Pulp Fiction

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Pulp Fiction artwork

Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994) restera dans l’histoire du cinéma hollywoodien le premier long-métrage indépendant capable d’engranger plus de 200 millions de recettes dans le monde, à la façon d’un blockbuster sagement calibré par les studios. Au-delà de son succès populaire, le film permit de remettre en selle des acteurs alors passés de mode, mais également de propulser en un clin d’œil un ancien employé de vidéoclub au rang de réalisateur superstar grâce au simple flair d’un producteur outsider. Voici donc comment Pulp Fiction devint le mètre-étalon du cinéma indépendant des années 90 dont il fit éclater les codes à coups de sexe, drogue et rock’n’roll. 

Mené par John Travolta, Samuel L. Jackson, Bruce Willis et Uma Thurman, Pulp Fiction suit trois histoires qui s’entremêlent. Deux truands, Jules Winnifield et Vincent Vega, sont chargés de récupérer une mallette mystérieuse pour le compte de leur chef Marsellus Wallace. Un couple de braqueurs, Pumpkin et Yolanda, se préparent à faire un casse de plus. Butch Coolidge, un boxeur en fin de carrière, accepte de conclure un marché avec Marsellus et de perdre son prochain combat… C’était il y a 25 ans déjà, au Festival de Cannes en 1994. Clint Eastwood président du jury annonce la Palme d’or : Pulp Fiction. Son tout jeune réalisateur, Quentin Tarantino, 31 ans, signe alors son second film après avoir été repéré en France deux ans auparavant à une séance de minuit cannoise pour Reservoir Dogs (1992). Une pluie d’applaudissements déferle sur l’amphithéâtre, alors même que certains spectateurs avaient hué le film à l’annonce du palmarès. Quentin Tarantino y avait d’ailleurs répondu très justement par un doigt d’honneur. La Palme d’or, récompense suprême, marque le début de sa reconnaissance publique et critique. Ovni de la compétition officielle, face au Rouge (1994) de Kieslowski, Tarantino injecte quelque chose de nouveau, de neuf, de jamais vu. Un hommage amoureux, un hommage de cinéphile, jubilatoire, sexy et expérimental. Pulp Fiction fut et demeure en cela un vrai moment de cinéma, qui se donne à voir pour ce qu’il est, une extase à l’état pur, tout simplement. Le film fit ainsi un tabac au box-office, devenant le premier long-métrage indépendant à engranger près de 215 millions de dollars de recettes. Pour un film qui a coûté 8,5 millions, on peut parler de l’affaire du siècle. Pulp Fiction a ainsi remporté les prix les plus prestigieux décernés dans le monde du 7e art, dont l’Oscar et le Golden Globe du meilleur scénario en 1995.

Entre la Russie impériale aux parfums nostalgiques et l’art du feuilleton populaire à la violence speedée, Clint avait parié sur l’avenir et pesé de tout son poids en faveur du feuilleton.

Gilles Jacob

L’ANTICONFORMISTE

Quentin Tarantino a su s’imposer comme l’un des cinéastes américains les plus talentueux de ces dernières années, le plus représentatif d’une relation nouvelle aux images, aux codes de la fiction et à la cinéphilie. Depuis son plus jeune âge, Tarantino a mûri son inspiration et son imaginaire, particulièrement riche en films rares, ou très peu diffusés aux États-Unis. Le vidéoclub où il travailla quelques années, Video Archives, devint ainsi le temple de la cinéphilie anticonformiste du jeune cinéaste, fan de Stanley Kubrickdu Nouvel Hollywood, celui de Brian de Palma et Martin Scorsese, mais aussi de Jean -Luc Godard et Jean Pierre Melville, ainsi que des cinéastes plus obscurs spécialisés dans les films d’action de série B ou Z, parmi lesquels les italiens Sergio Corbucci et Mario Bava, l’américain William Witney ou encore certains poulains de l’écurie hongkongaise des Shaw Brothers. Outre sa curiosité insatiable et son éclectisme débridé, cette culture vidéo marquera profondément ce que sera Tarantino dans sa vie et ses œuvres. 

Quentin Tarantino en 1994 © Ted Thai

Bob et moi, nous nous sommes sentis différents toute notre enfance, et, s’il y a un thème récurrent dans nos films, c’est bien celui du marginal qui débarque pour tout changer.

Harvey Weinstein

Cette cinéphilie débridée se caractérise avant tout par une parfaite connaissance des conventions du cinéma de genre dont il se joue avec une grande liberté pour les détourner de façon ludique ou en exacerber le caractère légendaire, l’authenticité du film de gangsters avec une reformulation théâtralisée du film noir. Pulp Fiction devait d’ailleurs être baptisé dans un premier temps Black Mask,  trois histoires construites sur le même modèle que les pulps des années 30 et 40, ces romans policiers de gare à 10 cents dans lesquels s’est illustré l’écrivain américain Raymond Chandler notamment.  Sur un matériau romanesque, le film opère ainsi tant du point de vue plastique que scénaristique à une sorte de synthèse d’un imaginaire cinématographique très codifié, sans rien perdre du plaisir de se laisser prendre au jeu de la fiction. Pulp Fiction trouve sa cohérence dans un jeu de contrastes donc. Une approche de la violence assez directe mais dédramatisée et parodique, un culte de la parole volontairement familière et crue, obsessionnelle et brillante. Tarantino se paie également un casting parfait et une direction d’acteur amoureuse et d’un grand savoir faire. On retrouve pêle-mêle les codes et l’élégance des gangsters en costumes noirs, le don pour créer des scènes fétiches, la danse dans le restaurant, clin d’œil aux débuts de John Travolta, dont Tarantino a su refaire une idole, signe d’une étonnante capacité à produire ou reproduire des images populaires en leur apposant sa signature personnelle. 

Les films de Quentin Tarantino façon pulp magazine © David Redon

Je rends à la vie des personnages et des situations qui sont des archétypes. Ce qui revient à passer de l’heure cinématographique à l’heure réelle. Les héros discutent comme des voisins. Dans Reservoir Dogs, les gangsters épiloguent sur le sens de « Like a Virgin », le tube de Madonna. Dans Pulp Fiction, deux tueurs discutent de cheeseburgers.

