Il existe deux types de projets de films périlleux : les adaptations de livres et les biopics. Bravache, Andrew Dominik fait d’une pierre deux coups en proposant une version filmée du Blonde de Joyce Carol Oates, lui-même version romancée de la vie de la plus grande icône de pellicule : Marilyn Monroe. Subjectivité du cinéaste, subjectivité de l’autrice, subjectivité des lecteurs, des spectateurs et des fans… Le mythe Monroe perdure de se prêter à tous les fantasmes.
Si Norma Jean a vécu une existence unique, Marilyn se décline aujourd’hui sous toutes les formes, pour tous. Il y a autant de Marilyn qu’il y a de fans de Marilyn et ce film n’est qu’une facette de ce diamant. Surtout, passer par l’entremise du roman offre au cinéma l’occasion d’évoquer la plus grande de ses légendes avec recul. Un recul qui maltraite la réalité objective, braque les communautés de fans, mais permet à Dominik de placer Monroe au centre d’un exercice de style cinématographique ambitieux, éprouvant et complexe, comme un hommage à l’actrice qu’elle avait toujours rêvée être. Malgré tout, le résultat interroge : à qui s’adresse ce film, trop étrange pour le grand public et trop libre pour les gardiens du temple ?
BEAUTÉ DES FORMES
Le sort d’un biopic est souvent scellé dès sa bande-annonce. On mesure avec excitation le degré de ressemblance entre l’acteur et la personnalité incarnée, sans se préoccuper vraiment de l’histoire (souvent bien connue, ce qui rassure grandement les studios et équipes marketing). Cette épreuve, Blonde l’a passée avec brio. Ana de Armas entrouvre une bouche lestée de rouge, frétille des cils pour dissimuler des yeux dont on ne sait s’ils brillent de désir, d’enthousiasme, de flash ou de larmes. Qu’importe qu’elle soit cubaine, brune, plus fine que le modèle : elle a compris ce qui constitue la photogénie Monroe. Et pourtant, malgré cette incarnation au cordeau, le film a provoqué des remous avant même sa sortie au sein des communautés de fans de Marilyn. En cause : le livre (pourtant écrit par une autrice reconnue pour ses engagements féministes), guère populaire dans ces cercles où l’on accepte peu le flou volontaire entre le véridique et le romancé. C’est dire si, au fil des décennies, la crinière décolorée s’est transformée en auréole et l’actrice en idole séculaire et intouchable. Pourtant, le cadre est clairement posé. Pas de biopic à proprement parler ici mais un film « inspiré » du livre de Oates, lui-même « inspiré » de la vie de Marilyn Monroe. On pourrait y voir de simples précautions juridiques, si le livre n’était pas si fou, vaporeux comme les sensations et les sentiments, floutant la chronologie et les identités des personnages. Le film garde cette liberté et passe de la couleur au noir et blanc, modifie ses cadrages en permanence pour suivre le paysage intérieur de son héroïne. Parfois doux comme un scopitone, parfois sombres et terrifiants comme une chambre d’enfant sans veilleuse. Peut-on pour autant accuser le film d’être chichiteux, une vanité pour cinéphiles ? Pas vraiment tant on s’étonne de ne jamais se formaliser de ses revirements permanents. La forme accompagne le fond sans l’alourdir et permet à Dominik de réaliser l’exploit de réellement adapter le roman Blonde. Il ne s’est pas contenté d’en prendre le sujet ; il a embrassé l’œuvre dans toute sa singularité formelle.
