Le Blues de Ma Rainey

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De blues et de Ma Rainey il ne sera pas vraiment question tout au long des 93 minutes du mal-nommé Blues de Ma Rainey, vendu par Netflix sur un argument marketing douteux. Car si vous l’ignoriez encore, le film n’est pas seulement l’adaptation d’une pièce de théâtre du dramaturge afro-américain August Wilson – dont on parie que vous n’avez très sûrement jamais entendu parler malgré ses deux Prix Pullitzer – c’est aussi et surtout LE dernier film de Chadwick Boseman !

BOSEMAN ET RAINEY, DEUX ENFANTS DU SIÈCLE

Allons donc… Oserons-nous critiquer la performance d’un acteur mort à la fleur de l’âge ? Oui ! Mais avant de nous aventurer plus loin, l’auteur de ces lignes tient à se prémunir des coups de bâton. Aussi, comprenez qu’il n’est pas question de faire un mauvais procès à Chadwick Boseman. Le Blues de Ma Rainey est sans conteste un « film à Oscars », gentiment calibré pour faire pleurer dans les chaumières grâce au talent de ses interprètes, à sa mise en scène soigneusement policée et enfin à la grandeur de son sujet – souvenez-vous pourtant qu’il n’y a pas de petits sujets ! En d’autres termes, Boseman ne manquera sûrement pas de recevoir une statuette à titre posthume. Paix à son âme ! Or donc, après avoir interprété Jackie Robinson (42, B. Helgeland, 2013) et James Brown (Get on Up, T. Talor, 2014), voici qu’il prête cette fois ses traits à un personnage fictif dans le Chicago des Roaring Twenties : Levee, jeune musicien gouailleur et vaniteux qui tâte de la trompette dans l’orchestre de la toute-puissante « Mère du Blues », Ma Rainey. Le parallèle entre le personnage et son interprète est grossier, et plutôt utile pour bon nombre de critiques qui s’empresseront de rendre hommage à Chadwick Boseman sans jamais oser remettre en question son talent parce qu’on ne tire pas sur l’ambulance, surtout quand elle transporte un enfant du siècle… CQFD ! Si ce-dernier pensait venir à bout de son cancer en s’épuisant sur les plateaux de tournage, Levee, lui, en revanche, ne peut prétendre à un avenir meilleur qu’à condition de s’affranchir du joug des White Americans qui exploitent son talent et de la redoutable Ma Rainey qui n’entend pas partager son pouvoir avec un gringalet porté sur la fripe et le jazz. C’est là tout l’enjeu en apparence de ce vrai-faux biopic porté par l’interprétation cabotine de Chadwick Boseman qui lasse à force de se démener sans raison dans une production relativement modeste. Car Le Blues de Ma Rainey fonctionne à l’économie et c’est peut-être là son point fort. Loin de la débauche de costumes, de décors et de musiques que laisse espérer son titre, le film se concentre sur un épisode quasi-fictif : une session d’enregistrement en studio par une après-midi d’été caniculaire. Son unité de temps et de lieu, le scénario la doit à son matériau d’origine, une pièce de théâtre composée en 1982 par August Wilson qui signait alors le deuxième opus d’un polyptyque consacré à l’histoire des afro-américains au XXe siècle. Ma Rainey’s Black Bottom (son titre original, repris tel quel pour le film au États-Unis et traduit sans grande cohérence dans nos contrées) occupe une place à part dans son magnum opus. C’est non seulement la seule des pièces de son Pittsburgh Cycle dont l’action se situe hors de la ville éponyme, mais c’est aussi l’une des rares à mettre en scène un personnage historique, Gertrude « Ma » Rainey, pionnière du blues dont la voix de contralto berça les afro-américains en partance pour le Midwest au cours des années 1910. Sa personnalité bigger than life mériterait à elle seule un biopic. Le physique, d’abord. Ma Rainey était un monument à bien des égards, une grande baraque d’une centaine de kilos drapée dans des étoffes pailletées sous lesquelles il n’était pas rare de trouver un revolver et quelques diam’s dont elle raffolait. Féministe avant l’heure, « Ma » affichait ouvertement son homosexualité dans ses textes, défiant ainsi les mâles blancs comme les bonnes mœurs qu’elle se faisait déjà un plaisir d’outrager avec sa dentition plaquée or. Son « Prove It On Me Blues » – dont August Wilson raconte l’enregistrement – raconte ainsi l’une de ses virées nocturnes au bras d’une cocotte (« gal ») qu’elle préfère à la compagnie des hommes (« cause I don’t like men ») dont elle emprunte néanmoins le langage (« talk to the gals just like any old man »). L’histoire retiendra le nom de l’une de ses plus célèbres et intimes protégées, Bessie Smith, qui la détrônera des charts en devenant plus tard « l’Impératrice du Blues ». De Ma Rainey ne restent aujourd’hui qu’une centaine de chansons – certaines ont été enregistrées avec de prodigieux solistes en début de carrière (Louis Armstrong et Coleman Hawkins) – et une pluie d’hommages dans les textes d’Angela Davis (Blues et féminisme noir, éd. Libertalia, 2017) et de Bob Dylan (« Tombstone Blues »). 

