Chaque année, depuis 2005, la paisible bourgade de Petaluma, Californie, accueille un défilé de voitures rétro sur sa grande avenue centrale, en hommage au film American Graffiti tourné sur place par George Lucas à l’été 1972. 2020 s’annonce comme un grand cru pour les amateurs de gomina et de Bill Haley. La parade célèbrera son 20e anniversaire au mois de mai prochain. Rien de tel dans les tuyaux côté français… Ou presque ! L’éditeur Rimini se met quand même à la page en proposant American Graffiti dans un combo DVD/Blu-ray de luxe, l’occasion de redécouvrir le seul et unique film de George Lucas qui commence sans générique défilant !
GEORGE & THE MECHANICS
Il y a fort longtemps dans une galaxie pas si lointaine que ça, à Modesto, Californie, George Lucas rêvait de petites pépées et de champs de course. Ses après-midi, il les passait dans un garage du coin à réparer des voitures quand il n’allait pas faire les 400 coups au volant de sa petite Fiat, histoire de « disposer de sa vie », et d’aller voir ce qui se tramait de l’autre côté de l’arc-en-ciel. Bonne pioche : il y trouva un cinéma qui projetait les films de la Nouvelle Vague, ceux de Godard et Truffaut, des noms assez exotiques pour lui faire une forte impression. Mais le lendemain, il fallait revenir à la dure réalité, celle du cancre élevé à la dure par son père qui le destinait à devenir au mieux mécanicien, au pire artiste. Pour le jeune homme, l’affaire est déjà pliée : une fois son diplôme en poche, il ira faire la noce pendant l’été sur les routes européennes. Cette ligne droite toute tracée va prendre la tangente lorsque George Lucas passe à travers le pare-brise de son véhicule, se brise l’omoplate gauche et passe six mois dans le coma. A son réveil, le miraculé comprend qu’on lui donne une seconde chance. George Lucas, nouvelle version, devient un élève studieux au Modesto Junior College alors qu’il n’est « même pas capable d’écrire correctement ». Là-bas, il étudie l’anthropologie et la sociologie qui le passionnent. Ses bonnes notes lui ouvrent les portes du campus de l’Université de San Francisco où l’on enseigne le cinéma, une matière suffisamment obscure à l’époque pour que son père accepte de financer son fils, à condition d’en suivre sérieusement les cours. Lucas possède en plus une relation de poids dans le métier, le chef opérateur Haskell Wexler, un féru de gros bolides comme lui. Sur les bancs de la fac, il déchante très vite. Aucun avenir n’attend les jeunes passionnés comme lui sous le soleil de Californie. Et en effet, personne n’accepte de l’embaucher à moins de se syndiquer, une idée qui a tout pour déplaire encore une fois à son père. Les discours défaitistes de ses professeurs ne portent pourtant pas atteinte au moral de George qui n’a qu’une idée en tête : sortir de là avec son diplôme en poche.
En attendant, il fait la connaissance des futurs grande douze salopards d’Hollywood, dont John Milius, un mordu d’armes à feu, de films de sabre et Walter Murch, fasciné par le son depuis le plus jeune âge, et Francis Ford Coppola, le parrain de la « Mafia de l’USC » qui réalisait déjà des films pour Roger Corman. Lucas lui filera d’ailleurs un coup de main en tant que stagiaire, en récompense de son assiduité, alors que ses camarades carburaient aux drogues. Ses addictions se restreignaient aux sucreries, dont le Coca et les Cookies, mais surtout aux films, ceux de John Ford, Kurosawa, Wyler et Fellini. Le cinéma direct et sa légèreté technique retiennent aussi tout particulièrement son attention. Il s’essaie d’ailleurs au genre avec son court-métrage expérimental 1:42.08 sur une course de voitures en plein désert qu’il tourne en 1966, sa dernière année à l’USC dont il sort diplômé et sans travail comme prévu. Son avenir se trouve sûrement à San Francisco où il cadrera des documentaires pour financer des courts-métrages expérimentaux, alors très en vogue dans la région. Lucas se laisse d’abord pousser les cheveux pour se fondre dans le décor, puis fait marcher ses contacts. Le graphiste Saul Bass le recrute sur deux productions estivales, Grand Prix (J. Frankenheimer, 1966) et Why Man Creates (S. Bass, 1968). Un an plus tard, son travail acharné comme réalisateur de courts-métrages l’aide à décrocher un stage chez Warner Bros sur le plateau de La Vallée du Bonheur que tourne son camarade Coppola. C’est le début d’une belle amitié qui va mener à la fondation de leur propre société de production, American Zoetrope, censée faire la nique aux Big Five. George appelle ses camarades de classe, dont Walter Murch, pour donner naissance à THX 1138 (1971), son premier long-métrage mais aussi un gros flop pour la Warner qui le distribue après l’avoir un peu charcuté. L’indépendance, George s’en était fait une raison d’être dès l’université. Désormais, c’est un impératif sur lequel il ne transigera plus.
