Ammonite : Portrait de la scientifique en feu

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Il est des films dont les titres interrogent tant ils semblent éloignés de leur narration. Ammonite en fait (presque) partie. Sorti en 2020, le premier long-métrage de Francis Lee refait surface sur Ciné + pour le grand plaisir des amoureux de biopic. En évoquant le destin d’une scientifique lesbienne du XIXe injustement oubliée par l’Histoire, le cinéaste anglais faisait sauter les digues de la bien-pensance britannique. Malgré une puissance politique relative, ce biopic porté par Kate Winslet interroge les rapports de force troubles entre vérité historique et injonctions narratives.

Saviez-vous que la paléontologie doit ses premières découvertes à Mary Anning ? Que cette pionnière a été interprétée par Kate Winslet au cinéma ? Le film en question se nomme Ammonite. Un titre curieux pour un biopic. Ce choix semble pourtant moins incongru qu’il n’y paraît. Car Mary Anning collectionnait des fossiles, dont des ammonites, glanés sur les plages au sud de l’Angleterre. De précieuses trouvailles qui alimentèrent le British Museum de Londres et que s’attribua la communauté scientifique patriarcale. Cette spoliation organisée et connue de tous révèle une hypocrisie de haut vol. Pendant qu’on exposait sa collection dans les plus grands musées du monde, Mary Anning survivait en vendant des fossiles. Francis Lee investit d’emblée l’ammonite d’une polysémie politique. Avant d’être un symbole d’amour lesbien, l’objet fossilisé constitue d’abord le symbole d’une double spoliation : scientifique et économique. A la dépossession du travail scientifique répond l’appropriation d’un travail « alimentaire » marchandé à bas coût.

Ammonite amène le biopic à flirter ouvertement avec la politique. En retraçant le destin d’une paléontologue injustement oubliée, Francis Lee rend justice aux invisibilisées et aux laissées-pour-compte du patriarcat. Si les femmes s’émancipent intellectuellement, contribuant en même temps aux progrès scientifiques, le corps social désire, cependant, maintenir le statu quo. « The private is political », tonnaient les militantes du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). De la politique à l’intime, il n’y a qu’un pas. La première façonne la seconde. Une évidence pour le corps féminin, d’autant plus pour les sexualités qui échappent aux schémas hétéronormés. C’est ici qu’Ammonite prend toute son ampleur et que commencent les ennuis pour Francis Lee.

TROUBLES DANS LE GENRE

Ammonite joue délibérément avec les codes du biopic. Les films se réclamant du genre reposent souvent sur un contrat tacite avec le public. S’ils peuvent être quelque peu romancés, les faits « historiques » restent néanmoins pris dans le giron de la vérité historique. Un scénariste s’arroge la liberté de triturer l’ADN du biopic, quitte à prendre une certaine distance avec le factuel. En adaptant la vie d’une scientifique inconnue, Francis Lee n’aurait jamais imaginé s’attirer les foudres des puristes du genre, notamment en levant le voile sur la sexualité de Mary Anning, pourtant beaucoup plus mystérieuse que sa carrière. Cette prise de position a provoqué une levée de boucliers lors de la sortie d’Ammonite. Beaucoup ont considéré que le lesbianisme du personnage portait atteinte à l’image de la scientifique aujourd’hui réhabilitée. On peut se demander à juste titre quel pouvait bien être l’origine du « déshonneur ». Loin d’entacher l’œuvre, cette polémique l’enrichit paradoxalement, prolongeant le débat qu’elle a elle-même initiée. Le scandale fait vendre, dit-on. Il incite aussi à la réflexion, ajoutera-t-on.

Bien que réhabilitée depuis peu par la science, Mary Anning demeure paradoxalement une personnalité publique impopulaire, car largement inconnue du grand public. Le discrédit jeté sur Ammonite a conféré à la paléontologue une visibilité plus importante que jamais. Dénoncée comme un crime de lèse-majesté par le « quand dira-t-on » institutionnel, la réhabilitation LGBTQIA+ de Francis Lee interroge aussi bien la nature que la fonction du biopic. Le genre doit-il toujours respecter « l’Histoire officielle » ? Que faire quand le récit d’une vie présente des lacunes ? Comment rendre compte de l’histoire intime d’une femme effacée des livres d’Histoire ? Francis Lee se devait-il de coller à une vérité qui justement n’existe pas ?

