THX 1138

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L’horizon n’a jamais été aussi incertain pour George Lucas en cette fin d’octobre 1969. Voici bientôt un mois que le jeune homme de 25 ans dirige son premier long-métrage de science-fiction en décors naturels, avec un budget dérisoire et des contraintes techniques particulièrement décourageantes. Soucieux de surveiller leur investissement, les pontes de la Warner ont dépêché sur place un producteur exécutif un peu trop tatillon au goût du réalisateur. Comment un jeune barbu protégé par l’idole des étudiants en cinéma va-t-il pouvoir délivrer un grand succès commercial dans la veine d’Easy Rider, road movie hippie sorti à grands fracas l’été dernier? Lucas passe en effet ses journées à l’ombre du soleil californien, brinquebalant son équipe entre des parkings souterrains et des décors platement monochromes Où sont passées les virées en choppers et les envolées psychédéliques dans les grands espaces ? Que signifient ces trois lettres et quatre chiffres inscrits sur le clap de l’assistant-réalisateur ? Ce mystérieux THX 1138 n’a décidément rien du véhicule commercial révolutionnaire promis au studio…

GEORGE LUCAS, LE GREASER DE MODESTO

Bien avant de siéger à la tête d’un empire multinational, George Lucas fut un simple « petit bonhomme maigre avec de grandes oreilles » se souvient sa sœur Kate. Un amateur de courses automobiles mal dans sa peau, fils d’un célèbre papetier de Modesto, Californie, George Walton Lucas, qui n’aurait jamais parié un sou sur l’avenir professionnel de son unique garçon. Ce dernier n’a en effet jamais montré de dispositions particulières pour une discipline « sérieuse ». Tout-au-plus s’est-il un jour rêvé en reporter intrépide au retour d’un voyage à Disneyland qu’il a décidé de raconter dans sa propre gazette, le Daily Bugle, financée par George senior à la seule condition de le rembourser. Bien que d’une très courte durée, l’expérience lui inculque les fondements indispensables à tout jeune entrepreneur ambitieux : penser différemment, croire en soi, s’investir au maximum et toujours payer ses dettes. Cette leçon, un personnage, de fiction cette fois, la lui inspire au cours de ses longues heures passées à lire ses aventures dans un cabanon à l’arrière de la maison familiale : l’oncle Picsou, globe-trotteur palmipède avare et colérique. Le tout jeune George n’a peut-être pas la fibre journalistique, mais c’est un ardent lecteur de comics. Le garçon manifeste un intérêt particulier pour le policier intergalactique Tommy Tomorrow dont on peut lire chaque mois les tribulations dans les dernières pages des Action Comics. La presse écrite adulte, elle, lui donne l’occasion de fantasmer l’Amérique croquée par l’illustrateur Norman Rockwell dans les pages du Saturday Evening Post. Deux miracles de la technologie vont tour-à-tour bouleverser le rapport au monde de Lucas junior : la télévision – qu’il découvre chez son ami d’enfance John Plummer à l’âge de 5 ans avant d’obtenir son propre poste en 1955 – puis l’automobile, passion surgie à l’adolescence. Si la première nourrit son imagination féconde grâce aux cartoons et aux serials, la seconde lui confirme ses talents de mécanicien. Plus que les gentes chromées et les flaques d’huile, il a « toujours adoré la vitesse » confessera-t-il plus tard en interview Dès l’âge de 13 ans, son père s’inquiète de le voir foncer à tout berzingue sur une simple moto autour du ranch familial. La petite Fiat Bianchina jaune qu’il lui offre deux ans plus tard devient très vite un véritable bolide entre les mains de son fils, geek désormais déguisé en greaser pour mieux intégrer les gangs de low-riders qui défilent chaque soir sur le Strip de Modesto. Quand il n’est pas fourré dans un garage local à triturer un moteur, George Lucas se paie régulièrement une virée en toute discrétion avec son camarade Plummer à quelques kilomètres de San Francisco où la réalisatrice Brice Baillie s’est associée avec d’autres artistes pour créer le Canyon Cinema, « cinémathèque flottante » dédiée aux films expérimentaux et aux avant-gardistes européens. L’ado en vadrouille y découvre des œuvres plus « exotiques » que les pantalonnades agaçantes de Jerry Lewis d’ordinaire servies aux jeunes américains. Baillie projette chaque jour depuis sa cuisine des pépites signées Jonas Mekas, Jean-Luc Godard, Federico Fellini et Ingmar Bergman. De retour à Modesto la tête pleine de ces somptueuses images en noir et blanc, Lucas essuie régulièrement les foudres de George senior, ulcéré par le refus de son fils de prendre les rênes de l’entreprise familiale. « Je ne ferai jamais un boulot où je devrai faire la même chose encore et encore chaque jour […] Il y a deux choses dont je sois sûr en revanche. La première, c’est que je finirai par faire quelque chose en rapport avec les voitures, et la seconde, c’est que je ne présiderai jamais une firme » lance-t-il, frondeur, à son père avant de lui claquer la porte au nez avec la ferme intention de devenir millionnaire avant ses trente ans. 

Mais avant de tutoyer des sommets dans les quinze ans à venir, George Lucas doit passer avec succès ses examens de fin d’année, quitte à rater les derniers cours du trimestre et bachoter dans son coin. Il aura ensuite tout le loisir de rouler à tout berzingue sur les routes d’Europe pendant l’été, puis revenir en Californie pour intégrer une école d’art ou devenir mécanicien, voire carrément pilote de course. Seul hic dans ces grands projets : l’étudiant ne supporte guère de s’enfermer seul dans une pièce avec une pile de bouquins pendant des heures. Aussi passe-t-il à peu près moins d’une heure à la bibliothèque municipale en cette fin d’après-midi du 12 juin 1962. Lucas saute à pieds joints dans sa Bianchina et fonce dans les rues de Modesto en direction du ranch familial… Sans voir ni même entendre la Chevy Impala qui lui fonce droit dessus dans l’autre sens. « Youth Survives Crash » peut-on lire dès le lendemain matin en une du Modesto Bee juste au-dessous d’une photo des véhicules accidentées. Ce miracle, George Lucas le doit à une erreur de sa part : la ceinture de sécurité qu’il s’était bricolée s’est déclipsée lors de la collision, le propulsant ainsi à quelques mètres du véhicule, sous un noyer. Quatre mois lui seront nécessaires pour se remettre d’aplomb et commencer une nouvelle vie, loin des champs de courses. George Lucas consacre ses premiers « jours de vie supplémentaires » à faire ses humanités au Modesto Junior College où le « reborn student » se découvre une passion insoupçonnée pour l’anthropologie et la sociologie. Son diplôme en poche, le jeune homme caresse ensuite l’idée de se consacrer à l’illustration et la photographie. C’est ainsi qu’à l’été 1964, John Plummer convainc son ami d’enfance de tailler la route à ses côtés, direction l’Université de Californie du Sud (USC) où celui-ci souhaite poursuivre des études de commerce. Lucas pourrait d’ailleurs tenter d’en intégrer le département cinéma, ce dont achève de le convaincre un amateur de gros bolides déjà bien installé dans la profession, le chef opérateur Haskell Wexler. Bien qu’une vingtaine d’années les sépare, les deux hommes partagent le même amour pour la mécanique et la photographie. C’est au cours de l’une de leurs conversations au bord d’un champ de courses que Lucas fait part à son aîné de ses hésitations pour la nouvelle année scolaire. Wexler n’hésite pas un instant : son jeune ami doit s’inscrire à l’USC. « Je pressentais un type qui avait un désir ardent d’explorer des univers visuels très graphiques, cinématographiques » confiera-t-il plus tard à Michael Rubin, auteur de Droidmaker : George Lucas and the Digitial Revolution (éd. Gainesville : Triad, 2006).

