Le Joker nous mitraille de son rire depuis des générations, celui-ci s’imbriquant avec les notes plus ou moins égayées de ses compositeurs successifs ayant officié pour lui à travers les âges du cinéma et de la télévision. Des staccato valseurs d’Elfman aux mélodies latentes et dérangeantes d’Hildur Guðnadóttir, retour sur l’évolution sonore de l’antagoniste le plus emblématique du Bat-verse.
LA SYMPHONIE DU CLOWN
En 1989, lorsque Tim Burton réinvente la mythologie du Chevalier Noir de Gotham au cinéma avec Batman, il entraîne avec lui son alter ego musical Danny Elfman pour porter un regard novateur et audacieux sur cet univers sombre et torturé que le cinéaste veut mettre en place. Confronté au Joker dès ce premier volet inaugurateur d’une potentielle trilogie, Elfman est conscient que sa marche hermanienne associée à l’homme chauve-souris doit contraster avec une vision sonore plus colorée flirtant avec la comédie et l’excentricité. C’est ainsi que le compositeur porte un regard théâtral sur sa partition, créant une valse circassienne aux allures classiques qui met parfaitement en exergue la folie et la maniaquerie du Joker incarné par Jack Nicholson (« Waltz to the Death »), ce dernier entraînant alors Batman sur une piste de danse ! Mais au-delà de ce côté carnavalesque, l’univers sonore du Clown Prince du Crime sait se fait plus sombre avec notamment « Up the Cathedrale » et « The Final Confrontation » illustrant l’affrontement final tout en rappelant la liaison « intime » de leur destinée : Bruce Wayne devient Batman à cause de Jack Napier et ce dernier devient le Joker à cause de Batman. Une partie de l’histoire très décriée et source de nombreuses polémiques chez les fans hardcores du Chevalier Noir de Gotham bien que l’idée ne soit pas aberrante. Si l’orgue annonce brillamment la fatalité de la scène, c’est surtout le xylophone diablotin de la fin du morceau qui célèbre divinement la folie du Joker, folie qu’il emporte avec lui lors de sa chute de la cathédrale.
Elfman aurait pu davantage explorer la thématique du Joker sur Batman: The Animated Series (1992) si un conflit d’emploi du temps et des raisons purement budgétaires ne l’avaient pas obligé à renoncer à illustrer l’entièreté des épisodes de la série. Au pupitre de Batman, la pétillante chef d’orchestre Shirley Walker se fait repérer par le co-créateur Bruce Timm, admirateur de son travail sur la série The Flash, et se chargera des 109 épisodes. Parmi la vaste galerie de vilains qui se manifestent dans la série, Bruce Timm et Paul Dini accordent une attention toute particulière au Prince du Crime, porté par la voix et le rire machiavélique de Mark Hamill, éternel Luke Skywalker. La compositrice mise sur l’aspect clownesque et burlesque, marqué par des sonorités foraines : flûtes farceuses, accordéons délirants ou cuivres étirés et pétaradants (épisodes The Last Laugh, The Joker’s Flower, The Laughing Fish), le tout prenant parfois une orientation jazzy surexcitante (Christmas with the Joker).

© Todd Aaron Smith
Les notes sautillantes et joyeuses retranscrivent auditivement les multiples entourloupes et mauvais coups que le Joker peut intenter à l’encontre de la Bat-famille tout en contribuant nettement à forger l’image surpuissante du Joker animé de Mark Hamill. Si son travail reste malheureusement trop méconnu, il faut reconnaître que Walker aura esquissé une thématique non négligeable pour le Joker, devenant la mélodie la plus emblématique, immédiatement reconnaissable. Par opposition aux cuivres homériques rattachés au Croiseur Masqué et s’appuyant sur le matériel de base d’Elfman, les deux s’entremêlent à la perfection comme en témoignent The Last Laugh : Batman vs Joker ou encore Pie in Batman’s Face. Un véritable tour de force de Walker qui assurera une continuité musicale en usant une nouvelle fois de sa création dans le chef d’œuvre Batman contre le Fantôme Masqué (Bruce Timm et Eric Radomski) en 1993.