L’ANNÉE Où L’ON A DIT ADIEU A MARILYN
Les cadres d’Universal ont sûrement été mis au parfum lorsqu’ils signent un contrat de deux films avec George Lucas. Le cinéaste ne sait alors plus trop quoi faire après l’aventure exténuante de THX 1138. Coppola, redevable de 400 000 dollars pour éponger ses dettes envers la Warner, conseille à son collègue de réaliser un film plus léger, tant dans son scénario que son dispositif. Un comble pour le réalisateur qui venait de s’embarquer dans la production pharaonique du Parrain ! Lucas réfléchit alors à une fiction qui documenterait la culture de la drague, quelques années avant la British Invasion aux États-Unis. Le traitement d’American Graffiti suit donc une bande d’ados qui paradent en voiture sur le Strip de Modesto le temps d’une longue nuit d’été en 1962, l’année où l’on a dit « adieu à Marilyn ». Ils s’appellent Curt, Steve, John et Terry, rêvent d’un avenir meilleur sur la côte Est, mais surtout de lever de la nénette grâce à Wolfman Jack, le mystérieux DJ à la voix rocailleuse qui fait chanter Bill Haley et Chuck Berry dans leurs bolides. Selon Lucas, ce bref canevas d’une quinzaine de pages devrait suffire à convaincre un financier d’investir son argent dans le projet. C’est à Cannes, où la Quinzaine projette THX 1138 en 1971, qu’il parvient à trouver son homme en la personne de David Picker, un producteur dans le vent qui a introduit les Beatles à Hollywood grâce au cultissime dyptique de Richard Lester, A Hard Day’s Night (1963)/Help (1965). George Lucas dispose désormais de 10 000 dollars pour bâtir un scénario attendu sous trois semaines dans les bureaux de la United Artists. La somme peut paraître conséquente, mais elle est vitale pour le réalisateur qui a dépensé toutes ses économies sur la Croisette. Le premier jet que lui concocte un ami ne convainc de toute façon pas Picker. Le scénario en l’état ressemble à une série B de bikers comme en produisait à la chaîne la société American International Pictures dans les années 50-60. Qu’à cela ne tienne : Lucas le propose à la firme qui ne le trouve pas assez croustillant pour un public adolescent accro au sexe et à la violence.
Le projet échoue finalement chez Universal où on lui promet une liberté totale, y compris le fameux final cut, à condition de respecter un budget très serré de 600 000 dollars. Le grand succès d’Easy Rider (D. Hopper, 1969) vient en effet de convaincre le studio d’imiter Columbia Pictures, son distributeur, et donc d’investir dans des productions indés à petits budgets, susceptibles de rapporter gros. Lorsque Coppola fait savoir qu’il investit ses deniers dans le projet, Universal accorde aussitôt une rallonge de 175 000 dollars au seul motif d’avoir un « grand nom » au casting. Le service marketing s’en frotte déjà les mains : « American Graffiti, produit par le réalisateur du Parrain ». Lucas confie alors en dernière minute son scénario à Willard Huyck et Gloria Katz, un couple d’amis rencontré à l’université, et son casting à Fred Roos, futur grand « casteur » chez Coppola. Six mois seront nécessaires pour réunir une distribution de jeunes talents recrutés au hasard des rencontres ou sur recommandation. Ainsi de Ron Howard (Steve), préalablement repéré par Roos lorsqu’il était directeur de casting pour le Andy Griffith Show (1960-1968) – l’acteur y incarnait le rejeton du personnage principal -, de Charles Martin Smith (Terry, dit « le crapaud »), chaudement recommandé par un collègue, ou encore de Harrison Ford (Bob Falfa), un acteur de seconde zone engagé comme charpentier au domicile des Roos. George Lucas accorde d’ailleurs le droit à son futur Han Solo de dissimuler ses cheveux longs sous un chapeau texan pour lui permettre de cachetonner ensuite plus facilement dans des productions où la coupe en brosse n’était pas vraiment en vogue. L’acteur, pour l’heure méconnu des geeks et des midinettes, devaient alors à tout prix arrondir ses fins de mois pour nourrir sa petite famille. Patience, monsieur Ford…


UNE NUIT à MODESTO
La production d’American Graffiti s’installe un peu moins d’un mois dans la petite bourgade californienne de Petaluma, dont l’architecture rétro servira également à Coppola quelques années plus tard lorsqu’il y tournera sa comédie nostalgique, Peggy Sue s’est mariée (1986). George Lucas mise sur les couleurs flamboyantes façon « jukebox » de son décor pour faire revivre le Modesto de sa jeunesse. La démarche qu’il souhaite suivre s’inspire profondément de son expérience de documentariste. Car en effet, pour des raisons budgétaires et artistiques, le film se fait sans chef opérateur… Ce qui aurait quand même été bien plus pratique pour tourner une histoire de nuit ! Haskell Wexler passe ainsi quatre semaines à enchaîner des aller-retours en avion entre Los Angeles, où il tourne des publicités le jour, et Petaluma où l’attend une prod’ indé fauchée le soir. En plateau, le réalisateur n’est obnubilé que par une seule et unique idée : faire « vrai », comme un documentaire, et à moindre coût. Le reste se fera au montage. Il tourne donc son film en Techniscope, un format anamorphosé bon marché dont le grain et les couleurs désaturées ajoutent leur lot de réalisme à ce vrai/faux docu-fiction. L’obsession technique de George Lucas finit par avoir raison de ses acteurs, délaissés dans une seule petite caravane, sans chaises ni maquillage. L’ambiance est quand même à la franche camaraderie sur ce tournage-guérilla où le réalisateur gratifie les performances de chacun d’un simple : « Terrifc ! » sans donner plus de détails. C’est que le cinéaste, lui, a déjà la tête au montage. Sa première version, d’une durée de trois heures, ne pourra bien sûr pas passer la sacro-sainte épreuve des screen tests que prévoit l’équipe de Ned Tannen, la tête pensante d’Universal.
