Trainspotting

par

« Choose your future. Choose life. »  Vingt-cinq ans plus tard, l’intro de Trainspotting rythmée par l’inoubliable « Lust For Life » d’Iggy Pop éclate avec toujours autant de mordant qu’à sa sortie, en 1996. Un quart de siècle plus tard, le film, porté par des junkies dopés à l’héroïne, est devenu l’étendard d’une époque entière, témoignage du tourbillon créatif sans précédent au cœur de la vague Britpop.

Les gens mettent ça sur le compte du malheur, le désespoir, la mort, et toutes ces conneries. Ça compte, c’est sûr. Mais y’a une chose qu’ils oublient, c’est le plaisir. Sinon on le ferait pas. […] Rappelez-vous le meilleur orgasme que vous ayez jamais eu, multipliez-le par mille, et vous en êtes encore loin de la vérité. 

Mark Renton

ARIA FOR A JUNKIE

Deuxième film de ce qui deviendra la Trilogie de l’Argent (« Bag of Money Trilogy »), réalisée par un trio de jeunes trentenaires passionnés, les écossais Andrew MacDonald et John Hodge respectivement à la production et l’écriture, l’anglais Danny Boyle derrière la caméra, Trainspotting s’insère entre Petits Meurtres entre amis (1994) et Une Vie Moins Ordinaire (1997). Comme les deux opus qui l’encadrent, le film nous confronte aux ravages que l’argent et la cupidité peuvent provoquer jusqu’à souvent mener leurs victimes à s’entredéchirer. Trainspotting, un titre singulier à bien des égards dans la sphère francophone puisqu’au Québec il y est traduit par l’astucieux et amusant Ferrovipathes. Le film ne promet-il que de regarder les trains passer (« to spot » signifiant « repérer ») – comme le font quelques farfelus en Angleterre, se plaisant à noter les numéros des trains qu’ils aperçoivent, pour comparer leurs résultats ? Si un train fait bien une apparition éclair dans l’histoire, son sujet principal se matérialise sans doute plutôt dans la déviation sémantique du terme original qui désigne alors tous les comportements obsessionnels et compulsifs… Ewan McGregor partage une autre acception du terme, très imagée et parfaitement à-propos : « En matière d’héroïne, le trainspotting fait allusion aux différents points – comme des gares sur une ligne ferroviaire – qui forment sur les bras les traces de piqûres dans une veine « station to station »… » En effet, Trainspotting nous fait suivre quelques épisodes de la vie de Mark Renton, un jeune toxicomane qui tente sans grand succès de s’en sortir dans la ville d’Edimbourg gangrénée par la drogue au milieu des années 80. Entouré de sa bande de potes, pour la plupart alcoolos ou drogués jusqu’à l’os, Renton, évolue dans un monde où l’ennui, les stupéfiants, la violence, le sexe et les menus larcins ponctuent l’essentiel d’un quotidien vide de sens. Entre tentatives de désintox, rechutes, et magouilles, une seule chose le fait tenir : la rage de vivre.

L’écrivain écossais Duncan McLean et Irvine Welsh au Festival International du Livre d’Édimbourg, en 1993 © Gunnie Moberg

Ewan McGregor, Danny Boyle et Kerry Fox sur le tournage de Petits meurtres entre amis, sorti en 1994 © Channel Four Films

QUATRE ÉCOSSAIS DANS LE VENT

Avant de traverser les frontières de l’Écosse en 35mm, Trainspotting est d’abord la première oeuvre d’un héroïnomane repenti devenu romancier, Irvine Welsh. Le livre, paru en 1993, rencontre immédiatement un succès critique et devient très rapidement culte. « Trainspotting n’est pas seulement mon premier roman, c’est ma première véritable tentative d’écriture, alors j’en suis très fier. » En effet, le livre, sorti dans un premier confidentiellement, s’écoule par la suite à plus d’un million d’exemplaires au Royaume-Uni, et se voit traduit en une trentaine de langues différentes. L’enthousiasme est tel qu’il est adapté par Harry Gibson en 199 pour le Traverse Theatre à Édimbourg. La pièce joue à guichets fermés, remporte le Sunday Time Award de la Meilleure Nouvelle Pièce, est citée dans le classement des Meilleurs Événements Théâtraux Écossais par le journal The Scotsman... Alors que Trainspotting vient à peine d’être publié, la première réalisation d’Andrew MacDonald, John Hodge et Danny Boyle, Petits Meurtres entre amis (1994), entre seulement en post-production. Tourné avec un budget dérisoire, en trente petits jours à Glasgow, porté par trois acteurs alors relativement inconnus – Ewan Mc Gregor, Christopher Eccleston, Kerry Fox -, le film, sacré meilleure production « maison », remporte plus de cinq millions de livres au box-office en 1994. Issu de la télévision britannique, Danny Boyle devient immédiatement le réalisateur chéri du Royaume-Uni et se voit comparé aux plus grands, de Tarantino à Hitchcock. Si les offres alléchantes affluent chaque jour dans son bureau, le cinéaste préfère se consacrer à l’adaptation du roman d’Irvine Welsh sur lequel lui et ses comparses ont porté leur dévolu. Andrew MacDonald a en effet découvert le livre d’Irvine Welsh, dont les copies circulent alors en petit nombre, par le biais d’un ami lors d’un vol de Londres à Glasgow en 1993. Celui-ci est tout de suite happé par la manière dont le livre dépeint la jeunesse de son pays, par ses protagonistes hauts en couleur, et son humour subversif. MacDonald y distingue une patte dans la veine du prolifique scénariste et réalisateur à succès américain John Hughes, auteur de teen movies satiriques iconiques des années 80, dont Seize Bougies pour Sam (1984) et Breakfast Club (1985) entre autres… Avec un petit plus non négligeable à ses yeux : les situations, les personnages et leurs préoccupations sont ancrés dans la culture écossaise. MacDonald propose aussitôt le projet à Danny Boyle, qui lit à son tour le roman d’une traite mais s’inquiète de l’absence d’intrigue. Qu’à cela ne tienne : tous deux refilent le bébé à John Hodge qui se chargera d’adapter le livre pour le cinéma. Lorsque ce dernier s’attèle à la scénarisation de Trainspotting en décembre 1994, le trio ne possède pas encore les droits pour son adaptation… Néanmoins, Irvine Welsh n’hésite pas à les soutenir très tôt puisqu’on ne peut trouver plus aptes pour transposer ses écrits à l’écran que trois des « meilleurs écossais depuis Kenny Dalglish et Alex Ferguson [deux pointures du football, ndlr] ». Danny Boyle, né dans le Lancashire, en Angleterre, ne lui tiendra pas rigueur de sa méprise… Le réalisateur est par ailleurs convaincu que Petits Meurtres entre amis et son cocktail d’humour noir à la Blood Simple (J. et E. Cohen, 1984) – et donc en phase avec le style de Welsh – ont convaincu l’auteur écossais de miser sur ses talents.