Je n’arrêtais pas de tourner autour… Comment décrire l’anarchie ? Comment décrire un vilain et comment le faire d’une manière inédite ? Une des choses que je tire énormément du personnage est cette absence de peur et une régularité, dans un sens. Le Joker est la seule personne de confiance dans le film. Le Joker est le seul à ne jamais vous mentir parce qu’il est cohérent dans sa philosophie… Je voulais vraiment refléter tout ça avec une seule note. Plutôt que de placer une note dans un nuage d’autres notes qui l’entoure, je me demandais comment est-ce que je pouvais laisser transparaître de l’émotion à travers une performance basée sur une unique note? Comment pourrai-je élargir le sens d’une note et le réduire à un tel minimalisme? Je me suis un peu raté. J’ai dû utiliser deux notes à la fin.
LE SON DE L’ANARCHIE
Fort du succès retentissant du premier film, Hans Zimmer et James Newton Howard s’unissent de nouveau pour The Dark Knight, Le Chevalier Noir (Christopher Nolan, 2008), la suite directe de Batman Begins (Christopher Nolan, 2005). Le cinéaste visionnaire Christopher Nolan leur donne pour instruction d’étendre l’univers musical de Batman, qu’ils ont expertement développé quelques années auparavant en livrant un score atmosphérique électro-orchestral, avec une approche beaucoup plus terne et toujours en fonction de ce que leur inspire l’histoire. Cette fois-ci, Nolan semble bien décidé à s’attaquer à l’adversaire le plus redoutable du justicier masqué : le Joker, incarné à merveille par Heath Ledger, décédé en janvier 2008 et récompensé par un Oscar à titre posthume. S’ils avaient écrit le précédent volet main dans la main, un départage dans l’écriture musicale des nouveaux personnages s’opère : Hans Zimmer se voit attribuer la charge du Joker tandis que James Newton Howard s’approprie le patriotique Harvey Dent. Dans The Dark Knight, Le Chevalier Noir, Heath Ledger interprète « un agent du chaos » anonyme, nihiliste, freaky et sans aucun background, reflété par l’approche anti-mélodique de Zimmer qui construit son thème du Joker autour de deux notes. Véritable pièce maîtresse du score, « Why so Serious ? » repousse les limites de l’expérimental, un terrain de jeu cher aux yeux de Zimmer. L’archet coulisse sur les cordes du violoncelle de Martin Tillman (ami et musicien régulier du maestro) jusqu’à ce que cela en devienne « entêtant » et « finisse par vous faire exploser le crâne » comme le cite son auteur. A cela vient s’agréger un déferlement de sons « étranges » et oppressants « telles des lames de rasoir crissant sur du métal rouillé » tirés de son IPod, des sons de vieux synthétiseurs, des riffs de guitares électriques qui conférent un côté « punk » au Joker mais aussi un martèlement de percussions électro particulièrement agressives (« Aggressive Expansion », « Always A Catch »). Une montée en puissance de 9 minutes illustrant le prologue du film et, métaphoriquement, la survenue d’une menace aléatoire, imprédictible, par les multiples effets de surprise sonore. Dans sa volonté de créer « quelque chose que les gens détesteront », Zimmer reçoit le soutien le plus total de Nolan qui s’imprégnera de sa création lors du tournage. Ce néant auditif corrobore la compréhension de ce personnage qui ne rêve « que de voir le monde brûler » en amplifiant notamment sa psychologie mythomaniaque et endiablée, tout comme le jeu ébahissant de son acteur. Le résultat est saisissant mais on ne peut s’empêcher de noter les ressemblances avec la musique du film Édith et Marcel (Claude Lelouch, 1983) de Francis Lai. La BO remporte un Grammy Award en 2008 mais reste boudée par les Oscars en raison d’un trop grand nombre de collaborateurs (Lorne Balfe, Mel Wesson, Henry Jackman, etc.). L’ébauche d’un univers étendu chez DC n’aura pas été non plus propice à la création d’un nouveau thème pour le Joker de Jared Leto, que l’on peut apercevoir discrètement dans Suicide Squad de David Ayer en 2016 (musique de Steven Price). Changement de tactique pour la firme Warner/DC qui opte finalement pour une aventure solo de la Némésis de Batman dont le projet a été formulé par Todd Philipps, le réalisateur derrière la trilogie Very Bad Trip (2009-2013).