Le jeune George Lucas pose quelque part à Modesto devant la Ford Bianchina jaune offerte par son père, George Walton, dans les années 60 © DR

Anna Karina et Eddie Constantine évoluent dans les décors futuristes d’Alphaville trouvés à Paris par Jean-Luc Godard, en 1965 © Georges Pierre/Athos Films

HOLLYWOOD, UNE VOIE DE GARAGE

A l’automne 1964, George Lucas pénètre dans une école de cinéma peuplée de nerds sans vraiment trop savoir pourquoi. A quelques kilomètres de là, Hollywood ne connaît même pas son existence. Du moins a-t-il frappé à sa porte sans succès l’été dernier lorsque Haskell Wexler lui a expliqué ne pouvoir l’embaucher tant qu’il ne serait pas affilié à un syndicat. Cette expérience avortée conforte Lucas dans ses convictions : ne jamais se compromettre, se tenir à distance du système. Le jeune homme doute d’autant plus d’avoir le moindre avenir à Hollywood que ses professeurs le somment d’arrêter ses études dans un domaine sans aucune perspective d’avenir. Mais Lucas s’entête et s’obstine. Sa « vie idéale » d’étudiant le comble plus qu’il n’aurait pu se l’imaginer, entre sa coloc’ dans le quartier de Portola, au sud-est de Frisco, ses soirées passées à se goinfrer de sucreries pendant qu’il conceptualise ses idées dans son coin et ses discussions passionnées avec ses nouveaux camarades de cinéphilie. Sa bande de movie brats comprend notamment son colocataire Randal Kleiser, appelé à réaliser quelques années plus tard Grease (1978), Walter Murch, futur architecte du sound design, Matthew Robbins, talentueux scénariste en germe – il signera le script de Sugarland Express (1974), participera en toute discrétion à l’écriture de Rencontres du troisième type (1977) et réalisera même l’une des nombreuses productions à succès des « années Amblin », Miracle sur la 8e rue (1987) – et un certain John Milius, un mordu de surf, d’armes à feu et de Kurosawa qu’il fait d’ailleurs découvrir à Lucas. Littéralement soufflé par Les Sept Samouraïs (1954), George ajoute désormais le cinéaste japonais à son panthéon intime parmi John Ford, William Wyler et Jean-Luc Godard. Il se découvre également une passion sans borne pour les travaux du peintre et réalisateur serbe Slavko Vorkapich, un ancien doyen d’USC dont les œuvres pour le moins ésotériques explorent l’impact psychologique des images au même titre que celles de Sergueï Eisenstein. Tourné en 1928, le court-métrage The Life and Death of 9413: a Hollywood Extra déclenche plus particulièrement une forte impression chez George Lucas. Vorkapich y montre – plus qu’il n’y raconte – l’histoire d’un aspirant acteur étiqueté à même le front (« 9413 ») puis broyé par la machine hollywoodienne. Le cinéma-vérité fascine tout autant le jeune homme, fervent amateur de l’œuvre du réalisateur québécois Jean-Claude Labrecque, 60 Cycles (1965), reportage sur le Tour cycliste du Saint-Laurent rythmé par le groove de Booker T. & The M.G.’s. Ces influences radicales au début des années 60 infusent dans les œuvres de jeunesse de George Lucas, comme 1:42.08: A Man and His Car (1966), « poème symphonique […] illustrant l’impact visuel d’une personne lancée contre la montre », tourné à Willow Springs, un champ de course au nord de Los Angeles. Alors qu’il y installe ses caméras, Lucas découvre qu’une star hollywoodienne s’entraîne sur place avec sa doublure. James Garner tourne alors en effet quelques plans de Grand Prix (J. Frankenheimer, 1966) sous la direction d’un réalisateur de seconde équipe. A force de flagorneries, Lucas intègre les rangs de la production au poste de caméraman, grappillant au passage quelques sous et des jours de vacances supplémentaires à Willow Springs. L’expérience d’une très courte durée lui permet surtout de rencontrer un artiste unique en son genre dans la profession, le graphiste Saul Bass, l’homme qui révolutionna l’art du générique en signant les séquences d’ouverture d’une poignée de chefs d’œuvre dont L’Homme au bras d’or (O. Preminger, 1955), Sueur Froides (A. Hitchcock, 1958) ou encore le Spartacus (1960) de Stanley Kubrick. C’est sous la direction de ce dernier que George Lucas monte le générique de Grand Prix à l’été 1966 puis passe derrière la caméra pour le documentaire Why Man Creates, oscarisé trois ans plus tard. Son diplôme en poche à l’automne suivant, le jeune homme réfléchit à ses perspectives d’avenir. Sa vie sentimentale est plus que jamais désespérément au point mort, les opportunités professionnelles manquent à l’appel. Au cours de l’une des très rares fêtes étudiantes auxquelles il a fait l’effort de participer, Lucas s’isole quelques instants dans la cuisine avec son camarade Matthew Robbins pour discuter tranquillement de cinéma comme à son habitude. Le premier évoque vaguement un film sur « une personne qui échappe à la police, à un Big Brother omniprésent, un œil dans le ciel ». Le second, émoustillé, lui propose d’étoffer son idée par écrit. Avec l’aide de Walter Murch, Robbins délivre au début du mois d’octobre le premier traitement d’un court-métrage intitulé Breakout. La course-poursuite imaginée par George Lucas s’achève par un plan de l’évadé sautant de joie dans un désert baigné par les rayons du soleil couchant. 