Raccourci à 100 minutes au terme de six mois de post-production, le film suscite quand même l’inquiétude du studio qui ne sait pas trop quoi faire d’un titre pareil. Et pourquoi ne pas le rebaptiser Another Slow Night in Modesto ou Rock Around the Block ? Pire : Tannen envisage de le remonter à l’aide d’un vieux de la vieille, un croûlant du nom de William Hornbeck, oscarisé pour son travail sur Une place au soleil (G. Stevens, 1951). Il faut attendre les Oscars en mars 1973, et la victoire de Coppola, co-producteur du film, rappelons-le, pour que tout ce petit monde s’accorde à ne retirer que trois scènes, et à diffuser American Graffiti à la télévision. Mais entretemps, la réputation du film a fait son bonhomme de chemin dans les couloirs des studios au point d’arriver jusqu’aux oreilles des grands manitou d’Universal, Sid Sheinberg et Lew Wasserman. Le succès d’American Graffiti se construit graduellement un peu partout aux États-Unis, grâce à des critiques favorables, des nominations dans les plus prestigieuses cérémonies américaines, une affiche cartoonesque signée Mort Drucker, LE caricaturiste cinéphile de MAD magazine, mais aussi et surtout une bande originale qui se vend comme des petits pains. Les spectateurs seront à nouveau au rendez-vous pour la sortie de la director’s cut en 1978, au cœur de la vague rétro sur laquelle surfe d’ailleurs un autre camarade de classe de George Lucas, Randal Kleiser avec Grease. Universal capitalise aussi sur ce premier grand blockbuster estival en produisant sa suite l’année suivante, More American Graffiti (B. L. Norton, 1979), avec les mêmes acteurs, devenus entre temps des vedettes de premier plan, d’après un scénario concocté par le tandem Huyck/Katz. Succès assuré ? Pas vraiment. C’est peut-être Lucas en personne qui résume le mieux ce malheureux coup dans l’eau.
On est jamais sûr de ce genre de choses. J’ai produit More American Graffiti ; ça m’a rapporté dix centimes. Un échec lamentable.
George Lucas


UN FILM AVANT-GARDISTE
American Graffiti frappe aujourd’hui par son avant-gardisme rétro, d’autant plus détonnant dans la carrière artistique en dent de scie d’un homme qui ne cessera par la suite d’enchaîner les sorties de piste pour le meilleur (Kagemusha, 1980) et pour le pire (Howard le Canard, 1986). George Lucas revisite là son passé grâce à un dispositif expérimental inspiré du cinéma direct dont il a su se montrer friand dans des œuvres de jeunesse aujourd’hui malheureusement confidentielles – on regrette d’ailleurs qu’aucun éditeur vidéo ne le propose à la vente dans un coffret collector. Bien loin des artifices hollywoodiens, le jeune cinéaste prenait alors à cœur de capter l’invisible contingence d’un âge d’or intime sublimé in situ devant des caméras qui tournent sans discontinuer. Les moindres erreurs techniques et autres aberrations participent ainsi de ce régime d’images documentaires : une Vespa qui se plante dans le décor, une jeune fille qui reçoit une bombe à eau en plein visage, etc. Lucas, d’habitude si peu reconnu pour ses talents dramaturgiques, réalise mine de rien un sacré tour de force en caractérisant ses personnages à la fois par une approche cubiste et mécaniste. Si American Graffiti fait œuvre d’autobiographie à peine voilée, c’est que le film recèle la personnalité de son auteur disséminée à l’horizontale dans trois de ses principaux protagonistes, chacun incarnant le cinéaste à une période de sa vie. Curt évoque l’étudiant qu’il fut sur le campus de l’USC, John le fou du volant de Modesto, Terry le nerd incapable de draguer. Cette galerie de personnages se caractérise également d’après leurs véhicules de prédilection. Le hot-rod jaune pétaradant de John, qu’incarne Paul Le Mat, un ancien boxeur, évoque la fureur de vivre old school de son conducteur, un ersatz de James Dean qui carbure aux standards de rock’n’roll à l’heure où les Beach Boys envahissent les ondes. Steve, lui, possède une Chevrolet Impala, un véhicule haut-de-gamme mais démocratique, à l’image du garçon par trop conformiste et de ses rêves petit-bourgeois. Le parc automobile d’American Graffiti cristallise également les fantasmes de ses personnages, telle la Ford Thunderbird d’un blanc immaculé que conduit une mystérieuse blonde fantasmatique.