Quentin Tarantino

Un journaliste des Inrocks écrira ainsi que « dans Pulp Fiction ce ne sont pas des hommes que l’on dessoude, mais des archétypes de film de genre. Chez Tarantino la portée de la violence est constamment désamorcée par un parti pris humoristique, nous sommes dans un cinéma de genre légèrement parodique ». Tarantino structure ses histoires en chapitres comme des romans et couche ses idées sur des blocs de 200 pages avec des stylos rouges et noirs. Il écrit par terre, ou à l’envers et généralement dans des chambres d’hôtel, emploie l’anglais courant, travaille les mots, les répétitions et rythme l’ensemble avec un niveau de langue relativement trivial dont un nombre impressionnant de « fuck ». Tarantino a tout de suite injecté dans ses œuvres son goût pour les séries B violentes à la Roger Corman, le film de sabre, la blaxploitation, le western spaghetti, la Nouvelle Vague française, les films noirs, la littérature pulp, la soul music, le rock’n roll, la pop « bubble gum »… Le point commun à toutes ces références ? Leur caractère marginal, alternatif et créatif. Dans son monde alternatif, Tarantino joue Robert Aldrich contre Howard Hawks, Mamie Van Doren contre Marylin Monroe, la twirl guitare contre la surf music. L’esprit « cool », ce mélange d’ironie, d’hédonisme et de narcissisme, fait tenir cette mosaïque baroque en passe d’être absorbée par la culture dominante. La cinématographie de Tarantino se nourrit d’une pléiade d’autres films, le réalisateur consacrant presque intégralement son existence au cinéma, dont s’imprègnent donc ses oeuvres. 

Quentin Tarantino et Amanda Plummer sur le tournage de Pulp Fiction © Miramax

Des burgers, du cool et des fuck

Le récit de Pulp Fiction se déroule dans le désordre avec des chevauchements spatio-temporels, des scènes revues sous un angle différent. Le film s’avère en effet un véritable puzzle temporel dans lequel la troisième ligne narrative se déroule avant les deux premières. Le va-et-vient des personnages à l’intérieur de ce dédale scénaristique, qu’ils y meurent ou pas, finit par les rendre éternels. Tarantino apprécie particulièrement l’accumulation, notamment dans la scène d’ouverture où un couple de braqueurs discute passionnément dans une cafétéria à la façon des personnages d’un film de la Nouvelle Vague. Il multiplie les valeurs de plan pour les appréhender : champs et contrechamps à différents degrés, avec ou sans amorce, travelling latéral etc. Sa conception scintillante de la forme s’épanouit aussi dans le collage des musiques et le langage du cool, des fuck en veux tu en voilà. Ainsi des charmants euphémismes de la fiancée de Butch ou encore l’étonnement de Vincent devant les noms français de ses hamburgers favoris. Tarantino excelle incontestablement dans l’art du dialogue au point de pouvoir se projeter dans chacun de ses personnages, grâce à un cocktail unique fait de verve et de passion. Ses dialogues regorgent de sujet relativement triviaux certes (Madonna, les burgers…), mais ce sont des gangsters qui les prennent en charge, créant ainsi un décalage parodique savoureux. Le cinéaste manie d’une main de maître la violence du film noir pour mieux la désamorcer par un échange comique, énergique et plein de punch, comme relevé au Tabasco. 

Tarantino ne s’en cache pas. Il réalise ses films pour son simple plaisir, ultime pirouette hédoniste dans un monde trop dérisoire à son goût.  Aussi Pulp Fiction nous embarque-t-il dans le quotidien verbeux d’une galerie de personnages lointains descendants du film noir. Comment dès lors refuser son invitation à déambuler dans le Los Angeles réarrangé à la sauce cinéphile ? L’envie de déguster les mêmes milk-shakes que Mia et Vincent devient pressante, avant de deviser de rien devant un café dans un quelconque diner. Il aura finalement suffi 25 ans et 9 longs-métrages pour remodeler le monde à son image post-moderniste,  en proposant une vision chic et « suédée » de l’histoire du cinéma bis. Ses films mettent ainsi en scène des gens de cinéma, personnages, stéréotypes et archétypes de tous poils. Pulp Fiction nous introduit en effet dans l’univers de gangsters « normaux » qui parlent comme des gens réels de (pop) culture, évoquant aussi bien les cheeseburgers, que Madonna, Amsterdam ou encore les massages de pieds qui deviendront un gimmick relativement célèbre chez Tarantino.

© Firooz Zahedi

Il faut donner l’impression au spectateur que l’action se déroule comme dans la vie en insistant sur les détails de vie quotidienne sur lesquels butent les personnages ou les grains de sable qui viennent gripper la machine. Il faut toujours surprendre le spectateur. Bien sûr, le fait d’avoir des gangsters facilite beaucoup ce type de choses ; ils peuvent malencontreusement appuyer sur la détente d’une arme, tel n’est pas le cas de tout un chacun et se retrouver avec un cadavre encombrant sur les bras ! 

Quentin Tarantino

UN UNIVERS à sa mesure

Tarantino fait partie de ces cinéastes qui interrogent le 7e art pour le revitaliser à partir même de la matière-cinéma. Aussi Jacques Audiard lui reprochera-t-il ce postmodernisme formidable mais « pas assez ancré dans le réel ». C’est justement là que réside le style de Tarantino, niché quelque part dans la collision entre fiction et réalité. Le cinéaste se joue même de ce déficit du monde sur lequel il ne cherche pas vraiment à apprendre grand chose.  Reste donc à se forger un univers à sa mesure sur grand écran, loin des règles triviales d’ici-bas.

Les films du monde du cinéma ne sont pas fondés sur la vraie vie mais uniquement sur des images de cinéma. Ça peut faire écho à la vraie vie, mais ne fonctionne que sur des codes et des principes de cinéma .