[Trainspotting est] un film plus axé sur la jeunesse que sur les drogues, et il s’agissait de trouver cette vitalité et cet optimisme – tu as tout à risquer et tu peux tout f***re en l’air, mais ça n’a pas véritablement d’importance parce que tu es encore jeune… Il y a une chance de rédemption. 

Irvine Welsh

Contre toute attente, Irvine Welsh n’exprime pas le souhait d’être associé à l’élaboration du scénario, ce qui permet à Hodge d’en boucler un premier jet en quelques semaines. La tâche s’avère toutefois plus complexe que la rédaction de Petits Meurtres entre amis, qui était un scénario original : John Hodge se retrouve face à la difficulté de rendre l’histoire plus visuelle, au risque de sacrifier le livre. Il décide ainsi d’éliminer la narration épisodique et polyphonique, sans réelle intrigue, écrite en argot sous forme de succession d’anecdotes, au profit d’une histoire plus linéaire qui conserve néanmoins l’humour corrosif et l’irrévérence de l’œuvre originale. S’il ajoute quelques scènes inventées (comme celle du vol à l’étalage en ouverture du film), Hodge les justifie par un contenu suggéré dans le livre et par leur impact visuel. Dans le dernier jet du scénario daté en mai 1995, celui-ci s’éloigne du final de la pièce, d’ailleurs beaucoup apprécié par Welsh [la bande à Renton attendait en vain l’arrivée d’un train qui lui promettrait de l’emporter loin de son triste quotidien, ndlr], optant pour la conclusion nettement plus optimiste du livre.

Le scénariste, réalisateur et producteur américain John Hughes a régné sur le teen movie pendant une dizaine d’années © Wire Image

Joel et Ethan Coen sur le tournage de Blood Simple, sorti en 1984 © Blaine Pennington/MGM/River Road Productions/Foxton Entertainment

LA TENTATION HOLLYWOODIENNE

Par-delà son succès phénoménal dès son apparition sur les écrans en janvier 1995, Petits meurtres entre amis amorce une petite révolution dans l’industrie du cinéma anglais. Le film est en effet l’une des premières réalisations britanniques à rembourser son coût de production avant même sa diffusion télévisée ! Sorti à la suite de Quatre Mariages et un Enterrement (M. Newell, 1994), Petits Meurtres… consolide le regain d’intérêt du public insulaire et international pour le cinéma britannique. Le trio à l’origine de ce succès est sollicité soudainement de tous côtés par les studios désireux de produire leur prochain film. Quelques années après le flop de Highlander aux États-Unis, Hollywood lorgne désormais du côté de l’Écosse [égérie du thriller érotique, Sharon Stone aurait ainsi courtisé Danny Boyle, ndlr]. Scott Rudin, influent producteur hollywoodien de La Famille Addams (B. Sonnenfeld, 1991) et de La Firme (S. Pollack, 1993), met 250 000 dollars à disposition de Hodge, MacDonald et Boyle pour réaliser le projet de leur choix. En premier lieu attirés par le feu des projecteurs hollywoodiens dans la grisaille écossaise, le trio décide finalement de rester fidèle à Channel 4, qui avait financé Petits Meurtres entre amis pour 1,1 million de livres, quand le studio américain choisi leur demande de retirer la scène des « pires toilettes d’Écosse » qu’il juge trop dégoûtante… Bien lui en a pris, puisqu’elle fait désormais partie des passages iconiques du film... Afin de financer les 1,5 million de livres exigées par la production de Trainspotting, Channel 4 Films s’associe avec Polygram [dont le catalogue comprend alors quelques grands succès populaires parmi lesquels Flashdance (A. Lyne, 1983), les deux Batman de Tim Burton, ou encore Jumanji (J. Johnston) et Batman Forever (M. Schumacher), tous deux sortis en 1995, ndlr]. « C’est ce qui nous a sauvés » révélera plus tard MacDonald, « car un grand studio ne nous aurait accordés qu’une liberté conditionnelle ! » Il s’agit en vérité d’un budget raisonnable et serré, qui oblige Danny Boyle à réaliser avec peu de moyens, mais le rapproche ainsi du public directement visé par son film. En février 1995, tandis que Hodge travaille le scénario depuis trois mois déjà, les difficultés d’obtention des droits du livre ne sont toujours pas résolues. De son côté, Channel 4 n’accepte de débourser l’argent nécessaire qu’une fois l’imbroglio éclairci. En effet, la maison d’édition du livre, Minerva, a déjà vendu les droits à la société de production Noel Gay Motion Picture Company, qui avait avancé à Irvine Welsh que Danny Boyle réaliserait le film. Croyant alors qu’il s’agissait du projet en cours, Welsh avait soutenu de bon cœur la transaction. Se rendant compte de sa méprise en voyant débarquer un Danny Boyle catastrophé, l’écrivain fait aussitôt machine arrière. Seulement la Noel Gay n’accepte de ne revendre les droits du livre qu’à condition de devenir co-productrice du film de Danny Boyle… Il faut donc attendre avril 1995, pour que les droits soient enfin aux mains du trio ! Ils coûteront 2% du budget du film, mais la Noel Gay accepte de ne pas se mêler de la production, en échange d’une part des bénéfices, et de son nom au générique. Channel 4 décaisse alors le financement tant attendu, donnant ainsi le coup d’envoi officiel de la pré-production de Trainspotting, bouclée au terme de sept semaines. 