La force visuelle de la conclusion convainc Lucas de mener ce nouveau projet à terme par tous les moyens possibles. Son nouveau job de machiniste pourrait d’ailleurs peut-être bien l’aider à financer le court-métrage. La United States Information Agency (USIA) l’embauche en effet depuis quelques semaines pour s’occuper de son matériel de tournage dans le cadre des films éducatifs et de propagande qu’elle produit à la chaîne. Las, George Lucas quitte néanmoins son poste à peine six mois plus tard lorsqu’un ami lui cède sa place de monteur sous la tutelle de Verna Fields, une légende entrée par hasard dans la profession grâce à Fritz Lang au cours des années 30. Recluse dans son garage de la San Fernando Valley, celle qu’on surnomme la « Mother Cutter » utilise toutes les petites mains à sa disposition pour une grosse commande, un reportage sur la visite du président Lyndon Johnson à la conférence de Manille (septembre-octobre 1966). S’il est séduit par le libéralisme de Fields, Lucas accepte difficilement les interventions du gouvernement et autres autorités compétentes dans son travail. Celui-ci doit en effet brimer ses intentions artistiques et veiller à ne jamais montrer le président sous un angle peu flatteur. « Le réalisateur venait et disait : « tu ne peux pas monter ça comme ça » ; tu dois le faire comme ça ». Et je répondais : « J’aime pas ça ». A ce moment-là, je voulais vraiment être monteur et caméraman…[et] ce faisant… Je me suis dit que je voulais peut-être devenir réalisateur. Je ne voulais pas qu’on me dise quoi faire » se souviendra plus tard George Lucas dans le documentaire La création d’un empire, en 2002. Son idée s’apprête à se concrétiser grâce à l’une des missions assignées par la USIA. Lucas passe en effet ses après-midis à la fac où il assiste un professeur chargé de mettre à jour le bagage technique et théorique des chefs opérateurs vétérans de l’armée. Au-delà de lui permettre de rembourser ses frais de scolarité, le poste donne l’occasion au cinéaste en herbe de disposer d’une équipe qualifiée et d’un matériel de bien meilleure qualité que celui de la fac… A moindres frais – le cours étant subventionné par le gouvernement fédéral ! Aussi Lucas, plus rusé que jamais, divise-t-il la classe en deux groupes concurrents censés réaliser chacun un film en douze semaines. Lui-même dirigera l’une des deux équipes. C’est ainsi que l’armée produira sans le savoir Breakout, renommé THX 1138 : 4EB/Electonic Labyrinth en hommage à Slavo Vorkapich et à un autre court-métrage expérimental du cinéaste québecois Arthur Lipsett, 21-87 (1964) – que George Lucas reconnaît avoir décrypté plan par plan au cours d’une trentaine de visionnages. Le film exerce une telle influence sur lui à l’époque qu’il se décide à désigner tous ses films d’étudiant par des nombres. Si Lucas nie jusqu’à présent avoir crypté un message dans le nom de son personnage éponyme, Matthew Robbins pense, lui, que la symétrie des trois lettres a dû séduire son camarade. Murch, de son côté, prétend que T, H et X correspondaient au numéro de téléphone du réalisateur. Quoi qu’il en soit, George Lucas peut enfin réaliser le court-métrage professionnel expérimental dont il a toujours rêvé : une sorte d’Alphaville (J-L. Godard, 1965) sans dialogue ni personnage, une expérience futuriste purement visuelle entre le théâtre et le cinéma-vérité. Ses folles ambitions n’exigent, de plus, aucun budget mirobolant. Le monde de demain de THX 1138 ressemble à une version grunge des années 60, un « univers poussiéreux » filmé en lumière naturelle de façon à simuler un found footage en provenance du futur. Ses décors, Lucas les trouve dans les bâtiments militaires d’ordinaire interdits au public, son équipe l’autorisant à accéder par exemple à des salles informatiques de la Navy, à l’aéroport de Los Angeles, ou même sur place, au parking souterrain de UCLA. Trois jours durant en janvier 1967, des vétérans de l’armée se décoincent grâce à George Lucas et à ses méthodes d’improvisation inspirées du cinéma guérilla. L’équipe tourne à une cadence épuisante, tant que la lumière naturelle le permet ou jusqu’à ne plus disposer d’assez de temps dans un décor gracieusement prêté. Le jeune réalisateur ne s’économise pas, montant de jour les images de Lyndon Johnson dans le Pacifique, puis enchaînant avec le tournage d’une longue course-poursuite la nuit qu’il filme la caméra dans ses bras, n’ayant plus la force de la porter à l’épaule. Il n’est d’ailleurs pas rare que Marcia Griffin, une collègue rencontrée à San Fernando, le surprenne à piquer du nez sur sa Moviola. Son court-métrage en boîte, Lucas assemble THX 1138 4EB en une dizaine de semaines tard le soir chez Verna Fields. Ces longues journées le rapprochent de plus en plus de Marcia dont il partage non seulement la cinéphilie mais aussi le talent pour le montage. C’est le début d’une grande histoire d’amour, longue d’une quinzaine d’années… 

George Lucas troque la gomina contre une caméra pendant ses études à l’USC © DR

Ancien doyen de l’USC, Slavko Vorkapić exercera une influence majeure sur George Lucas © DR

THX 1138 : 4EB/ELECTRONIC LABYRINTH

THX 1138 4EB doit être une expérience non narrative et sonore inédite. Aidé de Walter Murch, George Lucas passe d’interminables semaines à mixer les Yardbirds, Bach, de l’orgue, des bruitages informatiques et des cacophonies de voix par-dessus les images d’un monde paranoïaque où la justice s’incarne dans une image du Christ et Big Brother surveille ses citoyens grâce à des caméras omniprésentes. Le court-métrage démontre un sens visuel indéniable : la caméra ne cesse de démultiplier les points de vues subjectifs, donnant à voir le futur à travers les yeux des forces armées ou d’un « grand œil omniscient ». Le succès artistique puis critique de THX 1138 4EB assoit définitivement la réputation du jeune réalisateur dans les cercles universitaires et convainc celui qui avait financé à contrecœur ses études d’avoir « misé sur le bon cheval » (cf. Dale Pollock, Skywalking: The Life And Films Of George Lucas, Da Capo Press, 1999). Convaincu d’avoir quelque part sa place dans l’industrie du cinéma, George Lucas obtient grâce au désistement d’un de ses camarades une bourse allouée par le scénariste et producteur Carl Foreman – auquel on doit entre autres Le train sifflera trois fois (F. Zinnemann, 1952) ou encore Le Pont de la rivière Kwaï (D. Lean, 1957) – pour observer le tournage d’un film et pourquoi pas réaliser un making-of à l’œil, sous couvert d’une carte blanche, avec un équipement professionnel. Une occasion rêvée, la chance de toute une vie… Mais en arrivant au Texas sur le plateau de L’Or de MacKenna (1969) sous la direction de Jack Lee Thompson, le cinéaste en herbe déchante. Le vieil Hollywood décadent gaspille des sommes d’argent monstrueuses sans raison sous les yeux d’un étudiant habitué à réaliser un film avec une centaine de dollars tout au plus. George Lucas souffle alors l’idée de réaliser un « poème symphonique » en lieu et place d’un traditionnel making-of. Le studio Columbia Pictures lui a confié une bourse afin de réaliser un film, pas du matériel promotionnel, argue-t-il à Foreman, peu convaincu par le délire artistique d’un jeune idéaliste inexpérimenté. A l’arrivée, 6-18-67 emmène littéralement le spectateur hors du film dont il est censé raconter le tournage. Lucas y filme pendant quatre minutes des portions de ciel et de désert, des moulins à vent, des chiens de prairie et quelques mouvements de l’équipe de Thompson au loin, en arrière-plan. Carl Foreman refusera par la suite d’associer le court-métrage à L’Or de MacKenna sans jamais avoir compris les intentions de son réalisateur… De retour à Los Angeles, George Lucas apprend avoir été pré-sélectionné avec Walter Murch dans le cadre d’un autre stage d’observation financé par Warner Bros pendant six mois, dans le département de son choix, à raison de 80 dollars par semaine. « Observer n’a jamais rien enseigné à personne » grogne-t-il. Le jury lui accorde la bourse. Lucas pousse la porte de la Warner en promettant à Murch de lui faire bénéficier de ses connections dans le métier au terme de son stage. Le vieil Hollywood se présente encore une fois à lui dans son plus triste jour. Les brothers ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes à la fin des années 60, lessivés par le boom de la télévision dix ans plus tôt, une succession récente de flops pharaoniques au box-office (dont le biopic Cléopâtre de Joe Mankiewicz en 1963) et l’émergence des productions indépendantes tournées en-dehors des studios. Lucas caresse un temps le doux rêve d’assister Chuck Jones jusqu’à ce qu’il ne trouve ses bureaux de Termite Terrace déserts. Seul un film se tourne sur les plateaux de Warner Bros à l’été 1967. Il s’agit d’une comédie musicale old school menée par un Fred Astaire grisonnant : La vallée du bonheur.

