Cry Macho : Clint Eastwood, l’éternelle épreuve de fin

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Cry Macho

Cry Macho est le dernier film de et avec Clint Eastwood. Après La Mule (2008), où il se traduisait sur la route pathétique et toujours implacable du faits divers, il réécrit et parachève dans Cry Macho tout ce qu’il mythifie. Si Cry Macho est une dernière danse, ce n’est ni un tango, ni une valse, mais une « danza de los viejitos », celle où la tradition dans un mouvement désespéré restitue sa splendeur sans croire à son retour. Cry Macho est un éloge de l’impossible retour, du récit emprisonné dans le paysage défunt de son fantasme. Le geste d’Eastwood se rend corps et âme à la loyauté du western, il le filme dans son aporie, dans un reste plus que dans un écho. Le regard ne peut s’embraser mais se remémore un épique devenu légendaire.  

MACHO MUCHO EASTWOOD

Clint Eastwood est hors de la névrose et par là même hors de l’invention. Clint Eastwood est un imaginaire et sa conscience en action. Il est un cinéaste anachronique, un hors-les-lois d’un cinéma où il faut être absolument moderne pour survivre. Il matérialise une solitude, où Clint et Eastwood ne sont pas deux entités, la schizophrénie intime n’est pas son affaire. Ils sont la valeur multiple d’un sens unique. Ainsi un homme et son ombre se chevauchent à jamais où ce qu’il fut et ce qu’il est, ne cessent de correspondre, de se dire et se redire sous une lumière bientôt transpercée par la nuit. La dette de l’un se paye avec l’autre sans se corrompre, sans s’affronter, comme si Clint Eastwood filmait les mots de Philip Roth « ne vous battez pas contre vous-même, il y a assez de cruauté dans le monde ». Le cinéma d’Eastwood sur Clint est une authentification « sans filet » pour reprendre les mots de son personnage dans La Mule, un cinéma sans refoulé, où tous les spectres sont invités pour une virée existentielle au cœur des crépuscules. Le paysage supplante le discours. Il le tétanise dans son horizon. Les plans ne délivrent pas Clint, ils l’immortalisent dans son être inchangé. Il échappe par son amour de l’épique, où le bavardage est « l’échec et mat » de l’action, au narcissisme où l’on est trop souvent ce que l’on pense.  Eastwood ne scrute pas Clint, il ne le dévore pas, il ne le sauve pas.  Il est le maitre de sa destinée au moins cinématographique, un sujet non assujetti au désir de l’autre.  Il est l’autre qui se regarde. Et si Dirty Harry doit mourir de n’être plus à sa place, il est son propre assassin pour un Gran Torino irrémédiable. Son « cuir tanné » se délivre pour nous en parchemin. L’épiderme d’un  flashback où l’on perçoit avec lui ce meilleur de la vieillesse qui est justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance. Aujourd’hui, Clint est un corps décharné dans le soleil blanchi d’un paysage dévasté par l’avenir. La vieillesse n’achève rien de son existence.  Elle redistribue toujours le même jeu. Depuis plusieurs années, si les cartes formulent un inexorable, elles dessinent aussi son éternité. Clint Eastwood n’y est plus vraiment un acteur, il ne cherche pas à surprendre, ni à se convertir à une plasticité neuve. Il est déjà dans un au-delà, où l’histoire cède son empreinte à la légende, où la beauté est ce spectral si cher à Dali. Sans savoir s’il le souhaitait ou non, le masque des débuts est devenu cette peau ineffaçable, où Clint Eastwood figure les mots de John Ford dans Le Cœur brisé : il « ne ressemble pas aux ruines de lui-même mais aux ruines de ces ruines. ». Dans cette fresque jusqu’à la mort, Clint est pleinement pictural, il promène à chaque plan un plus de cinéma où la jouissance du spectateur déborde de l’histoire promise. Elle se noue dans un plus de regard qui ressuscite tout, même l’ignoré.  Clint est un espace qu’aucun mot ne peut dire. On voit toujours plus que Clint, toujours plus loin que le personnage. On regarde le cinéma américain se rejouer, dans le regard de Clint Eastwood, dépositaire d’une conquête et d’une virilité à l’agonie.  Il est une invisibilité, une apparition par laquelle toute une histoire est soutenue. Celle des shérifs, des pères absents et des sales types, tous en quête de rédemption dans un monde pourtant construit à leurs images.

