A l’approche d’un été très sûrement caniculaire, l’éditeur DVD Rimini sort de sa malle aux trésors une rareté à déguster dans l’ombre de son salon, un bâtonnet glacé en main : l’une des premières adaptations d’un classique de la littérature steam punk, 20 000 lieues sous les mers, produite en 1916 par un tout jeune studio Universal en quête de respectabilité. Un tournage colossal (40 semaines), un budget faramineux pour l’époque (environ 200 000 dollars) et une campagne marketing inédite (avec exposition de costumes de plongée dans certains cinémas) suffisent à ranger le film dans un cabinet de curiosités hollywoodiennes. Sous ses airs de proto-serial, ce 20 000 lieues sous les mers primitif se dissimule un travelogue subaquatique plus proche du « cinéma d’attraction » que du véritable documentaire à la Cousteau.
RETOUR DANS L’AQUARIUM
A l’aube de la quarantaine, le romancier satirique S.J. Perelman se piqua de revoir une poignée de films muets qui firent une forte impression sur le jeune enfant qu’il fut pour vérifier si la patine du temps n’avait pas brouillé sa vue. Le singulier exercice critique lui donnait l’occasion de tremper sa plume dans le vitriol et de régaler les lecteurs du New Yorker dans une série de chroniques acerbes publiées sous le titre de « Cloudland Revisited ». C’est ainsi qu’à l’été 1952, Perelman fut amené à revoir son jugement sur l’une des premières productions « de prestige » du studio Universal, 20 000 lieues sous les mers (1916), adaptation muette et monochrome du roman éponyme de Jules Verne sous la direction d’un obscur réalisateur écossais, Stuart Patton. Sa chronique intitulée « Roll’On, Thou Deep and Dark Scenario, Roll » prend pour point de départ un souvenir d’enfance plutôt cocasse : sa tentative avortée d’explorer les eaux profondes après avoir découvert les premières prises de vue sous-marines jamais réalisées dans le film en question… Ou plutôt « ce que pourrait voir quelqu’un dans un aquarium après avoir bu trop de vin messe » comme il l’écrira une trentaine d’années plus tard.
L’historien du cinéma aura beau chipoter – un certain Wallace McCutcheon s’est emparé de l’histoire du capitaine Nemo dès 1905, talonné de près par Méliès à deux ans d’intervalle – la version de 1916 est bel et bien le premier long-métrage directement inspiré de 20 000 lieues sous les mers. Son producteur, Carl Laemmle, un tycoon juif farouchement indépendant, a fondé le studio Universal quatre ans plus tôt. Son catalogue comprend surtout des adaptations de romans suffisamment populaires pour attirer les foules. Pourtant, difficile d’envisager son 20 000 lieues sous les mers comme une simple transposition à l’écran. Laemmle ambitionne d’en mettre pleins les yeux en produisant l’un des premiers longs-métrages hollywoodiens. Le réalisateur et scénariste Stuart Patton voit donc les choses en grand, certainement un peu trop, au point de fusionner deux histoires de Jules Verne en un peu moins d’une heures trente. La bande à Nemo croise ainsi une galerie de protagonistes tout droit sortis de L’île mystérieuse et s’embarrasse d’une énigmatique et pittoresque « Enfant de la Nature », protagoniste inventé de toutes pièces pour les besoins d’une origin story introduite maladroitement. Confus, 20 000 lieues sous les mers n’en reste pas moins un film bien de son temps, porté sur les clichés racistes, fantasmes masculins et autres « occidentalocentrismes ». Si un spectateur peu au fait du microcosme vernien s’étonnera de découvrir des origines indiennes au capitaine du Nautilus – ici interprété par un comédien blanc grimé et enturbanné, blackface oblige –, le lecteur assidu se fera un malin plaisir d’étaler sa science en rappelant que le romancier imaginait son personnage sous les traits d’un prince polonais persécuté par les russes avant de se raviser sur les conseils de son éditeur et d’en faire le fils d’un rajah remonté contre les colons anglais dans L’île mystérieuse. Et S.J. Perelman, enthousiaste repenti, de noter : « La plupart des capitaines de sous-marins sont généralement occupés à vérifier les jauges et à manipuler le périscope, mais Nemo passe tout son temps à se frapper le front et à se venger sans savoir sur qui. » Patton ne fait pas dans la dentelle, enfile de gros sabots et tranche dans le lard – ou plutôt dans le céphalopode. Les lecteurs chevronnés auront certainement relevé l’indécision de Verne au sujet de la nature du monstre sous-marin qui s’en prend au Nautilus. Pieuvre ou calmar ? Le réalisateur arrête son choix sur le poulpe, animal sans doute plus terrifiant par sa capacité à se régénérer.