George Lucas s’étonne de découvrir le « danseur du dessus » dirigé par un type de cinq ans son aîné, Francis Ford Coppola, un gros mastard barbu et un brin drama queen, dont on se raconte la légende sur les bancs de la fac. Né d’un père musicien italo-américain, le génie rescapé de la polio dans les années 50 a fait ses classes dans le théâtre à New York puis dans le cinéma à UCLA, grande fac concurrente de USC, où ses multiples talents lui ont valu d’obtenir le très prestigieux Samuel Goldwyn Award. Après un détour par l’école de Roger Corman en 1963 (Dementia 13), Coppola s’est fait débaucher par la Warner pendant trois ans durant lesquels il a signé le scénario d’un biopic patriotique (Patton, F. J. Schaffner, 1970), participé à l’écriture d’une fresque historique (Paris brûle-t-il ?, R. Clément, 1966), puis réalisé l’adaptation d’un livre financé par un studio hollywoodien et présenté hors-compétition à Cannes (Big Boy, 1966). Le prodige de 28 ans incarne alors le rêve d’indépendance et de filouterie que caressent secrètement les dizaines de movie brats de la côte Ouest. Fidèle à son snobisme de façade, George Lucas ne se laisse pas impressionner par le mostodonte et préfère traîner ses guêtres en marge du plateau. Coppola ne remarque sa présence qu’au bout de quelques jours : « Tu vois quelque chose d’intéressant ? » « Non, pas encore ». Une autre histoire d’amitié, fraternelle cette fois, débute ainsi au début de l’été quelques heures avant qu’une génération de barbus n’envahisse Hollywood pour de bon. George Lucas ne dissimule pas son ennui à sa nouvelle âme-sœur. Il envisage notamment de réaliser un court film d’animation à l’aide du matériel à sa disposition. Soucieux de garder auprès de lui son protégé, Coppola lui propose de devenir son assistant à raison de 500 dollars par mois. D’une stature et d’un caractère diamétralement opposés, les deux hommes ne cessent de s’apprécier davantage de jour en jour. Lucas apprécie particulièrement lorsque le réalisateur détourne les codes de travail en vigueur à Hollywood – l’équipe se paie ainsi une virée à San Francisco pour tourner quelques plans sur le Golden Gate sans autorisation jusqu’à l’arrivée de la police. Coppola lui enseigne la plus importante des leçons que Lucas ait jamais retenues : « Personne ne te prendra au sérieux tant que tu n’écriras pas par toi-même. » (cf. George Lucas: A Biography, J. Baxter, éd. HarperCollins Entertainment, 2012). Écrire n’a jamais été une sinécure pour le gamin de Modesto. Ses stylos sont des caméras, ses textes des « poèmes symphoniques ». Bref, il n’a rien ni d’un écrivain, ni d’un scénariste. Coppola insiste et se propose de l’aider à composer un scénario original à partir d’un court-métrage dont le potentiel narratif mériterait un format plus long, THX 1138 4EB.  Celui-ci pressent d’autant plus le potentiel commercial du film que le court-métrage ne cesse de récolter des prix depuis un an. Étudiants, journalistes et même professionnels de l’industrie hollywoodienne ne tarissent pas d’éloges sur l’œuvre « du jeune talent le plus impressionnant issu du département cinéma d’une université ces cinq dernières années » (Thomas Kevin, « A’ Grades for Film Festival Students », Los Angeles Times, 22 janvier 1968). Ses fans les plus influents s’appellent Ned Tanen, producteur junior chez Universal amené à croiser la route de George Lucas en 1973 (American Graffiti), et Steven Spielberg, prodige de 22 ans sur le point de réaliser à son tour le court-métrage qui lui ouvrira les portes d’un studio, contrat en main (Amblin, 1968)…

George Lucas, 23 ans, avec Carl Foreman (à gauche) et Gregory Peck (à droite), sur le tournage de L’Or de MacKenna, en 1967 © DR

Francis Ford Coppola ne gardera que très peu d’agréables souvenirs à propos de sa collaboration avec Fred Astaire © Warner Bros.

LE RÊVE DE ZOETROPE

Au terme de la production de La vallée du bonheur, Coppola songe à réaliser un film beaucoup plus personnel inspiré d’un souvenir d’enfance, Les Gens de la pluie. Produit par un studio mais à l’écart de Hollywood, le réalisateur imagine un tournage à l’image d’une œuvre « indé » à bien des égards : réunir une petite bande de techniciens dans un van puis écrire le scénario au gré des rencontres faites sur la route. Le concept intrigue Lucas, globalement frileux à l’idée de sillonner les États-Unis sans aucun plan ni calendrier. Les doutes dignes d’un « vieil homme de 85 ans » selon Coppola seront balayés dès l’engagement de Warner Bros dans un projet inédit, porté par un dispositif tout aussi unique en son genre. Parmi les 750 000 dollars alloués au film, le studio compte également le salaire de George Lucas officiellement engagé comme bras droit du réalisateur pour la somme de 3000 dollars, salaire officieux alloué à l’écriture de la version longue de THX 1138 chaque soir après le tournage. Francis Ford Coppola lance ainsi sa caravane de sept véhicules depuis New York en mars 1968. Sont interdites à son bord les épouses et petites-amies, le réalisateur s’octroyant le droit d’emmener sa femme, Eleanor, dans ses bagages. Fraîchement marié avec Marcia, Lucas compte parmi la vingtaine de desperados embarqués dans une opération de cinéma guérilla sans absolument aucun plan de bataille. Son planning ne lui laisse aucune seconde de répit : lever à 4h du matin, une première session d’écriture pendant deux heures, puis tournage le reste de la journée. Les yeux injectés de sang, le moral au plus bas, le scénariste en herbe bénéficie néanmoins des conseils d’un script doctor chevronné. Le scénario étendu de THX 1138 4EB sera ainsi écrit d’après la méthode Coppola : noircir du papier pendant une ou deux semaines, puis tout relire jour après jour. Incapable de résister à la tentation de manipuler une caméra, Lucas tourne entre deux prises un documentaire sur les coulisses du tournage. Séduit par les premières images du projet, Coppola parvient à détourner une dizaine de milliers de dollars du budget marketing alloué par Warner Bros à destination du making-of sobrement intitulé filmmaker: a diary by george lucas. L’équipe des Gens de la pluie se sépare quelques temps avant l’été, Coppola ayant tout le loisir de tester la Steinbeck mobile (une table de montage) qui fait sa fierté. Dépêché par ce dernier à San Francisco, George Lucas fait une rencontre décisive en la personne de John Korty au cours d’une conférence. Ce réalisateur de 31 ans travaille depuis trois ans à l’écart de Hollywood grâce à sa propre infrastructure de production installée dans sa grange au nord de la ville. Convaincu d’assister tôt ou tard à la mort des studios, Korty a réuni le budget nécessaire à son dernier film avec l’investissement de ses amis, collègues et acteurs, privilégie un tournage local et un montage fait maison. Le destin du tandem formé par Coppola et Lucas change précisément le 4 juillet 1968 au cours d’une visite faite à leur nouveau challenger. Époustouflés, George et Francis découvrent dans une simple grange tous les équipements nécessaires à la fabrication d’un film, de sa conception à sa production. De retour dans sa petite maison de Portola, Lucas poursuit le montage de filmmaker avec sa femme et pense pouvoir concrétiser son rêve d’indépendance plus rapidement qu’il ne se l’imaginait.