Les directeurs de casting Gail Stevens et Andy Pryor se fient aux instincts de Boyle lorsqu’il s’agit de trouver sa bande de mauvais garçons. Le choix du réalisateur se porte immédiatement sur Ewan McGregor pour Mark Renton. On fait donc parvenir le script au jeune comédien de 23 ans, sans lui offrir le rôle, malgré son expérience passée avec le réalisateur. En le parcourant, l’acteur y décèle immédiatement le rôle d’une vie. Cependant, la production hésite à lui confier le personnage ; McGregor, loin d’être roux, constellé de tâches de rousseurs, et passablement laid, ne correspond pas tout à fait aux critères physiques attendus pour Renton. Celui-ci perd donc plus d’une dizaine de kilos pour coller au rôle, et se présente de nouveau au casting. À peine a-t-il mis les pieds dans la salle d’audition qu’il s’exclame qu’il devrait se raser la tête, quitte la pièce en une fraction de seconde et revient sur le champ, délesté de sa chevelure. Le Mark Renton du film était né. Fort de son désir d’interpréter le rôle à la perfection, Ewan McGregor songe sérieusement à tester l’héroïne. « J’étais jeune et je me disais, m**de, fais-le, c’est tout. D’autant que John Hodge, notre scénariste, était également médecin, donc je me suis dit qu’il pouvait nous en trouver, et nous l’administrer de telle manière que nous ne mourrions pas. Je pensais le faire avec Danny [Boyle]. Je voulais me défoncer avec Danny ! » Par souci de réalisme, l’équipe préfère rendre de fréquentes visites aux groupes de désintoxication du Calton Athletic Recovery Group, et accueille certains de ses membres sur le plateau pour recevoir des conseils pratiques. Pour interpréter respectivement Spud et Begbie, Boyle songe immédiatement à Ewen Bremner et Robert Carlyle, non sans craindre qu’ils refusent ces rôles secondaires à la présence à l’écran inversement proportionnelle à l’immensité de leur talent. Bremner risque d’autant plus d’être froissé qu’il incarne tous les soirs Mark Renton au théâtre dans la production scénique du livre de Welsh… L’inquiétude de Boyle était heureusement injustifiée : les acteurs s’embarquent dans l’aventure cinématographique à ses côtés avec enthousiasme. Le cinéaste trouve ensuite en Kevin McKidd son Tommy, parfaite image de l’innocence. Enfin, Johnny Lee Miller, le seul acteur de la bande à ne pas être d’origine écossaise, remporte le rôle de Sick Boy dès la seconde où il s’assoit nonchalamment dans la salle d’audition. Reste enfin à dénicher le principal rôle féminin du film, Diane. Partie à la recherche d’un nouveau talent, la production distribue des cartes à la sortie des boîtes de nuit, des boutiques de vêtements, des coiffeurs, séduisant les candidates en leur faisant miroiter la possibilité de devenir « la prochaine Kate Moss ou Patricia Arquette. » Bien que Danny Boyle et Andrew MacDonald voient ainsi défiler des centaines de jeunes filles, seule une douzaine d’entre elles auront l’opportunité de leur lire une scène. Dès qu’il aperçoit la jeune Kelly MacDonald (aucun lien de parenté avec Andrew), et avant même qu’elle n’ouvre la bouche, Danny Boyle sait qu’il a trouvé celle qu’il cherchait.

La bande à Renton réunie devant la caméra de Danny Boyle dans Trainspotting, en 1996 © Liam Longman/PolyGram Film

Irvine Welsh incarne Mikey Forrester, le dealer de Mark Renton dans l’adaptation de son propre livre, en 1996 © Liam Longman/PolyGram Film

Le casting s’étoffe de seconds rôles fidèles à Boyle – Peter Mullan endosse le gilet de Swanney, dit « La Mère supérieure », Keith Allen, le locataire de Petits Meurtres… devient ici dealer influent…-, et de caméos des membres de l’équipe – Andrew MacDonald interprète un éventuel locataire à Londres ; John Hodge, s’octroyant alors une pause dans l’écriture d’Une Vie Moins Ordinaire devient agent de sécurité sur Princes Street ; Irvine Welsh lui-même interprète le dealer de Renton, Mikey Forrester, celui qui lui refourgue les suppositoires infernaux – achevant ainsi de réunir de part et d’autre de la caméra la même équipe à l’oeuvre sur le précédent opus du trio. La production installe ses bureaux dans une immense usine de cigarettes Wills désaffectée, non loin du centre-ville de Glasgow, permettant à Kave Quinn, la chef-décoratrice ayant déjà officié sur Petits Meurtres entre amis, d’entamer des repérages dans la ville.

L’aspect visuel de Trainspotting s’inspire de la réalité, en l’exagérant énormément. Il est très stylisé, ce qui le rend plus intéressant [à créer] qu’un simple documentaire.

