évocateur : Renflouez le Titanic ! écrit par Cliver Cussler).

Des nazis et du charleston 

Si Lew Grade nous intéresse ici, c’est qu’on le retrouve attaché au développement de l’adaptation cinématographique du roman d’Ira Levin. Le producteur jouit alors d’une bonne réputation à Hollywood puisqu’on lui doit notamment le retour en fanfare de La Panthère Rose en 1975, toujours sous la houlette de Blake Edwards. Ces garçons qui venaient du Brésil devrait pour sa part s’inscrire dans la droite lignée d’une autre production d’ITC, L’aigle s’est envolé (John Sturges, 1976), avec son casting prestigieux (Michael Caine, Donald Sutherland et Robert Duvall) et son intrigue abracadabrantesque (un complot allemand visant à capturer Winston Churchill vers la fin de la Seconde Guerre Mondiale) mais couronnée de succès auprès du public. Après avoir acheté les droits du roman d’Ira Levin pour la modique somme de 500 000 dollars, Lew Grade et Martin Richards confient son adaptation pour le grand écran au scénariste Heywood Gould, auréolé du succès de son script co-écrit avec Paul Schrader, le cultissime Rolling Thunder (John Flynn, 1977). Mais pour intéresser les studios, il faut surtout un réalisateur prestigieux dont le nom pourra attirer les spectateurs en salle. Martin Richards approche alors Robert Mulligan, célèbre pour ses œuvres engagées sur la jeunesse  (Du silence et des  ombres en 1962 ou encore Un été 42 en 1971). Le producteur, autrefois directeur de casting pour le cinéaste, refusera cependant de négocier avec lui sur quelques changements scénaristiques majeurs, parmi lesquels le rajeunissement de deux personnages centraux. C’est finalement l’arrivée de Franklin J. Schaffner, oscarisé pour son portrait du général « The Old Man » Patton (1970), qui convaincra pour de bon la 20th Century Fox de s’engager dans la production de Ces garçons qui venaient du Brésil. Le défi suivant consistera à trouver des acteurs qui accepteront volontiers d’incarner des génies du mal. George C. Scott, dans le rôle-titre de Patton, accepte d’endosser le costume du diabolique Mengele après avoir inteprété trois ans plus tôt un autre allemand célèbre, le colonel Ritter, en charge de la sécurité du Führer à bord du zeppelin Hindenburg dans le film sur son Odyssée réalisé par Robert Wise. L’acteur quitte pourtant le tournage très tôt, laissant Gregory Peck reprendre son rôle avec un enthousiasme inopiné. Incarner l’Ange de la Mort, c’est en effet pour lui l’occasion de prendre le contre-pied de son personnage de gentleman à la solide structure morale qu’il a construit de film en film depuis une trentaine d’années. 

© ITC

Le comédien se fardera le visage et passera ses cheveux au cirage noir corbeau pour mieux rentrer dans la peau de son personnage. Cet excès de zèle lui vaudra malheureusement les quolibets des critiques à la sortie du film… Mais si Peck accepte de rejoindre le casting, c’est surtout parce qu’il rêve de pouvoir enfin partager l’écran avec son idole, Laurence Olivier. Larry, pour les intimes sur le tournage, cabotine dans le rôle d’Ezra Lieberman, un vieux chasseur de nazis juif viennois qui vit en colocation avec sa sœur (Lilli Palmer). Son inteprétation du personnage, grandement inspiré de Simon Wiesenthal, avec son cynisme imprégné d’humour juif et son accent à couper au couteau lui vaudra une énième nomination à l’Oscar après avoir déjà reçu la statuette pour Marathon Man où il incarnait un médecin nazi terrifiant face à Dustin Hoffman. Ce drôle de jeu d’inversion des rôles se poursuit avec James Mason qui prête ses traits à Eduard Seibert, un ancien officier nazi en charge de superviser l’opération diabolique de Mengele. Le comédie au flegme tout britannique, avait déjà interprété vingt ans plus tôt un célèbre officier du Reich, le général Rommel, pour Henry Hathaway (Le Renard du désert, 1951) puis Robert Wise (Les Rats du désert, 1953). Incarner un énième nazi ? Une promenade de santé, donc ! Pour l’anecdote, il se proposera même d’interpréter Lieberman ! Dernier contre-emploi de taille, l’acteur chargé d’incarner le clone d’Hitler, Jeremy Black, possède des origines juives ashkénazes… La Fox lui paiera d’ailleurs des cours de langue pour pouvoir interpréter son personnage aussi bien avec l’accent allemand que britannique. Car en effet le tournage prend place aux quatre coins de l’Europe, entre le Portugal, l’Angleterre et l’Autriche. Un comble pour un film dont le titre évoque littéralement l’Amérique latine ! Seule la grande scène du combat final à mains nues entre Mengele et Lieberman sera filmée sur le territoire américain, en Pensylvannie pendant trois-quatre jours. Aussi Gregory Peck se souviendra-t-il avec humour de ces longues heures passées à se chamailler comme deux enfants par terre avec son partenaire d’un âge avancé.