L’équipe des Gens de la pluie au grand complet, dont George Lucas perché sur le toit de la camionnette en arrière-plan, en 1968 © DR

Crédité au poste producteur associé, George Lucas réalise le making-of des Gens de la pluie en même temps qu’il écrit le scénario de THX 1138 © DR

Quatre mois plus tard, Coppola reçoit le premier jet de THX 1138. Le scénariste et son commanditaire s’accordent tous les deux sur la mauvaise qualité du texte. Dépité, Lucas se remet à l’ouvrage pendant de longues semaines jusqu’à obtenir une seconde version. Coppola ne comprend toujours pas la vision de son protégé et propose d’engager un professionnel pour remettre de l’ordre dans ses idées. Le scénario de THX 1138 passe ainsi entre les mains d’un scénariste de télévision, un certain Oliver Hailey. Sa nouvelle mouture ne convainc cette fois pas son auteur original, agacé qu’un autre que lui puisse mettre à sac son univers impunément. Lucas ne cache pas sa rancœur, mais sait se montrer magnanime envers son mentor. Voilà plusieurs semaines qu’il arpente les environs de Marin County à la recherche d’infrastructures pour la communauté d’outsiders que rêve de fonder Coppola. Ce dernier revient d’un voyage en Europe très instructif au cours duquel il a rendu visite à une société de production indépendante danoise puis acheté pour 80 000 dollars de matériel professionnel. « Nous avons besoin d’une vieille grande maison, comme celle des fraternités, et de faire de films. Et de les faire ici, quelque part en-dehors de Hollywood. » Son enthousiasme débordant convainc à son tour Lucas de fonder une structure de production loin des mastodontes de l’industrie. Ainsi naît American Zoetrope, doigt d’honneur fièrement adressé aux studios par deux outsiders avides d’indépendance. Coppola nomme son cadet au poste de vice-président exécutif. La première mission de Lucas consiste à recruter d’autres frondeurs dans leur genre. Le tandem s’entoure ainsi de camarades de promo (Walter Murch, Matthew Robbins, Willard Huyck, John Millius) et d’amis proches (Haskell Wexler), tous intéressés d’avoir gratuitement à leur disposition du matériel de pointe. Coppola compte ensuite jouer de son carnet d’adresses pour financer son rêve et frappe à la porte de Warner Bros dès la fin de l’été pour y vendre le scénario de THX 1138. Eliot Hyman, président du studio, refuse catégoriquement d’ajouter le projet à son portefeuille. De retour à Zoetrope, Lucas s’étonne de trouver Coppola serein. Fin stratège, son camarade envisage de rendre à nouveau visite au studio après son rachat imminent par la société Kinney National Services. Il suffira ensuite de prétendre que THX 1138 a déjà reçu l’aval de l’ancien comité de direction… 

Juillet 1969. Une bande de motards et de hippies envahissent bruyamment les cinémas américains. Distribué par une major (Columbia Pictures), produit pour 350 000 dollars environ, Easy Rider a été tourné le long de la route, comme Les Gens de la pluie, par un beatnik de 33 ans, Dennis Hopper, autrefois acteur chez Roger Corman. Le succès phénoménal du film confirme les intuitions de Coppola. Hollywood regarde désormais avec un peu moins de condescendance les chevelus sortis des écoles de cinéma. Le président de Zoetrope débarque donc de nouveau chez Warner Bros, cette fois à bord d’une moto vrombissante, et rencontre John Calley, jeune producteur désigné par le nouveau président du studio, Ted Ashley, un ancien agent. Coppola lui pitche pas moins de sept idées de films « à moins d’un million de dollars » dans la veine d’Easy Rider – dont Conversation Secrète et Apocalypse Now, un scénario de John Milius que George Lucas compte réaliser façon cinéma-vérité –, se vante d’avoir été courtisé par Marlon Brando et affirme avoir commencé la production de THX 1138. Calley est mis devant le fait accompli : Warner ne doit pas interférer dans le projet de George Lucas sous peine de troubler un génie dans son travail. Coppola sait pour sa part que le scénario hermétique de son camarade risquerait de rebuter le studio… Le producteur accepte de lui avancer 300 000 dollars afin de développer les six autres projets de Zoetrope et se réserve le droit de réclamer la même somme en retour si le studio s’en désintéresse. Pendant que George Lucas s’escrime à écrire chez lui une énième version de son scénario aux côtés de Walter Murch, Coppola joue au hippie capitaliste dans la presse et pérore que sa compagnie pèsera 10 millions de dollars d’ici 1975, ajoutant que « dans dix ans, il ne restera plus aucun grand studio » (Louise Sweeney, « A Coppola Objective: An All-Consuming Film », Christian Science Monitor, 30 août 1969). Le prêt accordé par Warner lui sert non seulement à financer l’aménagement des locaux de Zoetrope – sa femme Eleanor  se charge de transformer les quelques huit salles de montages et trois étages de bureaux en un « endroit accueillant » selon les ordres de son mari – mais surtout à acquérir du matériel de tournage, mis à la disposition du premier venu et bien souvent égaré, voire volé par la « libre confédération de radicaux et hippies » qui commencent à affluer en masse à San Francisco. Dans les colonnes du New York Times, Coppola et Lucas s’amusent à prophétiser la démocratisation prochaine de la vidéocassette, la résurrection du cinéma stéréoscopique, l’émergence de la vidéo à la demande et l’allègement du dispositif de tournage qui permettra à n’importe quel spectateur de réaliser son propre film sans s’embarrasser de l’appareil hollywoodien. Les compères souhaitent faire de THX 1138 l’étendard de leur révolution. Car le film n’est rien d’autre que l’histoire d’un « héros qui vit dans une fourmilière et ose en sortir » selon George Lucas…

SYNOPSIS * :

Au XXIe siècle, les rapports sexuels et la reproduction sont interdits, tandis que l’utilisation de psychotropes est obligatoire pour faire respecter la loi aux citoyens et pour garantir leur capacité à mener à bien des tâches dangereuses et exigeantes. Les émotions, le coït et le concept de famille sont tabous. Tout le monde porte un uniforme identique et a le crâne rasé pour souligner l’égalité, sauf les androïdes de la police (qui portent du noir) et les moines en uniforme. Au lieu de noms, les citoyens sont nommés arbitrairement pas trois lettres (appelées « préfixe ») et quatre chiffres, figurant sur un badge porté en permanence.

À leur poste dans les centres de contrôle vidéo centraux, SEN 5241 et LUH 3417 assurent la surveillance de la ville. LUH a un colocataire masculin, THX 1138, qui travaille dans une usine produisant des policiers androïdes. Au début de l’histoire, THX termine sa journée de travail tandis que des haut-parleurs exhortent les ouvriers à « améliorer la sécurité » – et les félicitent de n’avoir perdu que 195 travailleurs au cours de la dernière période – au profit des 242 de l’usine concurrente. Sur le chemin du retour, il fait un détour par un confessionnal et marmonne des prières sur la « fête » et les « messes » sous le portrait d’une divinité christique, OMM 0000, qui lui réponde d’une voix monotone et apaisante : « Tu es un vrai croyant. Bénédiction de l’État, bénédiction des masses. Tu es un sujet du divin, créé à l’image de l’Homme, par les masses, pour les masses. Soyons reconnaissants d’avoir une occupation à remplir. Travaillons dur. Augmentons la production. Prévenons les accidents. Et… soyons heureux. » OMM l’incite également à consommer : « Soyons reconnaissants d’avoir le commerce. Achète plus. Achète plus maintenant. Achète. Et sois heureux. »

De retour chez lui, THX prend ses médicaments et regarde la télévision tout en utilisant un appareil de masturbation qui récupère son sperme. LUH substitue secrètement les pilules en sa possession aux médicaments de THX. Le stratagème provoque un malaise physique et psychique. Libérés des psychotropes, LUH et THX peuvent envisager de s’aimer et d’avoir un rapport sexuel. THX est ensuite confronté à SEN, qui lui trouve un nouveau colocataire, mais THX dépose une plainte contre SEN pour ce changement illégal. Sans drogue dans son système, THX vacille pendant une phase critique et dangereuse de son travail. Un centre de contrôle procède au « verrouillage » de son esprit pour éviter un danger imminent. THX est arrêté et découvre en même temps que LUH est enceinte.

