LE CONTE DE FÉES DE BILLY WILDER
Si l’œuvre originale n’est aujourd’hui plus éditée, elle fut à sa publication en 1920 largement plébiscitée par les lecteurs, mais surtout pas les critiques au point de figurer dans liste des prétendants au Goncourt. On peine à croire que son auteur fut, lui, comparé à Dostoïevski par ses pairs. En réadaptant Ariane, Wilder s’attaque donc à un matériau prestigieux, loin des opérettes viennoises légères prisées de Lubitsch, son maître à penser qui lui inspirera un mantra placardé à même les murs de son bureau californien : « Qu’aurait fait Lubitsch ? » La question le taraude face à une page blanche. Elle lui sauve aussi la vie dans les très rares impasses narratives. Sa touch, Billy Wilder la peaufine de film en film depuis ses premières années à la Paramount durant lesquelles il se fait un nom en écrivant des scénarii à quatre mains avec son döppelganger américain, Charles Brackett. Son style enjoué, incisif et lyrique se marie à merveille avec l’univers hawksien (Boule de feu, 1941) après s’être affiné par deux fois chez Lubitsch (La Huitième Femme de Barbe Bleue en 1938, puis Ninotchka l’année suivante). Ariane synthétise les années de formation d’un cinéaste insatiable et infatigable – Wilder se rendra quotidiennement à son bureau en plein cœur de Los Angeles jusqu’à ce que sa santé ne le lui permette plus – au terme d’une dizaine d’années studieuses passées à explorer des genres divers et variés pour le simple plaisir de se réinventer sans cesse : du film noir (Assurance sur la mort, 1944) au film de guerre (Stalag 17, 1953) en passant par la comédie romantique (Sept ans de réflexion, 1955). Cette liberté, Wilder en profite d’autant plus qu’il l’a acquise de longue lutte. Combien de fois a-t-il dû ronger ses freins en observant des réalisateurs massacrer ses dialogues ? La vraie liberté, il l’obtient donc avec Ariane, le premier des films indépendants qu’il produit avec les Artistes Associés. Le réalisateur est enfin libre. Libre de renoncer à la couleur pour le noir et blanc. Libre de choisir son chef décorateur, Alexandre Trauner, un ancien des Beaux-Arts de Budapest qui a défini le style Carné-Prévert et s’auto-proclame « l’un des plus grands connaisseurs des rues de Paris ». Wilder s’affranchit des griffes du passé pour mieux lui rendre hommage. Ariane, une relique d’un autre âge ? Gardons-nous de le taxer de passéiste : Love in the afternoon, son titre original, annonce le Rohmer des Contes moraux et plus particulièrement L’amour l’après-midi (1972), méditation sur le masculin/féminin et l’adultère. Wilder, lui, ne se mêle pas de morale. Ou du moins, c’est la morale qui s’en mêle via la Motion Picture Production Code encore en vigueur à l’heure des bikinis et des déhanchés lascifs d’Elvis Presley. On reproche à Wilder de s’attarder sur un sujet grossier : les amours illicites mais fantasmées entre une adolescente naïve (Ariane, donc) et un quadragénaire coureur de jupons auquel elle donne du fil à retordre en égrenant un chapelet d’amants imaginaires. Le réalisateur change le décor du roman original – passant d’un opéra moscovite à un palace parisien – et fait du père de l’héroïne un privé, façon Duluc Détective, soucieux de protéger sa jeune fille des affaires sordides compilées dans ses archives et ainsi préserver sa virginité. Le génie wilderien ne tient « qu’à » ça : un déplacement géographique et un travestissement. L’imaginaire érotique d’Ariane se nourrit des affaires scabreuses cadenassées dans un bureau. L’une d’elles, classée X – jugez comme l’anonymat de la lettre flirte avec sa charge pornographique – l’émoustille. C’est celle d’un golden boy richissime de passage au Ritz, Frank Flannagan, dont le nombre de conquêtes féminines fait la une des tabloïds. Ariane passe de l’autre côté du miroir et franchit la porte de sa suite dont elle ne ressortira qu’à son bras au terme d’une succession de quiproquos savoureux avec la promesse d’un mariage, conclusion ajoutée par Wilder dans la version américaine pour endormir les censeurs.