Kave Quinn

Chef décoratrice

Quinn n’envisage qu’un seul et unique bar pour tourner la scène de bagarre générée par Begbie, The Brewhouse. Bien qu’il dispose du balcon nécessaire, l’établissement présente un inconvénient majeur : les ampoules sont trop lumineuses, et mal placées, elles pourraient gêner le tournage. Pour réaliser le plan panoramique souhaité par Danny Boyle, il faudra ajouter une longue table, et plusieurs chaises, dont une spécialement moulée en balsa pour être facilement détruite. Les ampoules seront remplacées, 90 figurants engagés, et, pour ne pas dépasser les coûts de production, Kave Quinn propose que le décor et les personnages soit concentrés dans une petite portion du bar ; elle sera moins onéreuse à redécorer, et aura ainsi l’air bondée sans exploser le budget. Pour la boîte de nuit dans laquelle Renton rencontre Diane, le Volcano, la chef-décoratrice décide de peindre l’endroit en violet, et propose d’employer de la lumière fluorescente afin de recréer l’atmosphère de néons que désire Boyle. Quinn s’appuie par ailleurs sur les œuvres de Francis Bacon pour définir la palette graphique du film. Le sentiment d’isolement qu’elles véhiculent, souligné par l’abstraction et les couleurs des tableaux, correspond pour elle à celui des personnages. Il s’agit de trouver un équilibre entre l’horreur de leur réalité et la tentation de l’embellir… Six semaines avant le tournage, Quinn réunit enfin les accessoires nécessaires. Si sur Petits Meurtres entre amis la plupart d’entre eux étaient loués, pour Trainspotting, elle peut se permettre de les acheter, puisqu’elle déniche la quasi-totalité des objets pour une bouchée de pain dans des brocantes. Le travail de la chef costumière, Rachael Fleming, dont c’est la première collaboration avec Danny Boyle (elle le suivra ensuite sur presque tous ses films), avance en parallèle, depuis les couloirs de l’usine transformés en vestiaires. Elle puise son inspiration dans les tenues amples, confortables des ravers (les raves party sont de plus en plus prisées par la jeunesse des années 90), celles des groupes punk – the Buzzcocks, The Clash, Iggy Pop -, et le style des Teddy Boys des années 50. L’anneau à l’oreille qu’arbore Renton rappelle ainsi celui que portait à l’époque Damon Albarn, le chanteur de Blur. Fleming choisit d’habiller les protagonistes de fripes, récupérées çà et là : des maillots de foot et jeans rétrécis trouvés dans l’usine, à la véritable garde-robe des années 80 de l’équipe de tournage, en passant par les smokings à la James Bond chinés dans les friperies, les costumes portés par Renton et ses amis en sont, en général, au minimum à leur deuxième vie… Quand elle ne parvient pas à mettre la main sur des vêtements d’occasion, Rachael Fleming travaille le tissu pour qu’il ne détonne pas au milieu des habits de seconde main. Il en va ainsi du t-shirt orange délavé que porte Ewan McGregor sur les affiches du film, acheté neuf puis décoloré avant que Fleming n’y imprime l’image d’une femme nue puis la sable pour l’effet d’usure recherché.  « Je pense que c’est en partie ce qui a fait le succès des vêtements dans le film ; ils avaient tous l’air d’avoir été portés, d’être authentiques. Si ça n’avait pas été le cas, je ne pense pas que ça aurait fonctionné aussi bien que ça ne l’a fait. » De son côté, le département artistique emplit les locaux de storyboards, d’esquisses de conception des décors, de photos de lieux intéressants pouvant servir à Londres… Bref, c’est l’effervescence à Glasgow !

Danny Boyle et Dave Quinn s’inspirent directement du Korova MilkBar d’Orange Mécanique (S. Kubrick, 1971) pour redécorer le Volcano Club de Trainspotting © PolyGram Film

Begbie, Renton et le James Bond addict Sick Boy portent des costumes défraîchis tout droit sortis de la garde-robe du célèbre agent secret britannique © PolyGram Film

TOURNER SOUS SPEED

Quand arrive le mois de mai 1995, la pré-production est terminée et, après quelques répétitions, le tournage peut enfin débuter. 1400m2 de l’usine à cigarettes Wills y sont dédiés, transformés en une trentaine de plateaux, des squats d’Édimbourg aux banlieues plus cossues, jusqu’aux intérieurs londoniens. C’est dans ces locaux que sont réalisées les scènes les plus emblématiques du film : celles des « pires toilettes d’Écosse », de Dawn, le bébé « mort-vivant » et de la désintoxication brutale de Renton… Les extérieurs, eux, seront tournés en trois jours et demi à la fin des sept semaines de tournage. Pour que Danny Boyle puisse tourner en continu, lorsque l’un des trente plateaux est utilisé, Kave Quinn travaille sur les décors des séquences suivantes, qui sont ensuite construits, prêts à être aussitôt investis. C’est ainsi que le tournage sera bouclé en 35 jours sans accrocs particuliers. La seule « difficulté » que notera Boyle se rapporte à la brièveté des nuits d’été, le contraignant à tourner très rapidement sur des plages horaires restreintes (23h-4h30). Quant aux acteurs, ils sont contraints malgré eux de faire attention à tout ce qu’ils ingurgitent, afin de rester crédibles face à un Ewan McGregor amaigri pour son rôle ! Les derniers jours de tournage sont donc consacrés aux extérieurs. L’équipe se rend à Édimbourg pour y tourner la séquence d’ouverture devenue culte. Il faut une bonne matinée pour filmer la course dans Princes Street, et près de deux heures pour parfaire la cascade de la voiture percutant McGregor. L’acteur est renversé une vingtaine de fois avant que la prise ne soit parfaite, et doit être rafistolé par l’infirmière de plateau à de nombreuses reprises. L’équipe est fatiguée et tendue : elle ne dispose pas d’un budget suffisant pour revenir tourner sur place, il faut donc impérativement que tous les extérieurs soient mis en boîte dans le temps imparti. Heureusement, Andrew MacDonald veille au grain et chapeaute quotidiennement la production entière : il parlemente avec les photographes et les distributeurs, travaille sur la campagne marketing, et s’échine à éloigner du plateau les agents, les familles et amis susceptibles de ralentir le tournage. Il doit également composer avec les demandes de tous les départements : la directrice artistique réclame tout le budget pour améliorer les plateaux, le chef opérateur souhaite, lui, l’obtenir pour la lumière, tandis que la production désire évidemment dépenser le moins possible. Chaque soir, MacDonald et Boyle regardent les rushes mis en boîte quelques heures plus tôt et ne conservent en général que trois minutes sur la demi-heure enregistrée. En coulisses, le monteur du film, Masahiro Hirakubo, fidèle à Danny Boyle depuis leur rencontre à la BBC, commence déjà à assembler les scènes dans l’ordre précisé par le script. Au même moment est mis en boîte un teaser d’une minute à peine, tourné spécialement pour annoncer Trainspotting et accompagner la sortie en vidéoclub du premier film de Boyle, MacDonald, Hodge and co, en juillet 1995… La courte vidéo sera retravaillée au format 35mm pour les bandes annonces projetées au cinéma à partir du mois de novembre.

