Drive : le temps transfiguré de l’émotion

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Drive, de Nicolas Winding Refn, est désormais devenu un film culte des années 2010. Nous nous souvenons tous du cure-dents de Ryan Gosling, de son blouson à l’emblème d’un scorpion, des premières paroles de Nightcall comme hymne de ses nuits clandestines dans Los Angeles.

Nous en retenons peut-être seulement l’esthétique froide de la mise en scène, la violence des corps massacrés, le silence assourdissant des personnages, dont les seuls mots semblent être traduits par le vrombissement des voitures, le choc de leur carambolage, jusqu’à l’ultime dénouement. Nous pouvons finalement l’aimer, le détester, ou bien simplement y rester indifférents, hermétiques à cette intrigue dénudée, à l’excessivité formelle de ses images presque impersonnelles. Le fait est qu’il nous laisse une impression, que, contre toute attente, il imprime un ressenti physique au-delà de la simple captation visuelle, distanciée de la succession quasi mécanique de ses actions. Ce qu’il nous donne à voir avant tout, c’est que l’apparence du vide n’est que le reflet du vertige de l’émotion.

Drive est alors un bouleversement, des sens et de l’esprit, dont l’art repose sur la transformation perceptive du temps. Il n’y a plus de différence entre le jour et la nuit, l’avant et l’après ; tout s’organise autour de cette même condensation, cette même épuration d’un présent tenu à la fine pointe de l’instant, où passé et futur se confondent dans la dilatation extrême du récit. Il ne reste que l’infinie présence du paysage urbain dans l’éternité d’un regard, et la confrontation anarchique des corps propre à la contingence de la rencontre, bonne ou mauvaise, salutaire ou fatale. Le véritable dialogue du film est cette dissonance métaphysique de la durée, où l’imprévisibilité se noue à la nécessité de l’incarnation à un moment donné, parce que c’était eux, parce que c’était lui. Le recours renouvelé au ralenti retranscrit cette concentration du point limite, où l’impossible se fait matière. Le héros ne s’exprime qu’à travers ses actes, tout comme le temps laisse derrière lui l’inconnu derrière l’implacabilité de ses faits. Sa trajectoire semble être ce pli dans la courbe de l’espace-temps, à partir duquel il cherche, à rebours, à extraire la destination de ses gestes.

Wild Side / Le Pacte
Wild Side / Le Pacte
Wild Side / Le Pacte

LE TEMPS EST LA VOIX DU HÉROS

Cela, il ne peut le faire sans le contact décisif avec le miroir qui lui est tendu, par l’arrivée insoupçonnée, dans son existence, d’Irene (Carey Mulligan). Soudainement, avec elle, le temps de l’errance laisse place à celui du sens, seulement palpable dans la perte momentanée de repères, l’ébranlement inexpliqué de l’émotion. La rigueur des plans se dissout dans l’intensité de cet échange muet, cet étirement du temps symbiotique de deux êtres unis dans l’incommunicabilité du désir. Le baiser échangé dans l’ascenseur, là aussi filmé au ralenti, révèle cette vérité inconcevable, rend sensible cette évanescence de leur portrait diffracté à travers l’enchaînement des poursuites et l’accumulation des combats. Au fond de la cabine gît une chair écrasée, tandis que deux autres se frôlent, se touchent, sont pénétrées de l’essence vibratoire du temps, par laquelle la vie et mort se confondent, l’éternité est une brèche ouverte dans l’avenir.

La surface lisse de la narration n’est qu’une illusion d’optique provisoire, l’insignifiance du caractère du héros un leurre. La véritable histoire est beaucoup plus grande, le symbole beaucoup plus marquant : l’incertitude de l’itinérance est la profondeur de l’âme, l’élasticité du temps la substance hypnotique de l’existence. Que comprendre de la fin du film, que supposer de cet apparent suicide ? Au-delà des deux interprétations possibles et opposées, ce qui reste certain est l’accomplissement d’une vocation, au sens propre du terme : le temps est la voix du héros ; lui seul décidera de sa mort ou de sa renaissance. Dans sa blessure, son corps mis à mal, il incarne la réalité du devenir, conjonction de tous ces trajets entrecroisés, de tous ces chocs entre voitures intactes et amochées assemblés devant nous et en lui dans l’impermanence transitoire de l’image. Ni commencement, ni fin : nous sommes dans l’incapacité de trancher entre l’adieu au conducteur de l’ombre et la lumière de la femme aimée. Seule la chanson finale, A Real Hero, résonne, parle pour ce qui ne peut être dit que dans les yeux, dans cette intrication fugitive et surnaturelle du temps transfiguré de l’émotion.

A la production : Michel Litvak, John Palermo, Marc Platt, Gigi Pritzker & Adam Siegel pour Bold Films, Odd Lot Entertainment, Marc Platt Productions & Seed Productions.

Derrière la caméra : Nicolas Winding Refn (réalisation). Hossein Amini (scénario). Newton Thomas Sigel (chef opérateur). Cliff Martinez (musique).

A l’écran : Ryan Gosling, Carey Mulligan, Bryan Cranston, Ron Perlman, Albert Brooks, Oscar Isaacs, Christina Hendricks, James Biberi.

Sur Ciné + le : 21 janvier 2023.

Copyright illustration en couverture : Tous Droits Réservés.