© David Lee/Netflix

© David Lee/Netflix

MA RAINEY, DES PLANCHES A L’ÉCRAN

August Wilson ne s’intéresse pas plus à l’empire qu’aux frasques de Ma Rainey. Sa pièce et le film qu’en tire George C. Wolfe, « jeune » cinéaste sexagénaire passé par Broadway, explorent sur le mode de la tragédie la psyché d’artistes afro-américains tiraillés entre les promesses d’un avenir qu’on leur fait miroiter (l’émancipation des Grandes Migrations vers Chicago, nouvelle Terre Promise, censées leur permettre de trouver un travail « décent ») et le traumatisme d’un passé douloureux dans les états du Sud dont le blues perpétue la mémoire. Dans cet univers, Ma Rainey fascine bien au-delà de sa carrure et de son succès, qui commence d’ailleurs en réalité à décliner lorsqu’elle passe la porte du studio d’enregistrement où l’attendent ses musiciens. Son entrée en scène tardive et ses caprices de diva signent le triomphe d’une chanteuse sur les « white men » qui lui concèdent un peu de pouvoir en échange de sa voix. « Ma » exige un Coca bien frais entre deux prises. « Ma » veut entendre la voix de son bègue de neveu en ouverture de sa chanson. « Ma » refuse que sa danseuse et compagne du moment, Dussie Mae, ne joue de son « black bottom » pour attiser les ardeurs de son fougueux trompettiste. « Ma » n’encadre personne. Personne ne peut encadrer « Ma », pas même un vrai biopic lénifiant dont on finit étrangement par redouter un jour la sortie. Difficile d’exister face à la « Mère du Blues », voire même sous sa tonne de breloques et ses litres de sueur – car oui, le blues exsude par tous ses pores. Et pour cause, son interprète, Viola Davis, doit accepter de laisser son corps disparaître sous d’épaisses couches de latex et de maquillage afin de la ressusciter, le talent de la géniale costumière Ann Roth aidant également. L’exercice inspire l’humilité. Sans doute plus que l’esbroufe de son partenaire à l’écran, Chadwick Boseman, habité par un texte dont la mise en scène ne parvient jamais à dépasser la théâtralité. Le Blues de Ma Rainey manque des respirations nécessaires à son médium. En digne « théâtreux », George C. Wolfe préfère enchaîner frileusement les morceaux de bravoure dans un espace restreint, une salle de répétition en sous-sol, s’assurant ainsi de ne pas attiser les foudres de son producteur, Denzel Washington, fin connaisseur du Pittsburgh Cycle dont il a d’ailleurs adapté le troisième opus, Fences (2016), avec Viola Davis également. Tout ce déballage de bonnes et louables intentions ne manquent pas de nous contrarier. Car Ma Rainey déçoit même après lui avoir accordé deux ou trois visionnages supplémentaires in dubio pre reo (le fameux « bénéfice du doute »). Les artifices du théâtre se trahissent par trop dans la reproduction filmée d’un huis-clos dont la mise en scène ne tire jamais parti, préférant reléguer les rares extérieurs à une reconstitution pittoresque et clinquante façon Disneyland. S’agissait-il d’irréaliser l’environnement pour mieux se concentrer sur la tragédie d’hommes oppressés ? 

L’interprétation prend tout sens, mais reste artificielle. La subtilité du texte d’August Wilson s’étiole, elle, dans des tirades bruyantes insuffisamment réécrites pour l’écran. A l’arrivée, la qualité des dialogues ne tient paradoxalement qu’à sa capacité à enchaîner des punchlines lourdes de sens (« I can smile and say ‘yes, sir’ to whomever I please », « The blues helps you get out of bed in the morning. You get up knowing you ain’t alone. There’s something else in the world », etc.), tare redoublée par la disparition prématurée de Chadwick Boseman (savourez donc l’ironie de de cette réplique : « I got my time coming ».) Aucun compromis ne semble possible au royaume de « Ma ». Et c’est là la vraie tragédie qui se joue sous nos yeux. Levee se dit prêt à pactiser avec le diable pour jouer sa musique et donc, métaphore théâtrale oblige, faire sauter les gonds de la porte close en sous-sol qui l’obsède. La porte cédera dans un accès de violence imprévisible, ouvrant un nouvel horizon à Levee et ses congénères, certes, au prix d’un douloureux tribut. « Ma », elle, était « une anomalie, une rareté » se plaît à rappeler Violas Davis.

© Netflix

Le Blues de Ma Rainey (Ma Rainey’s Black Bottom, 2020 – États-Unis) ; Réalisation : George C. Wolfe. Scénario : Ruben Santiago-Hudson d’après l’oeuvre d’August Wilson. Avec : Viola Davis, Chadwick Boseman, Colman Domingo, Glynn Turman, Michael Potts, Jeremy Shamos, Jonny Coyne, Taylour Paige, Dusan Brown, Joshua Harto, Quinn VanAntwerp, Chloe Davis, Mayte Natalio, Johanna Elmina Moise, Onyxx Noel, LaWanda Hopkins, Sierra Stewart, Malaiyka Reid et Catherine Foster. Chef opérateur : Tobias A. Schliessler. Musique : Branford Marsalis. Production : Todd Black, Denzel Washington et Dany Wolf – Netflix. Format : 2.00:1. Durée : 94 minutes.

Disponible sur Netflix le 18 décembre 2020.

Copyright photo de couverture : Steffi Walthall.

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