Les tournages de nuit estivaux seront éprouvants pour l’équipe de Trainspotting, en 1995 © Liam Longman/Polygram Film

Danny Boyle dirige une scène coupée de Trainspotting avec Ewan McGregor et Peter Mullan © Liam Longman/Polygram Film

LA MAGIE DE DAVID BOWIE

Sans véritable flux narratif, Trainspotting s’avère un projet assez difficile pour Masahiro Hirakubo. Afin de trouver le rythme des séquences et lier les scènes entre elles, ce dernier s’appuie sur une mixtape concoctée par Danny Boyle avec des musiques « inspirantes ». À l’inverse de ce qui se fait dans le clip, Hirakubo adapte la musique aux scènes. Danny Boyle et son monteur prendront huit semaines pour réduire le film à la durée désirée de 90 minutes. Pour compliquer encore un peu peu le montage, on ajoute ensuite les effets sonores, les voix-off, on réenregistre les dialogues inaudibles… Dans la scène de la boîte de nuit, pour pallier le problème de la musique recouvrant les échanges, Danny Boyle décide simplement d’ajouter des sous-titres à la scène plutôt que de les doubler de nouveau. Ce n’est pas une période de tout repos pour le réalisateur et son équipe, qui travaillent souvent plus de douze heures par jour. En octobre 1995, ils atteignent enfin la dernière séquence du film à être finalisée. Il s’agit du montage alterné des rapports sexuels entre les différents protagonistes et du match de foot. Si le discours plein de sous-entendus du commentateur sportif Archie MacPherson n’est enregistré qu’en vingt minutes, la scène requiert pourtant deux semaines de montage… Le plus gros défi reste toutefois la composition de la bande originale. Andrew MacDonald s’y attelle, souhaitant rien de moins qu’en faire « la plus enthousiasmante de l’année ! »  Bien qu’il ne figure pas sur la B.O. du film, David Bowie est une influence majeure pour Trainspotting. Danny Boyle, grand admirateur de l’artiste, souhaitait que Diane entonne l’une de ses chansons, « Golden Years », lorsque Renton, en violent delirium lors de sa désintox forcée, l’imagine auprès de lui. Selon le réalisateur, Kelly MacDonald ne connaissant ni l’artiste (« Bowie ? Qui ? Comment ? ») ni les paroles, c’est finalement la chanson « New Order » des Temptations qui la remplace. Dans d’autres interviews, Tristram Penna, producteur anglais consulté pour composer la mixtape de Trainspotting, affirme que « Golden Years » était plutôt destinée à la scène des « pire toilettes »… Bowie refuse peut-être d’apparaître sur la bande originale, mais joue toutefois de ses relations amicales pour donner un coup de pouce à Danny Boyle.  « Nous avions demandé la permission [d’utiliser « Lust for Life » d’Iggy Pop – auquel Bowie a d’ailleurs contribué – et « Perfect Day » de Lou Reed ndlr], mais nous étions complètement inconnus. Et ils ont décliné. Mais Bowie a usé de sa magie en coulisse, puisque, bien évidemment, il connaît ces gars-là. » se souvient le cinéaste. Boyle obtient donc les titres convoités, qui transcenderont le film. MacDonald raconte à l’époque : « [Sur la B.O.] nous avons des chansons comme « Lust For Life » d’Iggy Pop et « Perfect Day » de Lou Reed, et nous avons également obtenu de nouveaux groupes comme Blur, Pulp, Primal Scream, Sleeper, Leftfield et Underworld. Il y a trois ou quatre pistes originales. Comme Pulp n’avait pas le temps d’écrire une nouvelle chanson, ils nous en ont donné une qui ne tenait pas sur leur album. […] Le plus difficile étant qu’ils acceptent tous de jouer des morceaux pour un film d’une valeur de 1,5 millions de livres seulement .» Le défi est largement remporté par Andrew MacDonald. Rappelons que le sujet du film – ambitieux et violent – est loin d’en garantir le succès commercial. Le producteur tente donc de maintenir le budget de la production au plus bas : « Je me souviens être entré dans la salle de montage avec Keith Allen [le dealer londonien ndlr]. Il nous présente à Damon Albarn, et tous deux regardent la scène d’introduction, choqués. Voilà donc un type rock’n’roll, et un acteur mauvais garçon. Et ils disent que ça ne sortira jamais. » Et pourtant… Le 13 novembre 1995 est organisée la première projection du film, en présence de certains membres de la presse et de l’équipe de Trainspotting

Danny Boyle, Ewan McGregor et Irvine Welsh sur le tournage de Trainspotting, en 1995 © Noel Gay/REX/Shutterstock