anschluss 77

Ces garçons qui venaient du Brésil sort sur les écrans américains le 5 octobre 1978 puis le 30 mai 1979 en France, soit trois mois après la mort de Josef Mengele, le principal « intéressé ». Malgré les réticences de Lew Grade à l’égard d’une œuvre trop gore à son goût, le film n’en récoltera pas moins de 5 millions de dollars au box-office mondial et une pelletée de nominations aux Golden Globes et aux Saturn Awards. Il ne fera malheureusement pas le poids pour l’Oscar du meilleur film face à un concurrent tout aussi modeste, Le Retour (Hal Ashby, 1978) emmené par Jon Voight et Jane Fonda. Signe des temps, Hollywood commence à peine à panser ses plaies en récompensant l’une des première œuvres à mettre en scène les souffrances physiques et psychologiques des soldats américains de retour du Viêtnam… Si le film de Schaffner parvient à rentabiliser son budget de 12 millions de dollars, c’est non seulement grâce à un bon bouche-à-oreille, mais aussi à la notoriété des acteurs principaux quelque peu sur la touche en cette fin de décennie qui sent le sapin pour l’ancien comme le nouvel Hollywood.

© ITC Entertainment

Les critiques souligneront quant à elles le travail efficace de mise en scène accompli par Schaffner et la performance de Laurence Olivier, tout en regrettant les artifices d’un scénario qui n’exploite pas toutes les potentialités de son sujet d’un point de vue historique et scientifique. On pourrait aujourd’hui nuancer ces rares louanges en nous concentrant sur la vision donnée du chasseur de nazi à travers Lieberman, anti-charismatique au possible pour un homme « de terrain ». Mais au fond, peu importe. Les petites notes d’humour juif apportées par Olivier et les délires sur le IVe Reich prêtent désormais plus à sourire qu’autre chose. Le nouveau master proposé par Elephant Films s’avère surtout très utile pour redécouvrir la photographie du film assurée par le chef opérateur français Henri Decae, qui compose ici une partition visuelle automnale teintée de couleurs ocres et de nuances de gris. C’est également la bande originale de Jerry Goldsmith qui retient notre attention avec son inspiration des valses viennoises du XIXe siècle. La galette disponible depuis fin octobre chez l’éditeur présente la bande-annonce d’époque habituelle, mais aussi un court documentaire d’Erwan Le Gac un peu trop maigre et complaisant pour véritablement intéresser l’amateur comme le cinéphile confirmé. Si donc Ces garçons qui venaient du Brésil a titillé votre curiosité, pourquoi ne pas vous intéresser à deux « sous-produits » du genre : They Saved Hitler’s Brain (David Bradley, 1963) et La Rivière de la mort (Steve Carer, 1989) ? La première de ces séries B nous transporte dans un pays fictif d’Amérique Latine où des officiers nazis essaient de maintenir en vie la tête d’Hitler. Sa particularité ? Une photographie signée Stanley Cortez, le chef opérateur de La Splendeur des Amberson (Orson Welles, 1942) et de La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955). On flirte ensuite dangereusement avec la « bisserie » de bas étage devant le film de Carver, mauvais pastiche du Docteur Moreau, où le blondinet Michael Dudikoff, star de la Cannon en son temps, s’en va traquer un affreux docteur nazi qui essaie de mettre au point un virus pour éliminer les races inférieures depuis le fin fond de la jungle. Pour notre part, on préférera regarder à nouveau l’épisode de la série Wonder Woman (version Lynda Carter bien sûr !) intitulé Anschluss 77 dans lequel Princesse Diana botte les fesses des vilains criminels de guerre qui préparent le IVe Reich dirigé par un clone du Führer. A chacun sa madeleine de Proust !

Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil, 1978 – USA et Royaume-Uni) ; Réalisation : Franklin J. Schaffner. Scénario : Heywood Gould d’après le roman d’Ira Levin. Avec : Gregory Peck, Laurence Olivier, James Mason, Lilli Palmer et Jeremy Black. Chef opérateur : Henri Decae. Musique : Jerry Goldsmith. Production : Robert Fryer, Stanley O’Toole et Martin Richards. Format : 1,85 :1. Durée : 125 minutes.

Disponible chez Elephant Films en DVD et Blu-ray depuis le 29 octobre 2019.