MARY À TOUT PRIX

Ammonite ne témoigne pas d’un simple intérêt pour la chronologie biographique. Francis Lee oriente son récit biographique du côté de la spéculation imaginative. Après tout, le biopic ne constitue jamais que le point de vue d’un mille-feuille aux potentialités narratives infinies. Et Francis Lee s’inscrit délibérément dans cette politique. Ammonite ne prétend pas raconter la vie de Mary Anning sur le modèle consacré : « ascension-triomphe-chute-rédemption ». Francis Lee déjoue ce programme traditionnel et intime au biopic un nouvel ordre narratif. La vérité historique n’existe, dans le film, qu’à travers quelques bribes, piochées çà et là par le réalisateur. L’essentiel de l’histoire tient dans la mise en scène pure et simple. Notamment de la relation entre Mary Anning et Charlotte Murchison (Saoirse Ronan). Si les deux femmes se connaissaient, aucun document n’atteste, en revanche, l’existence d’une quelconque liaison entre elles. Le même constat s’impose avec Elizabeth Philpot (Fiona Shaw), l’ancienne amante de la paléontologue. Version qui s’oppose, là encore, aux documents officiels. Ces petits arrangements avec l’Histoire s’opposent doublement sur le plan politique.

Rares sont les biopics à oser s’aventurer sur le terrain du lesbianisme et de la science sous couvert d’un récit « inspiré d’une histoire vraie ». Beaucoup ont vu dans la sexualité d’Anning une provocation. Cette idée en dit long sur la difficulté du cinéma à aborder de front l’homosexualité féminine. Osons une question : le comportement d’Anning ne dérangerait-il pas moins que sa sexualité ? Mary Anning conquiert sa liberté en s’affranchissant des conventions (sociales, sexuelles). Si elle est réduite au silence, la paléontologue prend seule en charge son propre désir et celui de ses partenaires. Il lui fallait la solitude d’une île pour pouvoir expérimenter les soubresauts du sentiment amoureux à l’instar de la peintre Marianne dans Portrait de la jeune fille en feu (C. Sciamma, 2019).

La réappropriation de l’espace intime implique – dans une certaine mesure – la réaffirmation de soi en tant que sujet. S’il interroge la place des femmes et de leur sexualité au XIXe siècle, Ammonite réduit la place de Mary Anning, figure éminemment politique parce que politisée, à la portion congrue. L’entreprise de Francis Lee repose un paradoxe. Évoquer le destin de la paléontologue permet d’en faire un symbole de l’oppression systémique des femmes dans l’histoire. Après tout, un biopic réussi n’assume-t-il pas son caractère fantasmatique ? L’existence d’une personnalité publique s’inscrit toujours au cœur d’une sorte de machines à fantasmes, d’autant plus lorsque son histoire présente des lacunes. Pour autant, générer du politique à partir d’un discours confus n’entraîne-t-il pas un engagement délibérément ambigu ? Car, à moins de la priver de parole, Mary Anning ne peut devenir pleinement un symbole lesbien, ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Si politique qu’il rêverait d’être, Ammonite prouve que le biopic se conjugue encore difficilement au féminin.

A la production : Ian Canning, Emile Sherma & Fodhla Cronin O’Reilly pour BFI, BBC Films, Stage 6 Films, See-Saw Films & Cross City Films

Derrière la caméra : Francis Lee (réalisation & scénario). Stéphane Fontaine (chef opérateur). Volker Bertelmann & Dustin O’Halloran (musique).

A l’écran : Kate Winslet, Saoirse Ronan, Fiona Shaw, Gemma Jones, Alec Secareanu, James McArdle, Claire Rushbrook, Liam Thomas.

Sur Ciné + : en octobre 2022.

Copyright photos : Pyramide Films.