© Warner Bros.
Le violoncelle de la folie
Je semble être davantage attirée par les récits les plus sombres. Cela en déroute plus d’un dans la mesure où ma véritable personnalité est naturellement lumineuse et je rigole énormément. Je ne suis pas une personne obscure. La seule façon que j’ai d’expliquer cela est que chaque personne est dotée d’un côté sombre et d’un autre lumineux ; la noirceur doit forcément sortir quelque part. Mon côté obscur se libère au travers de ma musique.
Dans sa lutte sempiternelle avec la distinguée concurrence Marvel/Disney, la Warner/DC propose une déconstruction du mythe du Joker, placée hors continuité de l’univers étendu initié en 2013 avec le Man of Steel de Zack Snyder. Une tactique osée qui prend le pari de placer un super-vilain au cœur d’un film lui étant entièrement dédiée, sans l’ombre d’un héros costumé pour contrecarrer ses plans. Disposant d’une place de choix chez la firme américaine, Todd Phillips se lance ainsi dans l’écriture de son Joker (2019), entièrement conçu pour être amené à vivre sous les traits de l’éclectique Joaquin Phoenix, avec pour une fois des fans qui ne s’insurgent pas face au choix de l’acteur ! Le long-métrage s’interroge sur les origines et la compréhension du clown: comment les inégalités et les injustices d’un Gotham dépravé l’on conduit à devenir « accidentellement » le Joker ? Et surtout, comment relever un tel défi musical ? A qui le proposer ? Le cinéaste, pleinement convaincu qu’il doit « travailler très en amont sur le score », se fait alors recommander la compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir par son éditeur musical Jason Ruder, fin connaisseur de ses travaux solos (Leyfðu Ljósinu, Saman). Phillips lui transmet alors le script en exigeant « une réponse musicale rapide » pour sonder son talent et afficher « les émotions que le scénario générait en [elle] ». Familiarisé avec ses compositions, il souhaite également que la nouvelle recrutée place un violoncelle au barycentre du score, faisant d’elle la candidate idéale, le violoncelle constituant « une extension d’elle-même » selon ses dires. Hildur Guðnadóttir devient la seule artiste à tracer musicalement les origines et le parcours du Joker, en offrant une réflexion musicale intense sur ce symbole du comic book.

© Damien Müller

© Niko Tavernise/Warner Bros.
Loin de provoquer l’hilarité et se situant aux antipodes des couleurs musicales que l’on pouvait entendre dans les années 90 (Batman, Batman: The Animated Series), l’approche terne d’Hildur Guðnadóttir se révèle être d’une intensité fracassante et dérangeante. Un spectre musical pesant, dont les notes s’infiltrent dans chaque plan du film tel le rire démentiel de Joaquin Phoenix dans nos oreilles, semble gouverner l’histoire et prendre le pas sur les dialogues. Le ton est donné dès l’ouverture, lors de laquelle une profonde mélancolie s’installe, avec ce violoncelle lugubre qui entretient un certain mal-être, difficile à évacuer (« Hoyt’s Office », « Defeated Clown »), le tout reflétant à la perfection la ville de Gotham alors minée par la peur et la terreur. Au milieu des « Gothamiens », Arthur Fleck est un homme troublé dont la folie est enfouie sous une tonne de médicaments, évoluant dans ce milieu urbain impitoyable. Les dissonances de certaines notes et les percussions menaçantes (« Following Sophie », « Arthur Comes to Sophie ») répercutent au spectateur l’ambiguïté d’Arthur Fleck. D’un autre côté, le violoncelle intervient de nouveau avec des « mélodies dépouillées » pour nous plonger dans sa psychologie désordonnée. Guðnadóttir déclare qu’un seul enregistrement des 17 morceaux composant l’album a été réalisé pour capter volontairement les fausses notes et autres « parasites », conférant à sa musique un aspect humain et viscéral, à la morosité sévère. Cette ambiance très sound design se révèle très similaire à ce que l’on entendait déjà sur Sicario (Denis Villeneuve, 2015 – musique de Jóhann Jóhannsson) et Sicario : La Guerre des cartels (Stefano Sollima, 2018 – musique de Hildur Guðnadóttir). Dès lors, il serait plus judicieux de parler de climax composé d’un alliage sonore au minimaliste saisissant. Paradoxalement, cette monotonie provoque une explosion d’émotions, sans pour autant jouer dans la délicatesse. Qu’il s’agisse d’instants tragiques (« Penny Taken to the Hospital ») ou non (« Defeated Clown »), sa partition a la faculté de nous inciter à prendre parti pour lui jusqu’à un certain point de non-retour, lorsqu’en pleine turpitude, il commet l’irréparable. Petit à petit, on assiste musicalement à la déchéance du protagoniste, à ses conflits psychologiques puis à l’entérinement de sa folie. Rarement le rapport image/musique n’aura été si fusionnel, provoquant un impact émotionnel avéré sur le spectateur.