Au terme d’un procès expéditif, le couple est condamné à la prison. Bien que la plupart des prisonniers ne semblent pas intéressés par leur projet d’évasion, THX et SEN, lui aussi incarcéré, parviennent à s’échapper en compagnie d’un hologramme de télévision, SRT 5752. THX et SRT perdent en cours de route SEN. Poursuivis par les robots de la police, les deux complices se retrouvent piégés dans un centre de contrôle où THX apprend que LUH a été « consommée », et que son nom a été réassigné au fœtus 66691 dans une chambre de croissance. De son côté, SEN se cache dans une zone réservée aux moines de l’OMM. L’un d’eux remarque que le fugitif n’a pas de badge d’identification. SEN l’attaque et s’aventure ensuite dans une zone d’élevage d’enfants, engage une conversation avec l’un d’eux et reste assis sans but jusqu’à ce que des androïdes de la police l’appréhendent. THX et SRT poursuivent leur évasion à bord de deux voitures volées. Si SRT s’écrase contre un pilier en béton, THX, lui, parvient à s’enfuir aux limites de la ville. Deux policiers à moto remontent sa trace jusque dans un puits de ventilation. THX leur échappe en grimpant à une échelle de secours. Alors qu’ils s’apprêtent à l’arrêter, le commandement central leur ordonne de cesser toute poursuite, arguant que les dépenses liées à sa capture dépassent de 6 % leur budget. THX ouvre une trappe qui donne accès à un monde extérieur baigné par les rayons du soleil couchant…

* Source IMDB

EN DIRECT DU FUTUR

Comme THX 1138, les fondateurs de Zoetrope ont dû s’échapper d’un système pour recouvrer la liberté qu’on leur refusait. Le plan final du film devrait ainsi inciter les spectateurs à se défaire de leur servitude et s’échapper de « leurs cages aux portes ouvertes » comme l’affirmera George Lucas en octobre 1971 dans les pages du magazine American Cinematographer. La production de THX 1138 se nourrit ainsi de ses idées révolutionnaires et compte dans un premier temps s’exporter au Japon pour profiter de son architecture futuriste. Les autorités locales se réjouissent de leur côté que de jeunes américains souhaitent mettre en lumière leurs complexes industriels et centrales nucléaires. Malheureusement pour les deux parties, obtenir des autorisations de tournage s’avère être un véritable cauchemar… Lucas rebrousse chemin et pose ses caméras le 22 septembre 1969 à 8h tapantes dans le chantier du métro de San Francisco (le Bay Area Rapid Transit, mis en service trois ans plus tard). L’univers surréaliste de THX 1138 doit ressembler aux paysages ternes, monochromes et bétonnés des autoroutes de la Californie du Sud qu’il contemplait enfant depuis la banquette arrière de la voiture familiale. Lucas s’entoure de deux chef opérateurs issus du documentaire, Albert Kinh (caméraman d’actualités) et David Meyers (qu’on retrouve au générique de Woodstock), censés tourner un film dans un format monumental, le TechniScope, parent pauvre du CinémaScope, à la manière d’un « cinéma-vérité du futur ». A cet effet, le tandem derrière la caméra doit composer avec les seules sources lumineuses disponibles dans chaque décor, un véritable défi technique quand George Lucas choisit de tourner dans des tunnels, des laboratoires, des halls d’aéroport, des stades et des bâtiments municipaux dont celui du comté de Marin, imaginé par un tout autre genre de visionnaire, Frank Lloyd Wright [le décor apparaîtra également dans un autre célèbre film d’anticipation, Bienvenue à Gattaca (A. Niccol, 1997), ndlr].  Assistés ponctuellement par Haskell Wexler, Kinh et Meyers redoublent d’inventivité jour après jour pour filmer un univers uniformément monochrome, des décors aux costumes des personnages, inspirés de la collection unisexe minimaliste et austère du créateur de mode avant-gardiste, Rudi Gernreich. Le décor de la prison d’un blanc immaculé, séquence tournée dans un petit studio qui appartenait autrefois à Elvis Presley – concentre une bonne partie des problèmes techniques. La luminosité du lieu éblouit les acteurs et impose d’utiliser d’immenses objectifs qui ne font le point qu’à partir de cinquante mètres. Le dispositif technique particulièrement lourd demande à George Lucas de chorégraphier minutieusement les mouvements de l’appareil manipulés par pas moins de cinq techniciens. Quand il ne dirige pas son équipe depuis le sommet d’un escabeau, le réalisateur se déplace directement auprès de ses acteurs en chaussettes pour ne pas salir le décor. De jour en jour, George Lucas n’épargne, comme il finit par en avoir l’habitude, ni sa santé ni celle de son casting. Et pour cause, ses acteurs doivent se raser la tête, ne porter aucun maquillage et réciter des dialogues « intentionnellement abstraits » sans avoir le temps de discuter des intentions de leurs personnages.

George Lucas et ses deux chefs opérateurs, Albert Kinh et David Meyers, tournent la séquence de la prison dans un petit studio autrefois propriété d’Elvis Presley, à l’autmone 1969 © Zoetrope/Bernie Abramson

Issu du théâtre, Robert Duvall trouve son expérience avec George Lucas plutôt rafraîchissante malgré les difficultés du cinéaste à le dirger © Zoetrope/Bernie Abramson

La distribution de THX 1138 réunit de jeunes talents de l’écurie Zoetrope et de prestigieux vétérans. Robert Duvall, avec lequel Lucas s’est lié d’amitié sur le tournage des Gens de la pluie, campe ainsi le personnage éponyme du film aux côtés d’une débutante, Maggie McOmie (LUH), qui n’hésite pas une seconde à raser sa longue chevelure rousse. Face à eux, Donald « Blofeld » Pleasence échappe à une difficile séance de tonte grâce à sa calvitie naturelle et obtient le rôle de SEN 5241, instrument au service d’un Big Brother dont le comédien a incarné autrefois la victime dans la première adaptation cinématographique de 1984 (M. Anderson, 1956). Lucas navigue plus que jamais à contre-courant en imaginant l’hologramme ART de couleur noire à une époque où Hollywood relègue les afro-américains à la blaxploitation. Robert Duvall lui conseille d’auditionner un certain Don Pedro Colley, rencontré dans un hôtel à Hollywood. Le jeune comédien vient de faire ses premiers pas au cinéma dans un film prestigieux où on le crédite en tant que « Negro » (Le Secret de la planète des singes, T. Post, 1970)… En marge de son casting classique, Lucas peuple l’univers de THX 1138 de nains déguisés en singes et de figurants trouvés dans un centre de désintoxication du coin. Le tournage confirme un point faible majeur du cinéaste : la direction d’acteurs. Lucas ne sait, ni ne saura jamais, parler à ses comédiens. Si elle séduit Robert Duvall, qui la trouve rafraîchissante, l’anti-méthode fait quand même son petit effet à l’écran. Les personnages perdus dans un monde stérile ne semblent en effet jamais pleinement saisir la nature de leurs émotions. Cet « heureux défaut », George Lucas le doit également à sa rapidité d’exécution et à la disponibilité de ses décors. Son équipe tourne en effet souvent sans autorisation pendant à peine deux heures, le temps de mettre en boîte plusieurs séquences avant de se faire expulser. Lucas ne s’autorise donc de tourner guère plus qu’un plan par scène, presque sans aucune répétition. La pression augmente d’un cran lorsque Warner Bros se parjure et précipite en plateau Lawrence Sturhahn, assistant-réalisateur sur Big Boy propulsé au rang de producteur exécutif sur THX 1138, en charge de s’assurer que le cinéaste achève son projet à temps. Le soir du 21 novembre 1969, Lucas s’empresse de ramener chez lui les 70 000 mètres de pellicule qu’il a imprimés après avoir tourné la dernière séquence du film dans un tunnel d’Oakland. Matthew Robbins lui a prêté main forte pour l’occasion en incarnant THX de dos lors de la course-poursuite. Lessivé, le réalisateur préfère le calme de sa petite maison de Mill Valley au brouhaha permanent des bureaux de Zoetrope pour mener à bien la post-production de son premier long-métrage. Coppola connaît le tempérament de son collaborateur et n’en prend pas ombrage. Les deux compères se retrouvent  le 12 décembre pour célébrer en grandes pompes l’inauguration officielle de Zoetrope avec le gratin politique et artistique de San Francisco.