Le Strip rêvé de Modesto prend ainsi des allures de route de brique jaune circulaire que berce la voix rocailleuse d’un « grand et puissant » DJ cloîtré dans sa cité d’émeraude. Les rares fous du volant, assez téméraires ou inconscients pour prendre la tangente, paieront presque de leur vie leur incursion en ligne droite « au-delà de l’arc-en-ciel ». La course de dragster finale est ainsi symptomatique d’une sortie de route désespérée, l’un des deux véhicules achevant sa course sur le toit. Seul Curt (Richard Dreyfuss), las de se bercer d’illusions, parviendra à pénétrer au cœur du pays d’Oz d’où Wolfman Jack dispense sa bonne parole. Réminiscence cinéphilique, la rencontre évoque à peu de choses près celle entre Holly Martins (Joseph Cotten) et Harry Lime (Orson Welles), au détour d’une rue de Vienne dans Le Troisième Homme (C. Reed, 1948). La silhouette fantasmée du disc-jockey s’esquisse fugacement dans la pénombre d’un studio pirate, musée imaginaire des vestiges d’un monde que compilent des kilomètres de bandes magnétiques. Lucas pousse si loin le mimétisme qu’il demande à Wolfman Jack en personne d’incarner le personnage qu’il fut pour toute une génération d’adolescents. La trame narrative d’American Graffiti s’écrit donc au gré d’une inépuisable piste intradiégétique qu’interrompent ponctuellement les silences orchestrés d’une main de maître par le sound designer Walter Murch. Sa « partition orchestrale » sensorielle et ténue pénètre inconsciemment notre oreille, prompte à réagir en retour au moindre son « réaliste » – on pense ici aux battements de cœur lorsque Terry se perd dans les hautes herbes. Après avoir réglé ses comptes avec les greasers, George Lucas ira, lui, s’égarer quelque part dans les sables tunisiens repousser encore un peu plus loin le curseur de l’expérimentation mainstream, une autre histoire dont il ne reviendra jamais tout-à-fait.
Après le succès d’American Graffiti, je me suis retrouvé seul avec moi-même et je me suis dit : « Ok, maintenant je suis réalisateur. Maintenant je peux trouver du boulot. Je peux travailler au sein de l’industrie et exprimer mes idées à ma manière. Même si je finis par tourner des publicités pour la télé, ou si je me remets à réaliser des documentaires, ce que j’aime aussi. J’en serai capable. Je sais que je peux trouver du boulot quelque part, obtenir des financements. Je sais que je peux faire ce que j’ai envie de faire. » C’était une sensation très agréable. A ce moment-là, je l’ai fait. Rien dans ma vie n’allait pouvoir m’empêcher de réaliser des films.
George Lucas
Pendant ce temps-là, à Modesto, un businessman à la retraite envisage de créer d’ici l’été un musée à la mémoire d’American Graffiti, géré par une poignée de bénévoles. Revisiter le passé semble être décidément un passe-temps de luxe… Pour notre part, on se contentera d’errer encore sur le Strip grâce à la bien sympathique édition restaurée en DVD/Blu-ray désormais disponible chez Rimini, avec en prime, un commentaire audio de George Lucas et un making of de Laurent Bouzereau, sans oublier les essais filmés des comédiens. Et vous, où étiez-vous en 1962 ?
A la production : Francis Ford Coppola et Gary Kurtz pour American Zoetrope.
Derrière la caméra : George Lucas (réalisation). George Lucas, Gloria Katz et Willard Huyck (scénario). Jan D’Alquen (chef opérateur).
A l’écran : Richard Dreyfuss, Ron Howard, Paul Le Mat, Charles Martin Smith, Cindy Williams, Candy Clark, Mackenzie Phillips, Wolfman Jack.
En DVD & Bluray le : 21 juillet 2020.