Quentin Tarantino

Tarantino peuple son univers de blocs de paroles intemporelles, la plupart du temps futiles avant de passer à une action violente qu’il raccorde paradoxalement grâce à un montage désordonné, multipliant flashbacks et flashforwards, pour raconter au final une même scène sous trois angles et regards différents. Le cinéaste accorde ainsi une grande liberté à ses acteurs pour prendre possession du texte, jouer en temps réel, ce qui s’avère nécessaire pour donner le champs libre au discours pendant de longues minutes. L’exemple le plus parfait est la fameuse séquence où le magnétique Mr Wolf joué par Harvey Keitel expose le plan rigoureusement à Vincent et Jules pour nettoyer la voiture maculée de sang et de cervelle. L’action, reléguée au hors-champ, se retrouve mise en sons et en images par Mr Wolf dont le charisme et l’aisance verbale charment relativement le spectateur. Cette approche de l’écriture et de la mise en scène offre à Pulp Fiction une forme de tranquillité relative. Les actes de vengeance n’imprègnent pas autant les souvenirs de tendresse et d’amour que partagent les couples Vincent et Mia, Butch et Fabienne, Pumpkin et Honey Bunny, d’amitié et de fraternité entre Vincent et Jules, et de pardon entre Butch et Marsellus Wallace. Seule exception, la scène de sodomie entre Marsellus et un policier désaxé se dissout par un acte d’entraide et de sauvetage, tout en étant traitée sur le mode du grotesque par la musique et l’absurdité de l’acte lui-même.

Harvey Keitel dans le rôle de Winston Wolf © Miramax

PANDEMONIUM REIGNS

Nous sommes en 1984. Roger Avary fait la connaissance d’un certain Quentin Tarantino, un collègue cinéphile complètement foutraque qui travaille comme lui chez Video Archives, un vidéoclub de Manhattan Beach en Californie. Tous les deux partagent une passion sans limite aucune pour le 7art au point de commencer vaguement à écrire quelques scenarii chacun dans leur coin. Ce n’est qu’en 1987 que Tarantino demande l’autorisation à Roger Avary de remanier l’un d’eux, The Open Road. Le scénariste en herbe refait son apparition quelques semaines plus tard avec un manuscrit complètement foutraque, dont l’orthographe et la ponctuation laissent à désirer. Avary, quant à lui, ne parvient pas même à retrouver la moindre de ses idées dans un scénario qui contient alors en germe Reservoir Dogs, Tueurs nés et Pulp Fiction. Les deux collègues se décident finalement à l’automne 1990 d’écrire une trilogie dont ils assureront la réalisation des deux premiers volets. Le scénario de Roger Avary, Pandemonium Reigns, raconte l’histoire d’un boxeur qui accepte de perdre un combat truqué contre de l’argent. Il doit alors échapper à une bande de gangsters pour parvenir à rentrer chez lui où il pourra récupérer la montre en or de son père. Un prêteur sur gages et deux péquenots l’attendent à son domicile avant de se retrouver témoin d’une étrange scène de sodomie. De son côté, Tarantino se rapproche de Lawrence Bender, un ancien danseur de tango devenu producteur d’une série B d’horreur, afin de trouver les financements pour le premier volet de la trilogie, Reservoir Dogs qu’il écrit en trois semaines et demie chez sa mère. Les deux hommes s’associent au terme de cette première collaboration fructueuse pour fondeur la société A Band Apart, en hommage au film de Jean-Luc Godard, Bande à part (1964).  Après l’effervescence provoquée par la sortie de Reservoir Dogs, et la tournée mondiale du « Quentin Tarantino Show », le jeune cinéaste ressent le besoin de s’éloigner du paysage hollywoodien. Pressée par Danny DeVito, la productrice de Jersey Films Stacey Sher parvient à mettre le grappin sur Tarantino qu’elle a déjà rencontré à la première de Terminator 2 en 1991. Le réalisateur se voit soumettre une offre alléchante dans la perspective de réaliser son prochain film. Jersey Films s’associe à TriStar pour financer à hauteur d’un bon million de dollars l’écriture de son scénario.

Tarantino s’envole alors pour trois mois à Amsterdam où il peut mener la grande vie grâce au contrat qu’il vient de signer. Le cinéaste noircit chaque matin pendant trois mois une douzaine de carnets depuis une petite chambre sans fax, ni téléphone. Quand il n’écrit pas, Tarantino fréquente alors les coffee-shops, se promène le long des canaux, achète des affiches, ou se rend même au cinéma où l’on projette des films de Howard Hawks, dont il apprécie particulièrement le film Rio Bravo (1959). Cette effervescence européenne lui permet de se ressourcer et de s’imprégner d’une culture qui lui est étrangère, celle des Royal Cheese et des bières que l’on peut boire dans les salles obscures. Quentin Tarantino revient de son séjour en janvier 1993 avec un scénario monstrueux de 160 pages intitulé Pulp Fiction remis au propre avec difficulté par son amie dactylo, Linda Chen, consultante pour le célèbre scénariste Robert Towne (Chinatown de Roman Polanski, sorti en 1974) puis photographe sur le plateau de Pulp Fiction. Mais TriStar s’impatiente. Le scénario de Tarantino prend du retard à la livraison. 

Linda Chen et Quentin Tarantino © DR

Deux ploucs du Queens

Linda Chen met les bouchées doubles et demande donc à Tarantino de s’occuper de son lapin Honey Bunny pour gagner du temps. Pour l’anecdote, il faudra que l’animal meure pour que le réalisateur attribue son nom à l’un de ses protagonistes en son hommage. En mai 1993, le scénario que Tarantino délivre à TriStar porte la mention « dernière version », annulant toute possibilité de négociation sur son contenu. Mike Medavoy, président de la firme, ne comprend pas le récit qui « partait dans tous les sens », trop « violent et déprimant ». Lawrence Bender remet alors le scénario entre les mains de Harvey Weinstein, surpris de devoir lire pour la première fois un manuscrit de l’épaisseur du bottin téléphonique. Il en parcourt à peine la moitié au cours d’un voyage en avion et demande aussitôt à négocier avec Tarantino. Le producteur semble flairer très rapidement le succès à venir. Il gère avec son frère Bob la société de distribution Miramax, basée à Tribeca, où on les considère comme deux ploucs prêts à investir de l’argent dans à peu près n’importe quel projet. La modeste firme vient d’ailleurs de se faire racheter par Disney pour la modique de somme de 80 millions de dollars, ce qui offre aux Weinstein une certaine assise financière non-négligeable dans le paysage du cinéma indépendant hollywoodien où ils végètent depuis le début des années 80. Miramax enchaîne en effet depuis dix ans de modestes succès critiques et commerciaux en distribuant aux États-Unis des films d’auteur comme Attache-moi ! (Pedro Almodovar, 1989) ou Sexe, Mensonges et Vidéo (Steven Soderbergh, 1989), leur première Palme d’Or qui leur permet par la suite de distribuer The Crying Game (Neil Jordan) en 1992, Oscar du meilleur scénario original la même année.  