Pour son premier rôle dans un long-métrage, la jeune actrice Maggie McOmie n’hésitera pas un instant à se raser la tête © Zoetrope/Bernie Abramson

George Lucas trouve le décor de son panoptique futuriste dans un bâtiment de Marin County dessiné par Frank Lloyd Wright © Zoetrope/Bernie Abramson

L’HOMME SANS COEUR

Le montage de THX 1138 occupe les époux Lucas des semaines entières sans interruption pendant six mois. Walter Murch les aide à maintenir la cadence effrénée en prenant le relais tous les soirs après un dîner avec le couple. Le sound designer truffe la bande sonore de bruitages électroniques, d’extraits de musique concrète dont il raffole et de dialogues incompréhensibles improvisés par une troupe de théâtre de San Francisco. Des sessions de doublage sont également programmées pour enregistrer des personnages secondaires ou des ambiances sonores. Lucas porte une attention particulière aux policiers et à l’OMM qu’il souhaite doter d’une seule et même voix. Le rôle échoit à un propriétaire de pompes funèbres auquel on demande de lire ses répliques comme s’il parlait à « une veuve qui vient de perdre son mari… » Encouragé par Lucas à créer un paysage sonore immersif, original et crédible, Murch multiplie les expérimentations en tous genres. Une séquence de foule bruyante naît ainsi du mixage de chutes d’eau, de la fin d’un match de hockey, de gens qui courent et de ses propres hurlements, tandis que le son des perches électroniques des policiers est trouvé en frappant sur des volets métalliques dans la maison de George Lucas. Murch n’aura seulement recours qu’à deux bruitages préenregistrés : un son de tonnerre et un coup de poing. A mesure que le film prend forme, Marcia Lucas comprend de moins en moins le rêve de son mari, trop abstrait à son goût. George essuie alors l’un des principaux reproches qu’on ne cessera de lui adresser tout au long de sa carrière : faire la part belle aux machines, au détriment des émotions… Lucas ne comprend pas l’acharnement de sa femme puisqu’à l’en croire, les émotions sont au cœur même de THX 1138. Le film montre en effet un gouvernement qui les réprime à l’aide d’un traitement médicamenteux et comment un électron libre parvient à les exprimer. Si Lucas s’imagine avoir réalisé un manifeste hippie grand public, son premier long-métrage est bel et bien l’œuvre personnelle d’un auteur biberonné à la SF depuis sa plus tendre enfance, comme en témoignage l’hommage qu’il lui rend en insérant la bande-annonce d’un épisode de Buck Rogers avant le générique d’ouverture. Son hermétisme, THX 1138 le doit également à sa bande originale signée par le plus célèbre des compositeurs argentins expatriés à Hollywood, Lalo Schifrin. Lucas connaît très certainement l’intérêt du mélodiste pour les expérimentations sonores hérité de sa formation musicale éclectique entre la France et l’Argentine. La bande original prodigieusement foutraque de THX 1138 avec ses cordes glaciales, ses chœurs d’inspiration médiévale, ses flûtes élégiaque, son orgue bourdonnant et ses percussions stridentes redoublent l’austérité angoissante d’un véritable film de prison futuriste. Aidé d’un orchestre de chambre, Schifrin se paie également le luxe de citer ses classiques, dont Pergolesi et son « Stabat Mater » mais surtout la sublime « Passion selon St Matthieu » de Bach qui illustre l’échappée finale du personnage principal.

La bande originale de THX 1138 est confiée à Lalo Shifrin, tout droit venu du jazz © DR

Le Christ Bénissant du peintre allemand Hans Meming devient OMM chez George Lucas © DR

Au printemps 1970, les pontes de Warner Bros ne cachent plus leur impatience à Francis Ford Coppola. Le film a été mis en boîte il y a plus de six mois et le studio n’a pu en voir le moindre rush lorsqu’il en avait l’occasion. Coppola prend donc la direction de Mill Valley pour avoir un premier aperçu de THX 1138. Le résultat ne manque pas de le laisser pantois. « Eh bien, ça va être soi un chef d’œuvre ou soit de la masturbation » lance-t-il à Lucas tout aussi désarçonné que lui par sa réaction. Coppola tempère sa critique à l’égard de ce qui n’est pour l’heure qu’un « work in progress » : Lucas aura tout le loisir de corriger le tir en fonction des recommandations du studio. THX 1138 est projeté dès le lendemain dans les locaux de Warner Bros en présence de Ted Ashley, John Calley en plus des vice-présidents Frank Wells et Dick Lederer et du producteur exécutif, Barry Beckerman. Personne dans l’assistance ce jour-là ne reconnaît le scénario du « film commercial » qu’on leur avait vendu quelques mois plus tôt. La douche froide laisse relativement indifférent Coppola au grand dam de Lucas qui redoute précisément que le studio ne remonte le film dans son dos. Pressentant le drame, le réalisateur a envoyé le jour même de la projection Walter Murch, Caleb Deschanel et Matthew Robbins récupérer les négatifs de THX 1138 dans le plus grand secret. Après avoir attendu quatrevingt-dix minutes au pied du célèbre château d’eau Warner Bros, les trois complices pénètrent dans la cabine de projection, s’emparent des bobines et les rapatrient chez Lucas en vitesse à bord du minibus de Robbins. De retour du studio, et sans avoir été au préalable informé du menu larcin, Coppola demande de la part de Ted Ashley de rendre le film plus « compréhensible » qu’un simple délire expérimental. Lucas ne comprend pas la bêtise crasse de Warner. Son film est « accessible, mais aussi stylisé et bidimensionnel » expliquera-t-il des années plus tard dans le commentaire audio du DVD de THX 1138. George ne supporte plus aucune critique. Pas même celles de Marcia, taxée par son mari de « stupide Valley Girl ». Pour l’heure, THX 1138 ne peut espérer sortir sous la bannière de Warner Bros qu’à condition de clarifier son intrigue. Refuser d’obtempérer contraindrait également Coppola à rembourser les 300 000 dollars sur lesquels s’est bâti Zoetrope. Le réalisateur-producteur joue sur la corde raide. Sorti en août 1970, Les Gens de la pluie laisse indifférent le public. Warner n’a plus aucune raison de croire en l’aventure Zoetrope. Sa crédibilité artistique et financière repose pour l’heure sur les épaules de George Lucas, un brin susceptible.