L’INTELLIGENCE « FROIDE » DU SCÉNARIO
Loin des élucubrations scabreuses, Ariane déborde au contraire d’un romantisme old school mâtiné de galanterie austo-hongroise, tropisme oblige. Wilder plante d’emblée le décor de son conte de fées : un Paris de l’entre-deux. De l’entre deux âges. De l’entre-deux guerres. De l’entre deux sexes. On y fait plus souvent l’amour « sur les deux rives et entre les deux, de jour comme de nuit » explique Claude Chavasse dans une séquence d’introduction sous forme de carte du Tendre. Le relevé topographique manque de clarté dans sa datation. Le tableau pittoresque de la capitale évoque à gros traits la Belle Époque. Les deux existentialistes chevelus qui se bécotent en terrasse renvoient plutôt au Paris de Sartre que pastiche gaiement Stanley Donen dans Drôle de Frimousse, sorti à peine trois mois avant le film de Wilder. Ariane est un conte de fées suranné paradoxal car profondément moderne, surtout grâce à son écriture d’une intelligence « froide ». Eric Rohmer, champion de l’hermétisme, taxe son réalisateur de « cœur sec » dans les colonnes du magazine Arts, en juin 1957. La grande force sentimentale du film tient en effet à une subtile équation. Wilder se sait « pied-tendre ». Il l’est même peut-être d’autant plus qu’il se protège derrière un vernis de cynisme ravageur. Son nouveau collaborateur, I.A.L. Diamond, est pour sa part un pur matheux, une machine à calculer dont il ne se passera plus pour les vingt années à venir. Wilder s’émancipe – et c’est d’ailleurs le thème de toute son œuvre – et renvoie l’ascenseur à ses personnages. Ainsi de Frank, ivre d’amour, qui s’adonne à un jeu de va-et-vient avec une desserte chargée de bouteilles d’alcool entre lui et l’orchestre de bohémiens qui lui jouent chaque soir en boucle un programme de quatre chansons dont le sirupeux « Fascination », thème musical du film répété jusqu’à l’écoeurement. Cette précision mathématique, on la trouve aussi déjà à l’œuvre chez Lubitsch. Sa fameuse touch n’est pas plus un style qu’un trait de caractère. C’est une mécanique bien huilée qui fait tourner son petit manège entre ciel et terre (Le Ciel peut attendre, 1943). De même, rien n’échappe au hasard dans le petit monde d’Ariane. Le moindre accessoire, la moindre réplique, le moindre élément de décor deviennent des ressorts narratifs en puissance : de l’étui à violoncelle de l’héroïne au chien brailleur de la suite attenante à celle de Frank Flannagan en passant par des portes qu’on ouvre puis l’on referme. Jamais l’imagination des spectateurs n’a-t-elle été aussi mise à l’épreuve. Ariane envoûte, fascine, épuise. Quoi de plus jubilatoire ?


LA PASSION HEPBURN
Atemporel, Ariane l’est également peut-être d’autant plus qu’il est bien de son temps. Mieux : c’est une comédie du remariage entre l’ancien et le moderne servie par un casting détonant. Le film tient en effet sur les frêles épaules d’Audrey Hepburn. Billy Wilder l’a déjà faite tourner dans Sabrina en 1954. C’est une révélation pour le public, un « événement » mythologique selon Roland Barthes et « une petite chose fragile », « virginale » et « sexy » aux yeux du réalisateur. Hepburn et ses yeux de biche suscitent le plus chaste des désirs, reléguant ainsi les polissonneries de Wilder au hors-champs. L’actrice ne minaude pas et ne joue pas de ses atouts. C’est même l’anti-Marilyn, l’autre égérie wilderienne des années 50. Monroe, la blonde, incarne le mythe. Hepburn, la brune, le synthétise. La poitrine plantureuse de l’une défie la gravité dans la pure tradition de la pin-up. La seconde, plus plate, préfigure les icônes féminines évanescentes des années 60 (Jean Seberg, Mia Farrow ou encore Twiggy). Audrey Hepburn a l’élégance victorienne engoncée dans une robe Givenchy. Le couturier qui l’habille depuis Sabrina lui sert de fée marraine. La garçonne aux omoplates saillantes devient d’un coup de baguette magique une jeune femme gracile que Donen filme dans une maison de haute-couture (Drôle de frimousse) et Wilder dans une école de cuisine (Sabrina) puis un hôtel de luxe (Ariane). En coulisses, Hepburn déteste son petit minois, allant jusqu’à contrôler la diffusion des photos promotionnelles du film. Wilder, lui, exploite ce complexe de starlette. Ariane se trouve elle aussi trop maigre : « Mes oreilles ressortent et mon cou est bien trop long. » Qu’on ne s’y méprenne : Hepburn n’est pas non plus une poule de luxe. Elle n’aspire qu’à s’émanciper des carcans du genre (cinématographique, sexuel, etc.) Son geôlier dans Ariane, c’est justement un représentant de la vieille France fantasmée par la jeune Amérique : Maurice Chevalier. L’acteur respire la bonhomie joviale. Son accent « titi » rendrait pittoresque la moindre tirade d’un drame shakespearien. Chevalier, c’est donc Claude Chavasse, le Marlowe parisien qui a troqué la gnôle contre un appareil photo et un trousseau de clefs deux fois plus gros que le poing de sa fille. Face à lui, Gary Cooper incarne la fièvre industrielle (et industrieuse) des États-Unis. Frank Flannagan a fait fortune dans le pétrole, les turbo-réacteurs et le Pepsi Cola. Billy Wilder aurait souhaité confier le rôle à Gary Grant. L’acteur et le cinéaste ne cesseront de se croiser.

En salle le 29 mai en France puis le 30 juin 1957 aux États-Unis / Reprise le 26 août 2020.
Copyright illustration en couverture : Deanna Halsall.