Bob et Harvey Weinstein, le 21 avril 1989 © Barbra Alper/Getty Images

Harvey Weinstein, que l’on surnom alors « Scissorhands » dans la profession pour son affreuse manie de remonter les films à sa sauce dans le dos des réalisateurs, s’apprête à faire signer à Tarantino un contrat unique dans l’histoire hollywoodienne. Sûr de son succès, il promet au cinéaste de ne lui imposer ni projections test, ni questionnaires, ni sondages d’opinion avant la sortie de son film. Le réalisateur dispose ainsi d’une carte blanche à vie, un passe droit très rare à Hollywood dont ne jouissent qu’une poignée d’artistes (Woody Allen ou encore Clint Eastwood). Le nouveau poulain de Miramax évoque aux Weinsteins, et particulièrement à Harvey, les cinéastes qu’ils ont toujours rêvés d’être lorsqu’ils réalisèrent leur unique film en 1986, le désastreux Playing for Keeps : chic, cool, élégant, drôle et populaire. Mais pour l’heure, la rock star prépare son casting rêvé depuis son minuscule appartement de Crescent Street au sud de Sunset Boulevard, où s’entassent pêle-mêle affiches de cinéma, VHS et piles de linge sale. 

écrit et réalisé par Quentin Tarantino 

Tarantino n’a pas oublié entre temps son ami Roger Avary. Alors même qu’il puisait allègrement dans le scénario du fameux Pandemonium depuis Amsterdam, le réalisateur multiplie les appels auprès des producteurs pour aider son collègue à financer son premier film, Killing Zoe (1993). Quelques mois plus tard, Avary reçoit un coup de téléphone de la part d’un avocat de Tarantino. Son ami lui demande de renoncer d’être crédité en tant que co-scénariste de Pulp Fiction contre une intéressante rémunération. La raison ? Pouvoir inscrire au générique « écrit et réalisé par Quentin Tarantino. Roger Avary se trouve alors en plein étalonnage de Killing Zoe. Ses finances ne sont guère au beau fixe. La somme proposée lui permettrait de se remettre d’aplomb et même de s’acheter une maison. Le réalisateur accepte à contre-cœur. Pour 25 000 dollars, Pulp Fiction sera donc un film écrit « d’après une histoire de Roger Avary ». Ici s’achève la belle amitié entre les deux collègues de Video Archives.

Le tout-Hollywood se bouscule à la porte de Tarantino. Le réalisateur auréolé du succès de Reservoir Dogs reçoit les sollicitations de nombreux acteurs, et peu importe d’être payé au minimum syndical ou au pourcentage des recettes comme l’exigent les frères Weinstein. On pressent alors Daniel Day-Lewis et Meg Ryan voire Holly Hunter pour incarner respectivement Vincent Vega et Uma Thurman. Tarantino, lui, fait son marché du côté des has-been, s’intéressant à John Travolta et Robert Carradine, à des acteurs de composition, comme Harvey Keitel et Samuel L. Jackson, aux indés (Amanda Plummer et Eric Stoltz), quand il ne fait pas des pieds et des mains pour engager une jeune actrice de 23 ans vaguement  aperçue dans Even Cowgirls Get the Blues (Gus Van Sant, 1993). Ce casting lui permettra très sûrement de respecter les 8,5 millions de dollars que lui accorde Miramax pour mener à terme son projet. Travolta, alors perdu dans des productions de seconde zone, apprend que Tarantino souhaite tourner avec lui. L’acteur se rend donc au domicile du réalisateur qui l’invite à jouer à des jeux de société.  

La wish list originale de Tarantino pour le casting de Pulp Fiction © DR

Le cinéaste évoque pendant pas moins de douze heures la carrière de l’acteur, ses propres projets, Une nuit en enfer (1996) et Pulp Fiction, dans lequel il songe à lui confier le rôle de Vincent Vega refusé par Michael Madsen engagé sur le tournage de Wyatt Earp (Lawrence Kasdan, 1994). C’est ensuite un autre fan de Reservoir Dogs qui insiste pour rejoindre le casting. Il s’appelle Bruce Willis. Harvey Keitel lui a soufflé quelques mots à propos de Pulp Fiction et promet à l’acteur de lui présenter le jeune prodige à l’occasion d’un barbecue chez lui. C’est ainsi que Willis reçoit le de rôle Butch, d’abord refusé par Matt Dillon. Son seul nom permettra d’ailleurs aux frères Weinstein de vendre les droits internationaux du film pour 11 millions de dollars. Pulp Fiction devenait ainsi rentable avant même le premier tour de manivelle… Tarantino se tourne ensuite vers Maria de Medeiros pour le rôle de Fabienne, la petite amie française de Butch. Le cinéaste l’avait rencontré lors de sa tournée promotionnelle dans les festivals européens pour Reservoir Dogs. Il lui faudra cependant se battre pendant un dîner de trois heures pour obtenir ensuite la participation de Uma Thurman, effarouchée par la violence du scénario. Cette même crudité graphique gênera également Max Julien, interprète mythique de Goldie dans Le Mac (Michael Campus, 1973), auquel le cinéaste propose le rôle de Marsellus Wallace. L’acteur refuse de voir son nom associé à une scène de sodomie. C’est au contraire une véritable aubaine pour Vingh Rames, un vétéran du théâtre, auquel on ne propose guère de rôles vulnérables à cause de sa carrure pour le moins impressionnante. De son côté, Samuel L. Jackson ne convainc pas totalement lors de sa première audition pour le rôle de Jules Winnfield face à Paul Calderon. Une simple lecture persuadera cependant Harvey Weinstein de le rencontrer une seconde fois. Jackson repartira finalement avec le rôle, damant le pion à Calderon, qui inteprétera quant lui le barman du club de Marsellus Wallace. Tarantino achève ainsi son casting auquel il fait rencontrer Craig Hamann, un ancien camarade autrefois héroïnomane. Ce dernier enseignera Uma Thurman comment sniffer correctement et à Travolta la méthode pour paraître « high » grâce à de l’héroïne. 