Je pensais que c’était un bon moyen de représenter les forces émotionnelles qui le motivent. Mais il ne se rend pas compte qu’elles sont présentes. C’est le rôle de l’orchestre.
« Après l’attaque du métro, l’orchestre devient plus agressif et plus présent » déclare l’ancienne collaboratrice de Jóhann Jóhannsson. La « vibration électrique » d’un halldorophone, un violoncelle hybride fréquemment utilisé par l’artiste, entre également en scène pour établir une connexion émotionnelle directe avec l’évolution psychologique du Joker. Son thème se mue ainsi en une valse macabre et sinistre dans la séquence de la salle de bain (« Bathroom Dance »), créée et chorégraphiée au son de sa musique utilisée sur le set pour stimuler la danse métamorphosante de Joaquin Phoenix/Arthur Fleck suivant son premier crime. Après avoir tenté de surmonter ses tourments et ses troubles psychiques, il finit par les embrasser au cours de cette danse. Mais le pouvoir évocateur de la mélodie ne s’arrête pas à son influence sur le filmage de la séquence : elle conditionne même le jeu de Phoenix qui s’en imprègne personnellement. Sa gestuelle faciale et corporelle impeccable se mêle à un chœur élégiaque discret, un chant d’Hildur Guðnadóttir, qui lui insuffle une grandeur infinie. La musique ne s’écoute plus, elle se ressent jusqu’à en devenir organique et symbolique, elle prend tout son sens et renforce l’aura démentielle de son protagoniste.

© Niko Tavernise/Warner Bros.
C’est la première fois que j’ai été autant influencé par une musique.
L’orchestre ne cesse de croire proportionnellement à la colère du Joker, passant ainsi de 36 musiciens au début du score à 72 en fin de recording session. Libre à chacun d’interpréter le film mais selon sa compositrice, « Arthur s’apprête à devenir vraiment le Joker avant d’entrer sur la scène du talk-show », la poussant ainsi à l’élever musicalement grâce à sa voix, une nouvelle fois. Les percussions nerveuses de « Escape From the Train » illustrent la course-poursuite du métro tandis que « Call Me Joker » annonce la nouvelle aube avec un Joker au sommet de sa folie, qui provoque malgré lui l’émergence d’un mouvement antisocial et le meurtre des Wayne. Ainsi, le personnage devient un symbole et ce spectre lugubre se teinte de tristesse, accentué par les traits de cordes des violons et les cuivres fatalistes. L’apothéose de sa partition. La musique de Joker n’est que le sombre reflet de ce clown déchu et vise à assurer la propagation de son aura maléfique tout au long du film. Ses notes aux accents grinçants et grondants, aussi minimalistes soient elles, ont pourtant l’audace d’un score mélodique loin d’être en retenue par rapport aux images et bien décidé à ancrer le spectateur dans cette version inédite des origines de la Némésis de Batman. La compositrice islandaise ne cherche pas à inscrire son Joker dans les annales des meilleures musiques de films par des mélodies prégnantes mais à accompagner viscéralement le récit. Rarement la musique aura été au service d’un film. Véritable barycentre de sa partition, le violoncelle d’Hildur Guðnadóttir alourdit davantage l’atmosphère morose du long-métrage de Todd Phillips et accompagne la remise en question existentielle de son protagoniste tout en épousant à la perfection l’interprétation émérite de Joaquin Phoenix. Il se pourrait bien que son Joker termine sa course aux Oscars 2020… Mais qui aura livré le meilleur thème musical ? Alors là… Gone Hollywood tire son Joker… !