Damon Albarn et sa compagne Justine Frischmann à l’avant-première de Trainspotting, en février 1996 © Jeremy Sutton Hibbert/Shutterstock

TRAINSPOTTING FACE À LA CENSURE

A quelques heures de donner le feu vert nécessaire à Trainspotting pour se frayer un chemin jusqu’aux salles obscures, le British Board of Film Classification (BBFC), en charge d’évaluer la classification des films avant leur sortie publique, décide d’interdire la nouvelle oeuvre Danny Boyle aux moins de 18 ans sans exiger cependant la moindre coupe dans le métrage. D’aucuns avanceront que la mort accidentelle d’une jeune fille fêtant sa majorité après une overdose d’ecstasy aurait fortement influencé la décision des censeurs. De leur côté, les équipes de Polygram envisagent une promotion titanesque. Certaine que le film sera un succès, la production accord 800 000 livres, soit plus de la moitié du budget total du film, au marketing local. Le livre original est réédité avec l’affiche du film en couverture ; la bande originale est mise en vente – en deux versions : la « véritable » bande originale, orange, qui contient les musiques tirées du film, et la seconde, verte, présentant musiques du film et musiques ayant inspiré Danny Boyle – sur laquelle figure « Golden Years » de David Bowie… L’ADN musical de Trainspotting infuse jusque dans son affiche, réalisée par les équipes créatives de Stylorouge, agence qui compte alors le groupe Blur parmi ses plus célèbres clients. Soucieux de piétiner les conventions du marketing à la manière de Sick Boy, les distributeurs accordent une grande liberté aux designers engagés sur un projet particulièrement atypique. Stylorouge choisit ainsi d’employer la police Helvetica, censée rappeler les messages de prévention sur les boîtes de médicaments, et organise une séance de shooting en noir et blanc avec le casting principal de Trainspotting. Les premiers clichés donnent davantage l’impression de promouvoir une sitcom qu’un film sur des junkies. Les acteurs sont donc convoqués à nouveau en studio, cette fois avec les costumes de leurs personnages, pour prendre des poses iconoclastes et mouiller un peu plus le maillot, ce qu’Ewan McGregor fera d’ailleurs littéralement comme en atteste le résultat final… La bande-annonce fait son chemin dans les cinémas, et les quais du métro londonien se couvrent d’affiches du film dont le titre n’a jamais été si approprié ! Les distributeurs décident de sa sortie en salle au 23 février 1996, pour éviter de se faire voler la vedette par de plus grosses productions. Malheureusement pour Trainspotting, le feu des projecteurs est finalement un peu dévié par les sorties de Casino de Scorsese et de Raison et Sentiments d’Ang Lee, programmées la même semaine. La première mondiale a lieu en Écosse, à Glasgow puis Édimbourg. Danny Boyle, Andrew MacDonald et John Hodge sillonnent le pays pour présenter le film, répondant aux questions du public après chaque projection. 120 copies du film sont d’abord distribuées sur le territoire. D’autres seront rééditées, en fonction du succès obtenu pendant la première quinzaine d’exploitation dans les cinémas londoniens. La capitale anglaise « pèse » en effet le plus au box-office et permet d’évaluer la réussite d’un film. Lors de sa sortie en salles, Petits Meurtres entre amis a réalisé par exemple 35% de ses recettes à Londres, dont 20% grâce au seul public du West End. Trainspotting est finalement distribué sur 245 écrans en Grande-Bretagne, devenant ainsi la plus grosse sortie depuis Quatre Mariages et un enterrement. Le film attire 3,6 millions de spectateurs, rapporte plus de 11 millions de livres au box-office britanniquecontribue évidemment au succès du livre… Le trio Boyle-MacDonald-Hodge connaît un tel succès que la Fox lui propose la réalisation d’Alien, La Résurrection à Hollywood – un projet qu’il envisage sérieusement d’accepter. Les trois collègues préfèreront toutefois se consacrer à leur prochain film, dont le scénario est déjà terminé, Une Vie moins Ordinaire. Le français  Jean-Pierre Jeunet prendra finalement les rênes du quatrième opus de la franchise…Trainspotting est présenté à Cannes en mai 1996 lors de la séance de minuit. Danny Boyle se souvient encore avoir été mortifié quand certains membres du Calton Athletic, ces anciens addicts qui l’avaient aidé à parfaire la véracité des scènes sur le tournage, ont été refoulés à la porte de la salle de projection après avoir fait le voyage depuis leur Écosse natale en autostop ! Il réussit après quelques palabres à les faire entrer ; le film est lancé. S’ensuit une fête très alcoolisée qui marque l’histoire du Festival. Le groupe électro Leftfield s’occupe de la musique, tandis que bavardent Leonardo DiCaprio, Mick Jagger et Damon Albarn. On entonne des chants de supporters, des clips de Sean Connery en James Bond tournent en arrière-plan… On raconte même qu’Irvine Welsh aurait été retrouvé nageant dans la piscine de l’Hôtel du Cap en compagnie de Noel Gallagher, chanteur du groupe Oasis, à 7 heures du matin le lendemain !

