Conversation secrète : l’Amérique sur écoute

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Né d’une discussion entre Francis Ford Coppola et Irvin Kershner (L’Empire contre-attaque, 1980), Conversation secrète apporte un éclairage sur les conséquences politiques, sociales et éthiques survenues grâce à l’avènement des nouvelles techniques de surveillance au mitan des années 70. Décryptage.

Nous sommes en 1966. Soit huit avant la sortie de Conversation secrète. Jeune réalisateur relativement méconnu, Francis Ford Coppola a déjà pourtant quatre longs-métrages derrière lui. Fort de son expérience, le cinéaste veut aller plus loin. Intéressé par les inventions en matière d’espionnage, celui-ci élabore un scénario dont l’action se déroule à San Francisco, siège de sa future société de production American Zoetrope. Largement inspirée de Blow-Up de Michelangelo Antonioni, d’ailleurs sorti cette année-là, l’intrigue s’intéresse à un homme qui découvre l’existence d’un complot meurtrier en surprenant la conversation d’un couple. Conversation secrète possède des airs de déjà-vu cinématographique…

Il faudra attendre presqu’une décennie pour que le film ne voie le jour. Entre-temps, Francis Ford Coppola a réalisé trois long-métrages dont un chef-d’œuvre, Le Parrain. Fort du succès remporté par le film, le cinéaste parvient à monter Conversation secrète grâce au soutien du studio Paramount. Nous sommes en 1974. L’Amérique de 1966 est déjà loin. Le pays de l’oncle Sam nage en pleine paranoïa. Le scandale du Watergate, déclenché deux ans plus tôt, met au jour l’espionnage qui règne au sein des partis politiques. Le monde est entré dans l’ère de la surveillance généralisée. Cette dernière ne s’invite plus seulement à la Maison Blanche. Sa présence se fait également sentir dans les foyers américains. Même les petites gens se mettent à espionner leurs voisins. Conversation secrète dépeint la domestication de Big Brother, préambule à l’avènement du smartphone.

HOBBES & ORWELL

Conversation secrète reprend à peu de choses près la première mouture de 1966. Au milieu des années 70, Coppola décide de faire de son simple quidam un détective privé spécialisé dans la filature. L’expertise de Harry Caul lui vaut l’admiration et la jalousie de ses pairs, point de départ d’une intrigue intriquée dans une bataille financière au service d’intérêts politiques et privés. Chacun rivalise d’ingéniosité pour mettre au point la meilleure technique d’écoute. Si elle se pare dorénavant des atours orwelliens, la société américaine conserve cependant sa structure hobbesienne. Dans un monde en passe d’être bouleversé par l’avènement des télécommunications, Harry Caul ne peut faire confiance à personne (en d’autres termes, l’homme demeure un loup pour l’homme). La nature de son métier l’oblige à la discrétion du fait de la dimension politique des missions qui lui sont confiées. La mise sur écoute du couple au début du film dépasse la simple affaire de mœurs. Harry comprend très vite que la conversation qu’il a enregistrée cache quelque chose d’important au point de mettre en péril son existence. Le voici bientôt confronté à un dilemme moral. Comment empêcher un drame imminent sans en connaître tous les détails ?  Aussi Harry réécoute-t-il inlassablement la bande-son dans l’espoir d’y déceler le moindre indice.

SURVEILLER & PUNIR

Film d’espionnage, Conversation secrète brosse également le portrait peu amène d’une bataille technologique sur le point de bouleverser l’ensemble des valeurs de la société américaine. Le mari qui fait surveiller sa femme afin de s’assurer de sa fidélité (et ainsi sécuriser son patrimoine en vue d’un divorce) semble anticiper les débats actuels sur les nouvelles technologies de surveillance. Faut-il sacrifier la liberté individuelle à la sécurité collective ? Faut-il de la même façon sacrifier la confiance ? La surveillance généralisée engendre une suspicion permanente. Bienvenue dans l’ère du soupçon.

Conversation secrète trouve une singulière caisse de résonance dans un film catastrophe sorti la même année que lui, La Tour infernale de John Guillermin. Qu’ils soient chefs d’entreprises, hommes de main ou espions, l’ensemble des personnages du long-métrage de Francis Ford Coppola sont eux aussi enfermés dans l’un de ces hauts bâtiments, tours d’ivoire obsessionnelles alimentées par la technologie de la surveillance. S’il connaît l’identité de l’assassin et son mobile, Harry Caul doit se soumettre à la loi du silence, sous peine d’être éliminé à son tour. L’espion se sait surveillé : Harry a beau chercher, retourner de fond en comble son appartement, aucune trace d’un possible micro. Il ne reste plus à cet anti-héros parano qu’à jouer du saxophone, noyant sa solitude dans le jazz en espérant peut-être divertir ses auditeurs cachés. Triste portrait d’un mélomane désabusé.

A la production : Francis Ford Coppola, Fred Roos & Mona Skager pour The Directors Company, The Coppola Company, American Zoetrope & Paramount Pictures.

Derrière la caméra : Francis Ford Coppola (réalisation & scénario). Bill Butler (chef opérateur). David Shire (musique).

A l’écran : Gene Hackman, John Cazale, Allen Garfield, Frederic Forrest, Cindy Williams, Michael Higgins, Elizabeth McRae, Teri Garr.

Sur Ciné + en : décembre 2022.

Copyright illustration : Laurent Durieux.