Surtout, les jeux visuels s’expliquent par le choix le plus intéressant du réalisateur : celui de construire son film sur la femme la plus photographiée au monde comme un album photos. Non pas un de ces albums sages, où les clichés sont proprement alignés et dûment légendés. Comme la vie et la pensée de son héroïne, le film est chaotique comme une pile de polaroids jetés en l’air et retombés au sol. De là le refus de donner des noms, de respecter des dates. Le spectateur passe d’une scène à l’autre sans fil narratif, plongé entièrement dans l’esprit de Monroe, comme on saute d’un souvenir à l’autre selon une logique qui n’est propre qu’à nous. Pour se raccrocher, il n’a que deux outils à sa disposition : sa connaissance préalable de la vie de Monroe et le pouvoir évocateur de certains looks, de certaines mises en scène qui sont autant de clins d’oeil directs à des séances photos cultes. Ainsi s’explique le choix d’ouvrir le long-métrage sur l’image la plus connue de la carrière de Marilyn, et peut-être de l’histoire du cinéma (celle d’une robe blanche soufflée par une bouche de métro). En s’appuyant à la fois sur des photos célèbres et sur une logique intime, le film définit son objectif : dévoiler la Norma Jean qui a vécu terrée sous le vernis de Marilyn.



I WANNA BE LOVED BY YOU
Mais alors, qui est-elle, Norma Jean ? De très nombreux ouvrages ont proposé une réponse à cette question, construisant peu à peu le mythe d’une fille douce dévorée par la créature de bombe sexuelle platine. Blonde s’inscrit parfaitement dans cette lignée, tout en saupoudrant son propos d’une touche MeToo peu subtile. Norma Jean transformée en Marilyn par le viol, la manipulation, la moquerie des hommes. Norma Jean réduite à l’état d’éternelle petite fille par la recherche d’un père absent. Ana de Armas maîtrise à la perfection le regard brouillé. « Les femmes ont à leur disposition deux armes terribles : le fard et les larmes. Heureusement pour les hommes elles ne peuvent pas s’en servir en même temps », a déclaré un jour Marilyn. Sa version Dominik a clairement choisi son arme de prédilection. On s’étonne donc de voir tus certains épisodes cruciaux de la vie de l’actrice, notamment le tournage des Désaxés (J. Huston, 1961), qui permit à Monroe de rencontrer son père fantasmé (Clark Gable) et la mit aux prises avec un mari salaud (Arthur Miller, étonnamment protégé dans le film, incarné avec justesse par Adrien Brody). De son premier mariage à l’âge de 16 ans pour s’émanciper ou de son rapport malsain avec son psy, pas un mot. Le réalisateur fait le choix étrange de privilégier une scène avec JFK, aussi vulgaire qu’inutile dans la narration. On ne peut donc dire que le rapport de Marilyn aux hommes soit le sujet central du film.
Surtout, le choix de faire de Monroe une victime « pur jus » prive le propos d’une modernité que la vie de Marilyn présente pourtant. L’actrice a souvent fait preuve de courage, que ce soit dans sa défense d’Ella Fitzgerald ou dans sa volonté de monter sa propre société de production contre cet Hollywood viriliste. Rien de tout cela n’est évoqué ; le portrait en aurait pourtant gagné en nuances. Alors quoi ? Que tente de nous dire ce Blonde? Qu’elle fut une victime toute sa vie ? Réponse bien réductrice. Qu’elle était tourmentée ? Au final, on quitte son canapé avec – surtout – de jolies images en tête. Que ce film soit un beau geste de cinéma est en soi un geste de reconnaissance de la profondeur de son sujet (Marilyn enfin saluée). Qu’il ne soit que ça, en revanche, est un paradoxe décevant pour un film qui prétendait montrer la femme derrière le vernis des images. Poopoopidoo !
A la production : Dede Gardner, Jeremy Kleiner, Tracey Landon, Brad Pitt & Scott Robertson (III) pour Wild Bunch International, Plan B & Netflix.
Derrière la caméra : Andrew Dominik (réalisation & scénario). Chayse Irvin (chef opérateur). Nick Cave & Warren Ellis (musique).
A l’écran : Ana de Armas, Bobby Cannavale, Adrien Brody, Julianne Nicholson, Caspar Phillipson, Toby Huss, Sara Paxton, Eden Riegel.
Sur Netflix le : 28 septembre 2022.