Le film investit officiellement les cinémas en France le 23 juin 1996, quatre jours après sa sortie aux États-Unis, territoire pour lequel Miramax a négocié les droits de distribution. Avant sa diffusion sur les écrans américains, Trainspotting doit toutefois subir quelques coupes pour s’assurer une classification « R » (les moins de 17 ans doivent être accompagnés d’un adulte). Ewan McGregor raconte : « Quand je sors du couloir et retire le préservatif [après sa nuit passée avec Diane ndlr], je crois que vous pouvez apercevoir mon pénis dans la version anglaise du film, mais pas dans la version américaine. » MacDonald ajoute que le plan de l’aiguille pénétrant la chair de Renton lors du fix qui le mènera à l’hôpital a été supprimé également. Afin d’être compréhensible par les Américains, peu habitués aux accents écossais très prononcés, la scène d’ouverture est redoublée. McGregor plaisante : « Nous avons été obligés de réenregistrer les première 15-20 minutes du film. Donc si vous écoutez la version américaine de l’histoire de Begbie, quand il raconte avoir renversé son verre par-dessus son épaule, contrairement à la version originale, vous pouvez réellement saisir certains mots. J’étais déçu. » Trainspotting n’évite cependant pas la controverse : durant la campagne présidentielle américaine de 1996, le candidat républicain Bob Dole l’accuse de « dépravation morale » et de « glorifier l’héroïne », admettant par la suite n’avoir jamais vu le film… Andrew MacDonald doit même défendre le film face à une nonne sur le plateau de l’émission télévisée Newsnight ! Le débat houleux ravit Channel 4, qui profite ainsi en retour d’une publicité gratuite comme le confirme Irvine Welsh : « Il y a deux choses que vous voulez quand vous écrivez un livre ou faites un film. Vous souhaitez l’approbation des gens cool, et la condamnation d’un trou du c**. La condamnation d’un trou du c** célèbre, c’est absolument fantastique. » Rejeté par la presse conservatrice, Trainspotting reçoit malgré tout un accueil critique très positif outre-Atlantique. Sorti sur huit écrans seulement aux États-Unis, celui-ci totalise en moyenne 33 000 dollars par salle, soit quatre fois plus que le meilleur film de l’année, Independence Day de Roland Emmerich et rapporte finalement 16 millions de dollars sur le territoire américain. Le film devient immédiatement objet de culte . A la fin de l’année de son exploitation au Royaume-Uni, Trainspotting, avec ses 2,5 millions de spectateurs britanniques parmi ses 8 millions en Europe, réalise un record de recettes, se plaçant juste derrière Quatre Mariages et un enterrement [c’est d’ailleurs aujourd’hui l’un des seuls films « véritablement britanniques » (sans support financier américain) à avoir rapporté sur son territoire 10 millions de livres au box-office, ndlr]. Les recettes globales, quant à elles, s’élèveront à plus de 48 millions de livres… Danny Boyle est instantanément propulsé en haut de l’affiche, sacré réalisateur incontournable du cinéma britannique. Trainspotting reçoit deux nominations aux British Academy Film Awards (l’équivalent de nos César en Angleterre) en 1996 : Meilleur film, et Meilleur scénario adapté, remporté par John Hodge, qui concourra dans la même catégorie aux Oscars l’année suivante. La bande originale du film est récompensée la même année aux Brit Awards où elle remporte le trophée dans sa catégorie. En 1999, Trainspotting fait enfin une apparition fracassante à la dixième place du classement des 100 meilleurs films britanniques de tous les temps établi par le British Film Institute. 

rainspotting est distribué sur 245 écrans en Grande-Bretagne, devenant ainsi la plus grosse sortie depuis Quatre Mariages et un enterrement, en 1994 © Stephen Morley/Gramercy

Lee plan de l’aiguille pénétrant la chair de Mark Renton ne passera pas la frontière américaine et finira dans la corbeille de Miramax, à l’été 1996 © PolyGram Film

AU COEUR DE LA COOL BRITANNIA

Trainspotting devient très vite un pilier incontournable de la « Cool Britannia » et accélère l’explosion de la Britpop à l’international, qu’il incarne à la perfection, notamment grâce à sa bande originale. Phénomène culturel dont le nom est emprunté au titre d’une chanson du groupe psychédélique The Bonzos (1967) – elle-même inspirée du chant patriotique « Rule, Britannia ! » (1740) -,  la « Cool Britannia » est le symbole d’une fierté et d’un optimisme retrouvés grâce à une économie florissante à la fin de l’ère Thatcher et à l’avènement du Labour alors sous la direction de Tony Blair. L’expression commence à être employée dans son acception moderne en 1993 et finit par s’imposer deux ans plus tard. Devenue un slogan marketing destiné à promouvoir le Royaume-Uni à l’étranger, la « Cool Britannia » désigne la dernière partie de la décennie de l’autre côté de la Manche lorsque le pays, à l’image du Swinging London des années 60, bouillonne intellectuellement avec tant de force et de fraîcheur que son influence déborde par-delà les frontières britanniques. Cette renaissance culturelle célèbre la jeunesse et passe les frontières du Royaume-Uni grâce à la popularité de jeunes artistes (Damien Hirst), designers (Alexander McQueen), musiciens, et cinéastes érigés au rang d’icônes. L’explosion de la Britpop dans le monde entier incarne cette nouvelle vague musicale portée par Blur, Pulp (deux groupes présents sur la bande originale de Trainspotting), Oasis, ou encore les Spice Girls. La fierté britannique retrouvée se clame haut et fort  –  symboles de ce patriotisme cool, la guitare de Noel Gallhager et la célèbre robe de Ginger Spice s’inspirent directement de l’Union Jack  – et se déguste en petits pots glacés grâce à Ben & Jerry’s. Du côté du septième art, Trainspotting fait figure d’OVNI coincé entre les loufoqueries de Mike Myers dans Austin Powers (J. Roach, 1997) et les oeillades de Hugh Grant, porte-flambeau de la nouvelle vague de comédies romantiques déferlant sur le cinéma britannique. Sa bande originale britpop, son montage nerveux et saccadé, sa langue colorée, ses situations provocantes et sa violence inédite, pourtant reflet d’une réalité souvent occultée, rendent hommage à la jeunesse perdue dans le refuge des paradis artificiels pour échapper aux insupportables conventions imposées par la société. Pour Gary Sutton, thérapeute et chef du service de toxicomanie de l’organisation caritative Release, « le film a été tourné à une époque où l’héroïne permettait de s’échapper de la dure réalité de la Grande-Bretagne post-Thatcher. L’héroïne avait même un côté glamour : c’est un produit extrême, qui rappelle aux autres que vous n’en avez rien à foutre. Au milieu des années 1990, de nombreux jeunes se demandaient à quoi bon être comme leurs parents, être des esclaves du système. Le monologue en ouverture du film est à ce titre absolument parfait. […] »

L’époque du néoréalisme à la Rossellini est révolue. Nous ne voulions ni tomber dans le documentaire télévisuel ni refaire du Ken Loach. Notre film est viscéralement proche de la réalité. C’est pour cette raison que les jeunes se sentent concernés.