Le casting de Pulp Fiction à Cannes, le 21 mai 1994 © Eric Robert/Sygma

Le retour de Tony Manero

Le tournage de Pulp Fiction commence le 20 septembre 1993 pour s’achever 51 jours plus tard. Tarantino a réuni une partie de l’équipe technique de Reservoir Dogs. Avec son chef opérateur, il fait le choix d’utiliser une pellicule Kodak au rendu relativement proche du Technicolor des années 50, en hommage aux films hollywoodiens qui ont bercé sa cinéphilie. Sur le plateau, la plupart des acteurs ne se permettront pas de modifier le dialogue finement ciselé de Tarantino, à l’exception de Travolta qui proposera au réalisateur le phrasé si particulier et si lent de Vincent Vega, rendant ses répliques d’autant plus savoureuses. Le décor le plus onéreux du film, le restaurant à thème Jack Rabbit Slim’s, engouffrera une grosse portion du budget imparti au film (150 000 dollars), construit dans un entrepôt de Culver City où sont également installés les locaux de la production. Mais peu importe pour Quentin Tarantino qui réalise alors son son rêve d’enfance : faire remonter en piste le Tony Manero de La Fièvre du samedi soir (John Badham, 1997), avec quelques rides et kilos en plus, pour danser le twist aux côtés d’Uma Thurman sous cocaïne, intimidée. Travolta enseigne quelques pas à la jeune actrice avant le tournage de la scène que Tarantino commence par filmer caméra à l’épaule, suggérant à ses acteurs de s’inspirer de la chorégraphie des Aristochats (Wolfgang Reitherman, 1971). Une fois le tournage achevé le 30 novembre 1993, l’équipe se réunit dans le décor du Jack Rabbit Slim’s pour une fête qui restera dans la mémoire de chacun des convives. Christopher Walken et John Travolta se lancent dans un twist endiablé improvisé. Ils seront tous les deux réunis quelques années plus tard à l’écran dans la comédie musicale Hairspray (Adam Shankman, 2007).

LA HORDE SAUVAGE 

On a été soufflés. On a compris que ce que l’on venait de voir était énorme. C’était un film tout simplement cool, un truc qu’il fallait avoir vu et que tu avais envie de recommander à tes amis ; tu avais l’impression de faire partie d’un club très fermé quand tu l’avais vu. Pourtant j’ai dit à Scott Mosier : « c’est génial, mais ça s’adresse aux cinq personnes qui ont vu Reservoir Dogs« .

Kevin Smith

Au terme de la post-production, la horde sauvage de Miramax, comme se plait à l’appeler Lauwrence Bender, débarque sur la Croisette à Cannes en mai 1994. Les frères Weinstein ramènent dans leurs valises Pulp Fiction donc, mais également Fresh (Boaz Yakin, 1994), Picture Bride (Kayo Hatta, 1995) et Clerks (Kevin Smith, 1994). Seule la bande de Tarantino, une vingtaine de trublions, fait partie du voyage. L’équipe écrase l’unique star américaine présente sur place, Paul Newman en représentation pour Le Grand Saut (1994) des frères Coen. Pendant que Samuel L. Jackson découvre Cannes et son tapis rouge pour la première fois, Harvey Weinstein met en place sa stratégie du rideau de fer. Pulp Fiction ne sera seulement projeté que deux fois, une première le matin pour la presse, une autre à minuit qui ameutera les foules. Le producteur cherche alors surtout à se mettre les critiques dans la poche. Il connait tous les membres du jury, leurs hôtels et même leurs numéros de téléphone. Ces efforts se révèleront payants, notamment lorsque Gilles Jacob lui indiquera de rester à la cérémonie de clôture, au cas où…

Travolta et Tarantino à Cannes, en mai 1994 © Alan Davidson/REX

Tarantino, lui, avait prévenu qu’il se garderait bien d’assister à la remise des prix au cas où Pulp Fiction n’obtiendrait aucune distinction. Le doute plane encore lorsque Michel Blanc lui dame le pion en recevant le prix du scénario pour son film Grosse Fatigue (1994). Mais lorsque Clint Eastwood, emblème du cinéma classique hollywoodien, héros des westerns spaghetti de son idole Sergio Leone, annonce son film comme seul et unique lauréat de la Palme d’or, c’est une violente invective que recevra Tarantino de la part d’un spectateur. Le cinéaste y répondra par un doigt d’honneur, ajoutant que ses films divisent les gens plus qu’ils ne les rassemblent. Harvey Weinstein revient ensuite aux États-Unis avec la ferme intention de faire de Pulp Fiction un grand événement estival, le film des vacances à ne pas rater. Mais John Travolta le tanne pour décaler la sortie à la rentrée, ce qui lui permettra de rentrer dans la course aux Oscars. Le film tourne donc en attendant dans les festivals européens, de Munich à Locarno. Il faudra attendre le mois de septembre pour (re)découvrir Pulp Fiction au festival du film de New York. La scène de l’aiguille provoquera l’évanouissement d’un spectateur, interrompant la projection pendant neuf minutes. Le film sort sur les écrans américains le mois suivant dans 1200 salles face à L’Expert (Luis Llosa, 1994), un concurrent apparemment de taille réunissant Sylvester Stallone et Sharon Stone. Les premiers chiffres tombent le premier week-end de son exploitation avec 9 311 882 dollars, dépassant son challenger sorti une semaine avant lui. Le film réalise plus de deux millions d’entrées en France mais aussi en Espagne quelques jours plus tard. Le Royaume-Uni enregistre également des records et classe même le scénario de Pulp Fiction dans ses dix meilleures ventes de livres du moment.