30 000 LIEUES SOUS LES MERS
Nul doute que l’apparition de « l’épouvantable bête » – ici, une marionnette en caoutchouc manipulée par un scaphandrier – ait laissé sans voix les spectateurs du début du siècle comme le seront leurs arrière-petits-enfants devant le T-Rex de Jurassic Park (S. Spielberg, 1993). On peut fort bien concevoir que l’exploration des fonds marins sur grand écran ait coupé le souffle du public de la même manière que l’expérience immersive d’Avatar (J. Cameron, 2009) ne manquera pas d’en époustoufler plus d’un. Le tour de force de 20 000 lieues sous les mers se regarde aujourd’hui comme on contemple une pièce de musée, l’œil curieux et le sourire aux lèvres. Moins pour la mise en scène insipide que pour le dispositif technique innovant mis à la disposition d’Universal par John Ernest et George Williamson pour filmer la vie sous-marine : la Photosphère, une cabine étanche immergée en eau profonde à 10 mètres de la surface que l’opérateur aventureux peut rejoindre grâce à un tube métallique relié à une barge. Leur contrat, les talentueux frangins l’ont décroché en testant leur invention dans un court-métrage documentaire réalisé deux ans plus tôt, 30 000 lieues sous les mers, dont le point d’orgue consiste en un duel entre J. Ernest et un requin. Aussi ingénieuse soit-elle, la Photosphère ne permet toutefois pas de recourir à des lumières artificielles. Les Williamson devront donc plonger dans les eaux limpides des Bahamas pour capturer les somptueuses images de la vie aquatique, un spot privilégié où Disney enverra ses équipes pour sa très célèbre adaptation flamboyante du roman en CinémaScope avec Kirk Douglas et James Mason sous la direction de Richard Fleischer.
L’investissement considérable des Williamson dans la production 20 000 lieues sous les mers et leur courte apparition à l’écran au générique d’ouverture – fait rare, de mémoire cinéphile – pose la question de la réelle paternité de l’œuvre. Difficile de trouver la moindre étincelle de génie à Stuart Patton. « S’il était encore en activité aujourd’hui, les adeptes du cinéma surréaliste […] tresseraient des guirlandes pour ses cheveux. Cet homme pourrait faire un cryptogramme de Ma Mère l’Oie » ironisera S.J. Perelman. En réaction à la presse qui ne mentionne guère leur travail, George et J. Ernest décident de publier un communiqué dans un magazine professionnel précisant que « les frères Williamson sont les SEULS à être à l’origine et les seuls producteurs [du film] et le plus précieux apport à l’industrie cinématographique. » Dans cette querelle d’ego, Hollywood ne se trompera pas. Les frangins y seront conviés pour superviser des scènes sous-marines jusqu’au début des années 30 – mentionnons notamment la très belle adaptation de L’île mystérieuse produite par la MGM en 1929 – avant de disparaître de la circulation sans jamais plus donner de leurs nouvelles. Reste le souvenir de ce 20 000 lieues sous les mers, blockbuster avant l’heure produit à grands frais par Universal quelques temps avant de s’engouffrer dans le cinéma de genre, prototype du film d’aventure vernien dont le réalisateur Alexandre Jousse brosse un panorama très documenté dans les bonus de l’édition de Rimini qu’on vous conseille de vous procurer au format Blu-ray pour découvrir une version colorée et restaurée en 4K d’après une copie en provenance de Russie. Dépaysement garanti !
A la production : Carl Laemmle et Stuart Patton pour Williamson Submarine Film Corporation.
Derrière la caméra : Stuart Patton (réalisation et scénario). Eugene Gaudio (chef opérateur). Orlando Perez Rosso (musique).
A l’écran : Dan Hanlon, Edna Pendleton, Curtis Benton, Allen Holubar, Matt Moore, Jane Gail, Howard Crampton, William Welch.
En DVD/Blu-ray le : 7 juillet 2021.