D’où vient la force de Blue Collar ? Ses toutes premières et sa dernière image coups de poing, images arrêtées pour bien enfoncer le clou, y sont pour beaucoup. Mais pas seulement : entre ces deux moments, le chemin tragique de ses trois héros, à qui ne s’offre aucune échappatoire.
UNE SYMPATHIQUE BANDE DE PIEDS NICKELÉS
Rien de grandiloquent pourtant dans ce portrait de la classe ouvrière américaine des années 1970, ces « cols bleus » des usines de voitures de Detroit, filmés en réalité un peu plus loin, à l’usine Checker de Kalamazoo (les fameux taxis jaunes tel celui de Taxi Driver). Le titre l’annonce, il sera question de classes sociales, de groupes : les ouvriers, les contremaîtres, les patrons, le syndicat. Mais rien à voir avec une grande fresque à la Germinal (C. Berry, 1993). Si pendant le générique on observe des hommes (et des femmes) au travail à l’usine, toute l’action est resserrée sur trois personnages aux préoccupations assez éloignées de la lutte des classes. C’est en mettant bout à bout les scènes où on les voit en prise à leurs difficultés quotidiennes que se dessine la condition ouvrière américaine de cette époque, jouissant d’un relatif confort au prix d’un endettement permanent. « Tu achètes une merde puis une autre, et tu te retrouves avec plein de merdes qui sont pas encore à toi et que tu peux même pas rendre parce qu’elles sont déjà cassées », râle Jerry, le militant qu’une grève passée oblige maintenant à occuper deux emplois. Jerry (Harvey Keitel), toujours au bord de l’explosion, partage ses bons et mauvais moments avec ses deux potes noirs, le petit combinard Zeke (Richard Pryor) et le sulfureux Smokey (Yaphet Kotto). Ensemble, ils forment une sympathique bande de pieds nickelés, jusqu’au jour où ils décident de tenter un coup fumant qui se révèlera fumeux. L’histoire et le ton vont alors basculer. Avant même ce tournant, Blue Collar était émaillé de signes d’une tension lourde, au détour de répliques pleines de sous-entendus racistes : jeu de mots entre plant (l’usine) et plantation, contremaître qui houspille un ouvrier noir en évoquant la cueillette du coton…

© Wynn Hammer/Universal Pictures

© Wynn Hammer/Universal Pictures
UN PETIT BIJOU DES ANNÉES 70
Malgré la solide amitié de nos trois compères, tout n’est pas rose au pays du melting-pot. Et puis bien sûr, il y a le syndicat, sujet central du film. Depuis Sur les quais (E. Kazan, 1954), les syndicats sont en général présentés dans le cinéma américain comme des organisations quasi-mafieuses. C’est notamment le cas dans les films tournant autour des magouilles de Jimmy Hoffa, chef du syndicat des routiers (encore l’an dernier dans The Irishman de Scorsese). Ces organisations ne sont jamais qu’une grosse machine de plus, contribuant comme les patrons à pressurer les ouvriers. Les exceptions ont des airs de contes de fées comme Norma Rae (M. Ritt, 1979) ou restent confidentielles comme Matewan (J. Sayles, 1987). Le plus souvent, le film de syndicat tient autant, voire plus, du thriller que du film social, et ce sont bien ces deux atmosphères qui s’entrechoquent ici. Enfin et peut-être surtout, la force de Blue Collar tient à la place laissée à ses trois acteurs principaux, saisis dans toute la richesse de leurs attitudes physiques, de leurs regards, de leurs hésitations, de leurs silences…
À l’autre bout de la chaîne, les figurants, nombreux dans les scènes d’usine, sont d’authentiques ouvriers de ce lieu. Comme les vrais anciens combattants du Viêt Nam filmés dans Le Retour de Hal Ashby sorti la même année, ils apportent au tableau une tonalité beaucoup plus percutante que les foules en costumes occupant les images des reconstitutions historiques plus ou moins léchées. Dans un long bonus de l’édition proposée par Elephant Films, Jean-Baptiste Thoret balaye sans temps mort et sans jargon la carrière du réalisateur Paul Schrader et passe en revue la genèse du film, sa structure, son identité visuelle, ses personnages et ses acteurs. Dès son ouverture, il est bien précisé qu’il ne faut pas regarder cet entretien avant d’avoir vu le film. Attention : bien qu’il n’en soit pas fait mention, c’est également le cas du petit livret qui accompagne le DVD. Le lire avant le visionnage viderait de tout suspense ce petit bijou des années 70 qui est bien mieux, bien plus, qu’une curiosité rétro. D’abord parce que sa thèse, qui tient en une réplique qu’on ne dévoilera pas ici, reste entièrement d’actualité. Mais surtout parce que l’image, la musique, le montage, les acteurs, nous font assister à un ballet d’une extrême élégance, jusqu’à la toute dernière seconde.

Blue Collar (1978 – États-Unis) ; Réalisation : Paul Schrader. Scénario : Paul et Leonard Schrader d’après un article de Sydney A. Glass. Avec : Richard Pryor, Harvey Keitel, Yaphet Kotto, Ed Begley Jr., Harry Bellaver, George Memmoli, Lucy Saroyan, Lane Smith, Cliff DeYoung, Borah Silver, Chip Fields, Harry Northup, Leonard Gaines, Milton Selzer, Sammy Warren et Jimmy Martinez. Chef opérateur : Bobby Byrne. Musique : Jack Nitsche. Production : Rob Cohen, Fitch Cady, Eric Lerner, Louis Venosta, Robert W. Sort, Ted Field, Keith Rubinstein et Dana Satler – T.A.T. Communications Company. Format : 1.85:1. Durée : 114 minutes.
En salle le 10 février aux États-Unis, puis le 29 novembre 1978 en France.
Disponible en VHS en 1982 / En édition restaurée DVD et Blu-ray chez Elephant Films à partir du 7 juillet 2020.
Copyright illustration en couverture : Angelo Fernandes/Gone Hollywood.
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