polémiques culturelles et historiques

Miramax investit plus de 300 000 dollars dans la campagne publicitaire pour les Oscars, soit la moitié du budget imparti par son concurrent, la Paramount, pour Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994). Le film fut nommé dans six catégoires : meilleur film, meilleur acteur, meilleur second rôle, meilleure actrice dans un second rôle et meilleur réalisateur. Pulp Fiction ne remportera que l’Oscar du meilleur scénario original, la soirée appartenant véritablement à son concurrent bien plus conventionnel. L’annonce de la remise du prix par Anthony Hopkins sera précédée d’un court écran noir, ce que Roger Avary se vantera d’avoir préparé avec un caméraman pour se payer la tête de Tarantino qui partage finalement l’Oscar avec lui. Plus tard, le cinéaste saura oublier de remercier son collaborateur lors de la remise du Golden Globe du meilleur scénario. Le film continue ainsi son bonhomme de chemin, récoltant au passage deux BAFTA Awards (dont l’un pour la prestation de Samuel L. Jackson). Les recettes mondiales de Pulp Fiction s’élèvent désormais à 214 millions de dollars. L’American Film  Institute l’inscrira en 2007 en 94e position dans sa liste des meilleurs films américains de tous les temps et au 7e rang des meilleurs films de gangsters. La consécration vient enfin 6 ans plus tard quand le film culte se voit sélectionné par le National Film Registry pour être conservé à la Bibliothèque du Congrès au regard de son « importance culturelle, historique ou esthétique ».  

Quentin Tarantino en 1994 © Norbert Schoerner

bell hooks © DR

Les critiques suivront largement le mouvement dans le monde entier, appréciant un film qui « ressuscite un genre vieillissant ainsi que quelques carrières » (Roger Ebert, Chicago Sun-Times), une œuvre post-moderne dans laquelle « le cinéaste a un vrai sens du dialogue et un culot indéniable » (Vincent Ostria, Cahiers du Cinéma). Quelques voix discordantes se feront cependant entendre ici et là, comme à la rédaction du magazine Télérama par exemple, dans lequel le journaliste Laurent Bachet reproche à Tarantino une « affreuse misogynie » symptomatique d’un auteur incapable de porter un « regard critique sur les comportements de ses protagonistes, et pas le moindre regard sur le monde qui les entoure ». Du côté anglo-saxon, l’intellectuelle féministe et militante de la cause afro-américaine bell hooks dénonce la caractérisation raciale des personnages de Pulp Fiction, entre Mia Wallace « l’épouse blanche, femme-enfant-chienchien menteuse et fourbe » et surtout Jules Winnfield dont la Jheri curl, une permanente défrisant les bouclettes de façon à donner à la chevelure un aspect ondulé et mouillé, souligne le rejet par le personnage noir de sa couleur de peau. Tarantino rejoint sous sa plume le rang des « escrocs blancs fabriqués par la starisation culturelle », ou pire, devient un metteur en scène de minstrel show tout droit sorti du XIXe siècle, reléguant le personnage incarné par Samuel L. Jackson à l’archétype du noir qui souhaiter à tout prix « singer les blancs ».  Ce « multiculturalisme à tendance néofasciste chic » (cf bell hooks) suscitera de nouveau la polémique à la sortie de Django Unchained (2012). Le cinéaste Spike Lee accusera alors Tarantino d’entretenir une relation d’amour quelque peu suspecte avec le terme « nigger » (nègre, en français) dans ses films depuis Jackie Brown. Tarantino ne se rêverait-il pas lui-même noir ? Si Jules veut parcourir le monde « comme Caine dans Kung Fu« , c’est peut-être que les personnages inventés par le cinéaste partagent tous un même songe, dans une salle de cinéma ou devant un écran de télé, à siroter un cocktail pop infusé d’un multiculturalisme tapageur, certes, mais profondément sincère. 

LA MIXTAPE DE TARANTINO

L’album de la bande-originale de Pulp Fiction connait un immense succès dès sa sortie dans les bacs en magasin. Les cinéphiles désirent alors retrouver l’ambiance et la « coolitude » du film. C’est sans doute ce qui explique les deux millions de ventes enregistrées sur une période de deux ans à partir de la sortie de la B.O en 1994. N’avez-vous jamais essayé vous-même de reproduire en soirée le twist de John Travolta et Uma Thurman en écoutant You Never Can Tell de Chuck Berry ? Quentin Tarantino ne semble pas manifester autant son amour du cinéma qu’en accordant un point d’honneur à rendre hommage à des musiques de film, en se les réappropriant, en les émulsionnant avec images. Ce mélomane averti ressort de ses cartons des morceaux parfois oubliés, souvent rares, sans jamais les dépoussiérer, pour les injecter dans une scène assortie, leur redonnant ainsi une pleine vitalité.  C’est ce qu’il fera notamment avec une obscure composition traditionnelle grecque remixée à la sauce surf music dans les années 60 par Dick Dale, l’emblématique Misirlou.

Chuck Berry © Ronald Grant/Mary Evans

Une des premières choses que je fais quand j’ai une idée de film, quand j’en commence un, je plonge dans ma collection de disques et j’écoute des chansons. J’essaie de trouver la personnalité du film, son esprit, cette musique que je cherche c’est le rythme du film […] Si mes B.O. marchent aussi bien, c’est parce qu’elles sont simplement l’équivalent d’une mixtape que j’aurais faite pour vous à la maison. 

