Le titre français, Cœurs ennemis, tend à nous laisser imaginer une relation passionnée entre une anglaise et un allemand à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Et en effet, nous retrouvons cette relation adultère entre Rachel, une anglaise mariée à un officier anglais, et un ancien architecte allemand, Stefan, forcés de cohabiter sous le même toit. Cependant, derrière les liens entre deux personnages et leurs rêves d’un avenir commun, on est plutôt devant un désir de se reconstruire après une tragédie, et voir les conséquences (le titre anglais est The aftermath).
La tragédie qui s’impose à nous dès le début du film est la Seconde Guerre Mondiale, et les bombardements sur Hambourg qui laissèrent la ville en ruine. Le premier plan du film est une vue en plongée, dans la nuit, de ces bombardements. Pratiquement aucun son, seulement des implosions successives dans un noir profond, qui nous laisse à en imaginer l’horreur. Ensuite, nous passons à un train qui avance dans des montagnes enneigées où nous rencontrons Rachel. Un enfant lit un pamphlet à voix haute, qui nous informe sur le sens du voyage des personnages : ces anglais rejoignent l’Allemagne, après la guerre, et sont tenus de garder leur distance avec ceux encore considérés comme l’ennemi. Les tensions entre les deux peuples existent toujours. Cela est visible dans les manifestations que doit gérer Lewis, le mari de Rachel, ou dans la maison même du couple, dans laquelle continue de vivre la famille allemande qui l’habitait précédemment. A l’arrivée de Rachel dans la ville, le couple traverse en voiture les rues détruites. Les décors rendent très bien l’horreur de l’époque, avec des plans parfois impressionnants sur les ruines. L’un des plus marquants, et qui rend compte de la problématique du film, est celui d’une maison aux murs détruits devant laquelle on peut voir une femme brosser les cheveux d’une petite fille, comme si de rien n’était. Malgré la destruction, les survivants cherchent à retrouver leur vie d’avant, à tout prix.

Cette période, juste à la fin de la guerre, pendant laquelle les anglais occupaient l’Allemagne pour la reconstruire, n’est pas souvent abordée. Les allemands n’avaient alors plus le droit de participer à la gestion interne de leur pays. Tous les changements, nécessaires dans ce pays littéralement en ruines, devaient donc être décidés et conduits par leur ancien camp ennemi. L’actrice principale, Keira Knightley, a d’ailleurs reconnu qu’elle ne savait pas qu’il y avait eu une occupation anglais, et qu’elle était « très intéressée par l’idée de savoir comment, quand on est ennemis depuis longtemps, on perçoit soudainement l’opposant comme une personne, et plus simplement comme le mal incarné ». Le film réussit bien à rendre les tensions du lendemain de la guerre. Le nazisme, qui n’avait évidemment n’avait pas totalement disparu avec la mort d’Hitler, est abordé dans le film, parfois un peu trop légèrement avec le personnage du jeune Albert.
Celui-ci permet de rendre compte de cette situation, mais son personnage, vivant dans des ruines avec des enfants orphelins, aurait mérité un peu plus de densité, pour ne pas simplement représenter le personnage cliché obligatoire dans un film sur la Seconde Guerre Mondiale. Ce problème peut aussi être reproché à propos de plusieurs personnages, tels Barker, un jeune soldat anglais, qui ne sert qu’à nous émouvoir, et dont le destin parait évident dès son apparition à l’écran, ou également le soldat Keith, le « méchant » soldat en opposition avec le « bon » soldat Lewis, ou encore Freda, la fille de Stefan, qui ouvre la bouche moins de cinq fois dans le film et dont l’attitude parait parfois incompréhensible. Cependant, les trois personnages principaux sont mieux travaillés et plus complexes. Le seul bémol serait peut-être l’apparence de Stefan. Sans avoir de problème avec la performance d’Alexander Skarsgård, on notera tout de même que son physique s’éloigne de ce qu’on imagine pour un homme sortant de la guerre et vivant en des temps aussi durs. La costumière, Bojana Kikitovič, a pourtant déclaré qu’il avait perdu du poids afin que « son corps puisse ressembler davantage à celui de quelqu’un de 1945 », mais cela ne saute pas vraiment aux yeux, surtout dans les scènes de nu. Mais au-delà de la reconstruction d’un pays après la guerre, ce film s’intéresse surtout à la reconstruction dans le cadre du deuil. Rachel et Lewis ont perdus leur fils dans l’un des bombardements de Londres, tandis que Stefan a perdu sa femme dans l’un bombardement ayant frappé Hambourg. Les deux familles se reprochent mutuellement, d’une certaine manière, la perte de leur proche, et se retrouvent tout de même contraintes de cohabiter. Mais ces trois personnages vivent différemment leur deuil. Si Lewis ne réussit pas à l’évoquer avec sa femme, il porte aussi le poids de ses actions lors de la guerre, et cherche à mettre en place une entente avec le peuple allemand, contrairement à sa femme, hantée par les souvenirs de son fils, qui rejette la famille allemande. Stefan ne montre que rarement ses sentiments à propos de la guerre, mais perd son sang-froid dès que sa femme est évoquée.