Danny Boyle

C’est ce tourbillon effervescent que décrit Diane à Mark Renton dans les vapeurs de cannabis : « […] le monde change. La musique change. Même les drogues changent. Tu peux pas passer tes journées à rêver d’héroïne et de Ziggy Pop ! » Phénomène culturel qui a profondément marqué sa génération, l’histoire du cinéma et de la littérature britannique, l’empreinte de Trainspotting se retrouve encore au XXIe siècle. Les publicitaires s’inspirent aujourd’hui encore de l’univers du film comme en témoigne en mai 2020 le débat suscité par une campagne publicitaire pour les supermarchés Waitrose inspirée de la célèbre litanie de Renton. La presse n’est pas non plus en reste : la revue Muzik a ainsi baptisé sa rubrique consacrée aux disques underground « Trainspotting ». En février 2016, le magazine GQ dédie un article à la mode éponyme « de mauvais goût, mais tellement chic! » [Company Magazine], visiblement sur le retour. Les grands couturiers tel « le nouveau Gucci » Alessandro Michele s’inspirent du travail de Rachael Fleming, l’héroïne chic, pour leurs collections… Sans nul doute portée par le succès pérenne du film, la pièce éponyme continue de tourner à l’international, entre le Mexique, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Chine, le Canada, la Roumanie… Avec parfois de drôles d’accommodations culturelles. En Islande, elle prend des allures de saga légendaire, avec effets de fumées et cuillère en bois géante. A Paris, ce sont des gamins des rues qui escaladent des échafaudages. En Allemagne, les quatre héros se réconcilient lors d’une partie fine. En 2012, un remake américain déménage même l’intrigue d’Édimbourg à Kansas City ! L’adaptation théâtrale d’Harry Gibson, régulièrement mise en scène depuis 2006, est reprise à l’Edinburgh Fringe pour les vingt ans du film – le visuel bichrome du film soulignant pour l’occasion la filiation officielle avec le film-, et continuait de faire salle comble en 2019. Une tournée au Royaume-Uni à l’automne est déjà programmée, si les conditions sanitaires le permettent. Loin des planches, la « génération Trainspotting » fait également les choux gras de la presse en 2018 qui déplore en 2018 la mort de nombreux toxicomanes écossais. D’après Roy Robertson, maître de conférences au centre des sciences de la santé de la population de l’université d’Édimbourg, « l’expression “génération Trainspotting” a été inventée et apposée au dos du livre et du film pour parler de ces gens qui consommaient de la drogue depuis les années 1980, quand il y a eu une énorme explosion de la consommation d’héroïne ». Ce dernier avait, à l’époque, tenu à démentir les propos des responsables politiques, qui accusaient Welsh de donner une image « romantique » de l’héroïne. Bien au contraire, le livre dépeignait selon lui le milieu des héroïnomanes de façon crédible. D’après le Dr Robertson, l’adaptation du livre au cinéma et le succès qu’elle a rencontré, ont permis une prise de conscience salutaire, et marquent un tournant dans la prise en charge des malades. « Les gens ont compris que la drogue ne concernait pas seulement les vieux hippies et les présentateurs TV. La drogue détruisait des gamins de la rue. Tout le monde devrait remercier Irvine Welsh d’avoir soulevé cet enjeu. » En 2002, l’auteur reprend sa plume pour retrouver ses personnages devenus célèbres dans Porno (éd. Points, 2009), qui servira  quinze ans plus tard de fil conducteur à T2 : Trainspotting, porté par la même équipe rescapée des nineties. Et pour cause : il n’était tout simplement pas concevable pour Welsh d’envisager une adaptation sans le concours de Boyle et ses mauvais garçons… 

Si vous avez accroché aux aventures frénétiques et hallucinées de Renton et sa bande, il y a de grandes chances que vous ayez déjà rempilé pour la suite. Sinon, voilà une soirée canap’ toute trouvée ! Ou pas… À vous de choisir de quoi votre futur sera fait…

Trainspotting (1996 – Royaume-Uni) ; Réalisation : Danny Boyle. Scénario : John Hodge d’après l’oeuvre d’Irvine Welsh. Avec : Ewan McGregor, Ewen Bremner, Johnny Lee Miller, Kevin McKidd, Robert Carlyle, Kelly MacDonald, Peter Mullan, James Cosmo, Eileen Nicholas, Susan Vidler, Pauline Lynch, Shirley Henderson, Stuart McQuarrie, Irvine Welsh, Dale Winton, Keith Allen, Kevin Allen, Annie Louie Ross, Billy Riddoch, Fiona Bell, Vincent Friell, Hugh Ross, Victor Eadie, Kate Donnelly, Finlay Welsh et Eddie Nestor. Chef opérateur : Brian Tufano. Production : Andrew Macdonald– Channel Four Films, Figment Films et The Noel Gay Motion Picture Company. Format : 1.85:1. Durée : 93 minutes.

En salle le 23 février au Royaume-Uni, puis le 9 août aux États-Unis et le 19 juin 1996 en France.   

Copyright illustration en couverture : Oregon Pizza Illustration.

ÇA VOUS A PLU ?

Le spectacle continue… Et vous pouvez y apporter votre rime !