Quentin Tarantino

Tarantino parvient à trouver l’alchimie parfaite entre des morceaux couvrant un large spectre musical : rock, soul, pop et bien plus encore. Misirlou, Girl, you’ll be a woman soon, Jungle Boogie… Tous regorgent de sexe et de groove dans une mixtape composée par un réalisateur-disc jockey qui obéit principalement à son instinct. Ce cocktail détonant permet d’habiller les dialogues cocasses de Tarantino d’un arrière-plan musical intra-diégétique où se côtoient le funk de Kool and The Gang et le grunge du groupe Urge Overkill que découvre par hasard le cinéaste lors d’un voyage à Londres au début des années 90. Mais surtout Pulp Fiction remet à la mode un genre considéré has-been depuis trente ans, la surf music à laquelle le réalisateur redonne ses lettres de noblesse en accordant une place de choix à des groupes injustement oubliés comme The Tornadoes, The Revels ou encore The Lively Ones. Ce regain d’intérêt inespéré lui sera profitable pendant la décennie durant laquelle il ne sera pas rare de l’entendre dans des publicités vantant aussi bien des burritos que du dentifrice. A en croire Tarantino, cette musique sonne tout simplement comme du rock  à la sauce western spaghetti qui fit les heures de gloire d’un certain Ennio Morricone auquel sera confiée quelques années plus tard la bande-originale des Huit Salopards (2015). S’il faut reconnaître au cinéaste sa bonne oreille, c’est qu’il sait aussi l’accorder à un entourage de confiance, puisqu’il reçoit les conseils avisés du musicien Boyd Rice par l’intermédiaire de sa collègue Allison Anders. A l’arrivée, la bande-originale de Pulp Fiction deviendra trois fois disque de platine en Europe et aux États-Unis. 

Le phénomène Pulp Fiction

Pulp Fiction devient très vite une œuvre populaire, un phénomène auquel participe la vente du film sur le marché vidéo retardée volontairement par Quentin Tarantino pour créer l’événement dans les vidéoclubs. Les cinéphiles pourront donc se procurer VHS à partir du mois de septembre 1995. Pulp Fiction devient à l’époque selon Tarantino le film le plus rentable de l’histoire à la location, juste devant Terminator 2 et Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990). Cet engouement populaire immédiat, le cinéaste le doit au mélange d’humour et de violence inédit qu’il compose dans une structure narrative éclatée dont s’inspireront bon nombres de réalisateurs. Parmi ces émules, Get Shorty (Barry Sonnenfeld, 1995) et sa suite Be Cool (F. Gary Gray, 2005) entretiennent des liens étroits avec Pulp Fiction. On retrouve en effet à leur casting John Travolta, Uma Thurman et Danny de Vito dans les adaptations de deux romans d’Elmore Leonard, un auteur dont Tarantino portera également à l’écran le polar Punch créole (1992) en 1997 avec Jackie Brown.

© MGM

L’univers du romancier semble entretenir des liens étroits avec l’écurie Miramax puisque Steven Soderbergh réunira Ving Rhames, Paul Calderon et Samuel L. Jackson dans son film Hors d’atteinte en 1998, d’après le polar Loin des yeux (Elmore Leonard, 1997). Le genre du néo-noir émerge ainsi à Hollywood grâce à l’émulation créée par Quentin Tarantino et Pulp Fiction. James Mangold, remarqué à Sundance en 1995 avec son drame Heavy, appartient à la première générations de cinéastes à pouvoir profiter de l’engouement hollywoodien pour les films de gangsters. Sa deuxième oeuvre,  Cop Land (1997), un film policier teinté de réalisme social, réunit un casting de stars qu’un réalisateur encore méconnu ne pourrait d’ordinaire se payer : Sylvester Stallone, Robert de Niro, Ray Liotta, Harvey Keitel… Miramax, désireux de reproduire un énorme succès dans un genre similaire à celui de Pulp Fiction, apporte très tôt son soutien au jeune auteur.

Le phénomène Pulp Fiction venait d’avoir lieu et Miramax jouissait d’un prestige énorme. J’étais content de ne pas travailler pour un studio. Tout le monde voulait participer au futur Pulp Fiction, ce qui m’a permis de rencontrer tous les acteurs qui comptent à Hollywood.

James Mangold

Harvey Weinstein espère alors encore pouvoir produire un film indépendant pour peu de frais et récupérer son investissement grâce à une coproduction ou aux achats à l’étranger. Mais Hollywood ne l’entend désormais plus de cette oreille. John Travolta, désormais revenu sur le devant de la scène, manifeste son intérêt pour le film avant de devoir décliner la proposition « indécente » faite par Miramax. Signe des temps, l’acteur refuse de voir son salaire à la baisse parce que Harvey estime qu’il lui doit une fière chandelle pour Pulp Fiction. L’amour de l’art appartient définitivement à une autre époque. 

LA FIN DU RÊVE INDÉPENDANT

Grâce au phénomène Pulp Fiction, Miramax devient une « superpuissance du milieu indépendant » selon Peter Biskind. Harvey Weinstein, « l’homme qui tombe à pic » pour Tarantino, parvient enfin à mettre sa compagnie à l’abri d’un point de vue financier, ce qui l’aidera à repenser son mode de fonctionnement. Le film remodèle en effet le modèle économique du cinéma indépendant sur le reste de la décennie. L’engouement public et médiatique pour Pulp Fiction créera une émulation parmi d’autres cinéastes et producteurs motivés par la célébrité et l’appât du gain facile. En effet, comment hésiter un instant à reproduire un succès au box-office, né du simple mélange de sexe, de drogue, de violence et de rock’n’roll pour un budget modique ? Nombre de réalisateurs s’engouffreront dans la brèche, sans même posséder la cinéphilie de Tarantino. Jack Lechner, ancien directeur du développement chez Miramax, reconnaît que Pulp Fiction a mis fin au rêve du cinéma indépendant américain né au tournant des années 90 au Festival de Sundance.

Le cinéma de genre, c’est la bonne planque. On peut jouer sur deux registres : le public vient voir un film avec des codes bien précis, s’adonne au plaisir d’une formule bien rodée ; et, en même temps, on peut aborder certains sujets plus sérieux sans paraître trop prétentieux ou ennuyeux.

