A travers le portrait de Linn da Quebrada, artiste travestie des banlieues de São Paulo, les réalisateurs Claudia Priscilla et Kiko Goifman s’interrogent sur les aspirations d’une génération ultra-connectée, volontairement exhibitionniste et revendiquant l’ego-trip comme arme politique.
Qui êtes-vous, Linn da Quebrada ?
« Je connais deux types de gens : ceux qui me désirent et ceux qui ne me connaissent pas encore. » Il y a fort à parier qu’avant de découvrir Bixa Travesty, vous comptiez parmi la seconde catégorie, celle des personnes n’ayant jamais entendu parler de Linn da Quebrada. Ni d’Eve, ni d’Adam, devrait-on dire. Et pour cause : Quebrada est une rappeuse brésilienne, radicale et travestie, travestie car radicale, devenue dans son pays un visage de la revendication à la liberté corporelle. Iconique, politique et sans filtre, la « bixa travesty » (trav-tapette) auto-proclamée offre à Claudia Priscilla et Kiko Goifman, deux réalisateurs habitués aux questions de genre et de sexualité, un sujet en or massif pour un documentaire. D’autant plus que le sujet est d’une actualité brûlante : depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil, les minorités sont l’objet de toutes les attaques, politiques ou physiques. Aussi les scènes de concert, filmées dans toute leur sueur et leur violence verbale façon 8 miles, paraissent-elles aussi jouissives que salutaires. Bang bang, les punchlines sont affutées.
Je compose ma musique comme je pointe une flingue, et je suis ma première cible.

© Arizona Distribution
Un portrait intimiste
Un instant, cependant : Bixa Travesty n’est pas un documentaire sur la situation des minorités dans le Brésil d’aujourd’hui. Et pour cause : lors du tournage, le régime Bolsonaro n’était encore qu’un mauvais présage de cartomancienne de foire. De plus, les deux réalisateurs font volontairement de Linn da Quebrada le sujet central et unique de leur documentaire. Il y a d’ailleurs comme une disproportion entre le soin apporté à explorer la vie de la rappeuse et l’absence totale de mise en contexte de cette dernière. Si l’on sait tout des combats menés par Linn contre elle-même (jusqu’à son cancer, abordé avec pudeur), des multiples identités qu’elle a enfilées au cours de son existence, on ne sait rien de la société qui a nécessairement participé à façonner cette dernière. Malgré son sujet choc, Bixa Travesty est donc plus un portrait intimiste qu’un brûlot social. « Je pense qu’il est politique de s’aimer soi-même », entend-t-on malgré tout affirmer Linn. L’idée est intéressante, mais là encore, difficile d’en saisir la portée en l’extrayant de tout contexte. Les réalisateurs s’appuient sur les connaissances supposées du spectateur, au risque de réserver leur film à une minorité. Pour les autres, Bixa Travesty peut ne sembler qu’un ego trip plus ou moins dénué d’intérêt.

© Arizona Distribution
Une terroriste du genre
Un intérêt, le documentaire en a pourtant un, pour peu que l’on accepte de se détacher de la pure thématique LGBT. Car au-delà de la rappeuse excentrique et franche, Bixa Travesty interroge les mutations du « moi » dans un monde régi par le selfie roi. Le corps prend le pas sur les mots et devient une tribune de choix. A ce titre, il est fascinant de constater que chez Linn, journal intime, réseaux sociaux et travail du look ne sont que différentes facettes d’une même affirmation personnelle. Son corps, brandi jusqu’à l’impudeur, est une toile sur laquelle il projette non pas une identité sexuelle mais une identité tout court. Elle n’est pas artiste, elle est œuvre, une performance en constante réalisation. Pour elle, « tu peux avoir une barbe et une bite et être une femme », on est femme juste parce qu’on l’a décidé. Exit la nature, l’autorité parentale ou religieuse : la jeune génération n’a que sa propre volonté pour moteur, ses propres codes pour cadre. C’est en cela que la rappeuse est, comme elle le dit elle-même, une « terroriste du genre ».
Ce positionnement n’est pas dénué de paradoxes. Le documentaire, lorsqu’il les révèle, parvient alors à toucher. Comme lorsque, sur le ton de l’humour, Linn et son acolyte Jup do Bairro reconnaissent avoir du mal à se faire aimer pour ce qu’ils sont. Difficile équilibre que celui qui consiste à soigner le look pour intéresser au cœur. En amour comme en tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même : Linn da Quebrada s’aime de peur que personne d’autre ne le fasse. Egotrip presque désespéré. Paradoxal également son attachement au terme de « trav-tapette » alors même qu’elle refuse de se définir. Preuve qu’il reste encore à passer de l’étiquette choisie à l’absence totale d’étiquette. Un prochain combat, peut-être. En somme, il faut prendre Bixa Travesty pour ce qu’il est, c’est-à-dire le portrait d’une jeune artiste d’aujourd’hui, explorant son intimité avec les moyens d’une époque dédiée à l’image. Ce n’est peut-être pas ce que les réalisateurs souhaitaient filmer, mais ça fait réfléchir, et c’est déjà pas mal.