© David Appleby
Les différences entre Lewis et sa femme les conduit à un éloignement mis en lumière dès leur réunion sur le quai de la gare, où leurs retrouvailles paraissent froides en comparaison du jeune couple qui s’embrasse non loin d’eux. La « sympathie »de Lewis pour le peuple allemand ne fait qu’exacerber cet éloignement, provoquant des disputes à répétions, et majorant le sentiment de solitude à Rachel. Celle-ci change d’avis à propos de Stefan lors d’une discussion où sa femme est évoquée pour la première fois. Au début de la scène, ils sont filmés en champ contre-champ dans des plans larges. Mais lorsqu’il lui apprend que sa femme est morte, un travelling avant vers Rachel resserre le plan. Ce travelling permet de comprendre son changement de comportement envers lui. Tous les deux ayant perdu un être cher lors de la guerre, se rapprochent en partageant leur deuil. Ainsi, plus tard dans le film, lorsque Rachel pleure son fils, Stefan la prend dans ses bras et la console. Les deux personnages retrouvent le sourire et une raison de vivre dans leur relation secrète, et espèrent tous deux se reconstruire malgré leur deuil. Le fait que Stefan était auparavant architecte n’est donc pas à ignorer. Il s’impose comme le nouvel architecte de Rachel après la destruction provoquée par la mort de son fils. Lorsqu’il dessine du doigt sur le bras de Rachel une maison qu’il imagine pour eux, on comprend qu’il contribue à la reconstruire peu à peu. Cependant, à la fin de leur conversation, il efface d’un coup de main ce dessin invisible. Ce geste laisse présager l’avenir sombre de leur relation. En effet, malgré leur union via leur deuil commun, les choix des personnages dans la maison qu’ils partagent tendent à décliner leurs différences. Stefan est inspiré par l’école du Bauhaus et apprécie les créations modernes, comme une chaise de de Mies van der Rohe, que Rachel déteste. Ainsi, Alexander Skarsgård considère Rachel comme « philistine », et les choix de Stefan ne lui plaisent pas. Même si elle acquiesce lorsqu’il lui propose de construire une maison pour eux, elle ne parait pas emballée. Ils ne peuvent donc construire d’avenir ensemble.
Cependant, ce qui démonte le mieux l’impossible futur de ce couple est leur façon de « recommencer à zéro ». En effet, ils ne cessent de répéter qu’ils souhaiter commencer une nouvelle vie. Rachel abandonne même le pull de son fils lorsqu’elle décide de quitter définitivement son mari. Cependant, ils se mentent à eux-mêmes. L’une des scènes qui scelle leur relation est la scène du piano, où Freda se joint à Rachel. Celle-ci revit une situation qu’elle partageait auparavant avec son fils, tandis que Freda la vivait avec sa mère. Bien que l’expérience soit nouvelle en soi, et permette un rapprochement entre les deux familles, il ne s’agit au final que de revivre respectivement un évènement heureux. Plus tard, Stefan et Rachel passent du temps dans un chalet où elle reconnait être heureuse grâce à lui. Cependant, au début du film, Rachel et son mari parlent d’une expérience semblable qu’ils auraient vécu, « le bon temps ». Au final, les deux personnages tentent simplement de combler un vide en rejouant des scènes passées, sans jamais entrer dans un réel phénomène de résilience.

© David Appleby
Cela semble en phase avec ce que Stefan révèle souhaiter lors de son entretien avec les autorités anglaises : « que tout soit comme avant ». Ainsi, il ne s’agit pas d’une reconstruction efficace pour les personnages, car ils semblent se contenter de revivre et combler pour partie leurs souvenirs en ruines. Et c’est pour cette raison que le retour de Rachel vers son mari en fin du film semble inévitable. On en prend conscience lorsque que Rachel refuse de monter dans le train et suivre Stefan. Il lui dit qu’il pensait qu’elle souhaitait « commencer une nouvelle vie » et elle répond que c’est le cas avant de partir retrouver son mari. Elle s’est rendue compte des répétitions qu’elle faisait à ses côtés. Elle veut réellement se reconstruire, et elle ne le fera qu’en se créant de nouveaux souvenirs.