Steven Soderbergh

Les 30 millions de recette engrangées par Pulp Fiction continuent de faire rêver les majors.  Les studios développent alors des branches indépendantes pour produire des films du même acabit à peu de frais qui leur permettront de reproduire le succès du film. Miramax devra désormais se frotter notamment à la concurrence de Fine Line ou encore Fox Searchlight par exemple. Mais le modèle économique de Pulp Fiction redristribuera également les cartes entre les producteurs et les acteurs qui, par l’intermédiaire de leurs agents et managers, refuseront de baisser désormais leurs tarifs comme le firent John Travolta et Bruce Willis pour Tarantino. Les budgets des nouveaux films indépendants hollywoodiens exploseront en conséquence. Miramax commence ainsi à se désinteresser des films trop peu commerciaux à son goût pour adopter les stratégies commerciales des grands studios, sans doute sous l’influence économique du modèle de Disney. Harvey Weinstein achève ainsi de bâtir des liens directs entre Hollywood et Sundance pour le pire et pour le meilleur.

« La classe de 92 », de gauche à droite : Robert Rodriguez, Allison Anders, Alexandre Rockwell et Quentin Tarantino © Miramax

Quentin Tarantino, quant à lui, se satifsfait de recevoir les éloges de ses pairs, parmi lesquels Tony Scott qui le félicite pour avoir enfin réalisé le film dont il avait toujours rêvé. Pulp Fiction le mène aux quatre coins du monde pendant une bonne année durant laquelle il ne donne pas moins de 600 interviews. La Chine l’accueille même comme une véritable rock star. Le cinéaste se laisse ainsi emporter par cette célébrité foudroyante qui finira par avoir raison de son ego. Sans doute est-ce pourquoi il se fourvoirera dans la réalisation du dernier sketch de Groom Service (1995), où il se met en scène pour évoquer avec un certain cynisme le fardeau de la célébrité qu’il doit désormais assumer. Le projet à l’origine initié notamment par Allison Anders pour retrouver la solidarité du Nouvel Hollywood des années 70 se révèle un monument à la gloire d’un cinéaste mégalomane perdu dans son rêve enfin accompli de starification. Quentin Tarantino multipliera les apparitions sur les écrans, depuis un sitcom parodique sur son film jusqu’à Desperado (1995) de son ami Robert Rodriguez pour lequel il incarne un passeur de drogue.

Des genres populaires 

Pulp Fiction s’inscrit dans la veine des Citizen Kane (Orson Welles, 1941), ou encore Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) et Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971), marquant d’une pierre l’histoire du cinéma devenu léthargique dont il fait sa matière même à partir d’une altération des genres populaires (western, polar, comédie). De nombreuses scènes au cœur du film compteront parmi les scènes les plus emblématiques du 7e art : le twist endiablé de Mia Wallace et Vincent Vega, la conversation sur les McDonald’s, Jules Winnfield récitant le livre d’Ezéchiel. Tarantino invente également deux marques fictives qui reviendront régulièrement dans ses films : les cigarettes Red Apples et les Big Kahuna Burgers. Le discours inspiré d’Ezéchiel que prononce Samuel L. Jackson restera dans les mémoires de générations de cinéphiles, ignorant sans doute que Tarantino fait ici directement référence à l’idole de sa jeunne Sonny Chiba qui récitait un sermon à ses ennemis avant de les abattre dans la série Shadow Warriors. L’image des deux gangsters sera d’ailleurs recyclée en 2002 par Banksy qui réalisera un graffiti mural à Londres où les pistolets des deux personnages sont remplacés par des bananes. On ne compte ainsi plus les nombreuses parodies dans les films, séries ou encore jeux vidéos, des Simpsons à Mission Cléopâtre (Alain Chabat, 2002), en passant par Call of Duty. Des restaurants reprennent le nom et le style du Jack Rabbit Slim’s un peu partout à travers le monde. Certaines enseignes proposent même de goûter le savoureux Big Kahuna Burger. Parmi les multiples produits dérivés du film, outre les porte-monnaies Ezéchiel et les t-shirts Butch, le collectionneur fétichiste peut se satisfaire d’une collection inédite de figurines à l’effigie des personnages du film.

© DR

Pulp Fiction marque un tournant dans l’histoire du cinéma, qu’on le veuille ou non, qu’on aime le film ou pas, peu importe. C’est un fait. Quentin Tarantino met en avant une nouvelle manière de filmer et d’écrire une histoire à l’écran, inspirée des cadrages de la bande-dessinée et des films de séries Z, de la Nouvelle Vague française et des films noirs hollywoodiens. Son oeuvre restera toujours aussi surprenante grâce à son montage non-linéaire. Reste encore aujourd’hui quelque chose d’indéfinissable : la folie peut-être, la fougue, la force des personnages. Le talent de Tarantino réside ici, principalement dans sa capacité à esquisser un personnage en quelques secondes, un protagoniste de cinéma paraxodalement si bien écrit si qu’on finit par avoir l’impression de pouvoir le croiser un jour dans la rue. Sans doute est-ce le journaliste Serge Kaganski qui parviendra à capter cette essence dans les Inrocks en écrivant : « Pulp Fiction n’est peut-être pas Citizen Kane, mais dans la lignée des récents palmarès cannois, il nous semble largement digne de Sailor et Lula ou Barton Fink. C’est un cinéaste dans la lignée du Godard d’A bout de souffle, un cinéaste rock’n’roll au sens le plus noble du terme, quelqu’un qui fait des films vifs, ludiques, dynamitant les lois du genres, qui savent saisir l’air du temps, des films qui se regardent comme -on écoute un single : dans la jouissance de l’instant ».

La marche des vertueux est semée d’obstacles qui sont les entreprises égoïstes que fait sans fin, surgir l’œuvre du malin. Béni soit-il l’homme de bonne volonté qui, au nom de la charité se fait le berger des faibles qu’il guide dans la vallée d’ombre de la mort et des larmes, car il est le gardien de son frère et la providence des enfants égarés. J’abattrai alors le bras d’une terrible colère, d’une vengeance furieuse et effrayante sur les hordes impies qui pourchassent et réduisent à néant les brebis de Dieu. Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’éternel quand sur toi, s’abattra la vengeance du Tout-Puissant !

Jules Winnfield

Ezéchiel 25,17