Cry Macho
Cry Macho

L’ÉTERNEL RETOUR

Le cinéma de Clint Eastwood n’a pas d’autre nécessité comme le disait Conrad pour l’art « d’introduire un peu de justice dans l’univers visible ». Eastwood ne renie pas le patriarcat, cela serait se condamner lui-même, il en a le regret et le remord. Il tente d’en redresser son injustice ontologique. Il est en le testament.  Dès qu’il surgit et même plus encore dès la première vision celle accrochée aux frontons des cinémas, le film est joué, son visage ne promet pas l’inconnu, ni la nouveauté il affirme un transfert vers les hautes plaines de la mélancolie. Par un effet d’étrange inquiétude, il ressuscite un décor et sa fin. Le visage de Clint est un souvenir sans futur où le western se réitère. Cry Macho ne fait pas exception à cette règle d’un cinéma fantomatique où toutes les visions « eastwoodiennes » revisitent leurs rêves. Le récit est sans entrave, une ligne droite qui traverserait en sens inverse toutes les obsessions de Clint. La narration est simple, elle emprunte une fois de plus les ressorts du road movie. La préférence de Clint qu’elle soit à cheval ou en voiture. Un vieil homme ancien champion de rodéo accepte la mission confiée par son patron d’aller retrouver son fils au Mexique. L’homme consent à cette aventure pour payer ce qu’il croit être une dette. L’enfant n’en est pas un, l’innocence n’a pas survécu au monde défaillant de la famille. Ici la mère est toxique et le père s’avéra sordide. Dans sa solitude, seul, Macho, son coq de combat lui apporte cette reconnaissance que les adultes lui refusent.  Pourchassés, par de piètres envoyés maternels, le vieil homme et l’enfant se répareront au cœur d’un asile de fortune. Cry Macho est un inventaire sans noirceur des obsessions d’Eastwood, celles où un monde parfait ne se trouve que dans les nœuds à défaire des improbables rencontres. Clint Eastwood ne se réinvente pas, au contraire, il exagère cette intégrité pour un cinéma sans détour qui profite du classicisme pour s’invoquer sans se subir. Il n’esthétise jamais son idée du monde, où l’injustice creuse nos regards et nos âmes, où la mort finit par tout emporter. Le réel rôde toujours dans ses films sans que l’on y pense. Eastwood laisse l’illusion s’aventurer pour nous le faire oublier. Et quand, il cogne, plus rien n’est à dire. On ne souffre pas de le savoir mais de l’avoir ignoré. Cry Macho est un film en sens inverse où au lieu de l’uppercut, Clint Eastwood choisit la feinte, et l’espérance qu’elle engendre dans la faille. Le désenchantement sera pour plus tard puisqu’il est déjà le présent. Clint Eastwood préfère entrer dans le clair-obscur de son cinéma, là où son oxymore de « doux dur » choisi l’amour et laisse au futur les larmes à venir. Le réel est exclu comme s’il fallait pour une fois lui échapper et restituer un paradis aussi perdu que picaresque mais dont le souvenir sauverait de la mort. Cry Macho est un sauf conduit pour combattre le tragique inéluctable de son ultime héros et dans son sillage du cinéma. « Quand on rentre dans le rêve de l’autre, on est foutu » écrivait Deleuze. Clint ne propose pas autre chose, nous arracher du cauchemar des algorithmes pour repartir dans ce moment où comme l’écrivait Joseph Conrad, « il y avait eu un temps où les hommes comptaient ».

A la production : Clint Eastwood, Albert S. Ruddy, Jessica Meier, Tim Moore et David M. Bernstein pour The Malpaso Company et Warner Bros.

Derrière la caméra : Clint Eastwood (réalisation). N. Richard Nash et Nick Shenk (scénario). Ben Davis (chef opérateur). Mark Mancina (musique).

A l’écran : Clint Eastwood, Dwight Yoakam, Daniel V. Graulau, Eduardo Minett, Natalia Traven, Horacio Garcia Rojas, Fernanda Urrejola, Ana Rey.

En salle le : 10 novembre 2021.

Copyright photos & illustration : Claire Folger / Warner Bros. / Adrien Virlan / Gone Hollywood.