Ashley propose au jeune réalisateur de le laisser remonter lui-même THX 1138 avec l’aide d’un producteur exécutif du studio, Fred Weintraub, qui supervise alors la production du documentaire Woodstock [et se spécialisera dans les films d’art martiaux grâce à Bruce Lee, ndlr]. Lucas ronge son frein pendant des semaines en salle de montage. Weintraub ne cesse de lui demander de placer en ouverture les « freaks » et de raconter son histoire en flashback jusqu’à ce que le réalisateur n’accepte de réduire la longue séquence de la prison. Zoetrope connaît son « jeudi noir » moins d’un an après son inauguration. Le 19 novembre 1970, Francis Ford Coppola a rendez-vous chez Warner Bros pour à la fois présenter le montage final de THX 1138 et remettre les scénarios promis – chacun imprimé en douze exemplaires, avec une reliure en cuir et remis dans une boîte métallique gravée avec le logo de Zoetrope. Le « krach de 1929 » commence avec la projection du film. Le remontage ne convainc globalement pas plus que la version d’origine. John Calley et son équipe perdent la confiance accordée un laps de temps à de jeunes excentriques. La brève collaboration entre Warner Bros et Zoetrope prendra fin après la distribution du film. Coppola repart avec ses scripts sous le bras, une dette de 300 000 dollars mais sans le négatif de THX 1138. Lucas fulmine : « si seulement j’avais filmé ce moment-là. C’était comme montrer Mona Lisa à des spectateurs et leur demander pourquoi elle sourit.  »Désolé, Leonardo, vous devez revoir votre copie et faire quelques modifications. » » [Ashley ne recroisera sa route que dix ans plus tard. Celui-ci lui présentera ses excuses dans l’espoir de distribuer Les Aventuriers de l’arche perdue (S. Spielberg, 1981). Indiana Jones s’en ira chez Paramount, ndlr]. La mode Easy Rider n’aura duré qu’une saison chez Warner Bros. Le studio cesse d’investir son argent dans les délires foutraques de hippies et se tourne vers des valeurs sûres plus « adultes » (Sam Peckinpah, Stanley Kubrick, Sydney Pollack, etc.) pour faire face à l’émergence insoupçonnée d’un tout autre genre de production, le film catastrophe, impulsée par le succès retentissant d’Airport (G. Seaton, 1970) sorti des studios Universal. Avant de se frayer discrètement un chemin jusqu’aux salles, THX 1138 passe entre les mains d’un certain Rudi Fehr, un vétéran du montage, qui ôte encore quatre minutes au métrage [Fehr intégrera plus tard l’entourage de Coppola pour superviser la post-production d’Apocalypse Now, ndlr]. Lucas ne pardonnera jamais ni à Warner ni à Hollywood d’avoir mutilé presque la main entière de son enfant. THX 1138 signe son divorce avec les institutions et met un frein à ses relations avec son mentor. Sans en informer Coppola, Mona Skager, gestionnaire de Zoetrope, réclame par ailleurs à Lucas 1800 dollars, facture de ses appels effectués depuis les bureaux de San Francisco pour trouver du travail à sa femme. La somme n’entre pas selon elle dans les frais dans l’entreprise. Coppola n’approuve pas son zèle, responsable selon lui de la rupture avec son ami. Le divorce consommé, Francis s’envole en Sicile pour repérer les décors d’une commande à 3 millions de dollars que lui a passé Peter Bart de la part de Paramount à l’occasion d’un coup de téléphone dans la petite maison de Mill Valley, pendant la post-production de THX 1138. Lucas l’avait à l’époque sommé d’accepter cette petite série B d’action sur des gangsters italo-américains adaptée d’un roman de Mario Puzo sous peine de crouler pour de bon sous les dettes. Le Parrain occupera Coppola pour les deux prochaines années à venir… 

Marcias Lucas (à droite) reprochera toujours à son mari, George (à gauche), l’hermétisme de son travail © Julian Wasser/Getty Images

Francis Ford Coppola et George Lucas montrent quelques images de THX 1138 à un journaliste du San Francisco Chronicle, le 10 décembre 1969 © Greg Peterson/The Chronicle

DE ZOETROPE À LUCASFILM LTD.

George Lucas ne souhaitera jamais endosser la responsabilité du fiasco de Zoetrope dans sa première mouture. THX 1138 restera sa seule chance jusqu’à ce jour d’avoir pu réaliser un film d’avant-garde. Le fiasco de Zoetrope le convainc également de créer sa propre société pour s’assurer un contrôle total sur ses futures productions, sans avoir à négocier le moindre compromis. Lucasfilm Ltd. naît ainsi à Mill Valley en 1971 grâce aux conseils avisés d’un avocat spécialisé dans l’industrie du divertissement, George Pollock – qui aidera plus tard son client à concocter les contrats juteux à l’origine de l’empire Star Wars. THX 1138 sort en toute discrétion aux États-Unis le 11 mars 1971 avec la mention « PG » attribuée par la MPAA, recommandant aux parents d’accompagner leurs enfants en salle. Lucas se charge de promouvoir le film lui-même avec un making-of inspiré de celui des Gens de la pluie. Intitulé Bald (« chauve »), le court-métrage entrecoupe pendant huit minutes une conversation à bâtons rompus entre George Lucas et Francis Ford Coppola et la tonte des principaux comédiens dans des lieux publics. De son côté,  Warner Bros diffuse en salle une bande-annonce plus classique avec une tagline étonnamment fidèle aux intentions du réalisateur : « une histoire d’amour filmée sur place au XXIe siècle ». George Lucas approche également l’auteur Ben Bova, pointure de la littérature SF, pour lui proposer d’écrire la novélisation de son film. Le roman suit dans l’ensemble fidèlement la trame narrative de l’œuvre originale à l’exception de la fin. L’auteur imagine THX 1138 passer la nuit dans le souterrain puis découvrir au petit matin un monde extérieur peuplé d’autres êtres humains. Incapable de faire le poids face à un mastodonte SF sorti un jour après lui (Le Mystère Andromède, R. Wise, 1971), THX 1138 ne rapporte à Warner Bros que 945 000 dollars sur le territoire américain en plus de récolter des critiques mitigées de la part de la presse. Quand certains louent la virtuosité technique de l’expérience cinématographique imaginée par un jeune cinéaste, d’autres déplorent de ne parvenir à s’intéresser à une intrigue confuse. Les critiques et le dédain des spectateurs redoublent la fureur de Lucas. Cette grande débâcle lui inculque néanmoins une leçon indispensable pour la suite de sa carrière : impliquer un public par le biais des émotions, comme le lui avait conseillé Marcia quelques mois plus tôt. La méthode rebute d’autant plus Lucas qu’elle lui semble trop facile. George compte d’ailleurs bien le prouver à sa femme avec son prochain film inspiré de la fascination de la jeunesse américaine pour les voitures, la vitesse et le rock’n’roll. 

Incapable de surmonter à nouveau le syndrome de la page blanche, le réalisateur confie son histoire de Vitelloni West Coast mâtinée d’anthropologie à un couple de camarades d’USC, Willard Huyck et Gloria Katz. C’est avec leur traitement de dix-huit pages et sa femme que Lucas s’envole sur ses propres et derniers deniers (soit environ 2000 dollars) pour le festival de Cannes où THX 1138 a été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs. Murch et sa compagne sont également du voyage. Avant de traverser l’Atlantique, les Lucas font une escale le 13 mai à New York. George doit y pitcher American Graffiti au seul insider hollywoodien intrigué par son nouveau projet, David Picker, président d’United Artists et producteur du premier monument cinématographique à la gloire des Beatles, A Hard Day’s Night (R. Lester, 1964). Le couple passe ensuite la nuit chez les Coppola avant de s’envoler pour Londres où Picker, également en partance pour Cannes, a promis de donner sa réponse à George par téléphone. Le 14 mai sera une autre grande date décisive dans les carrières respectives de Lucas et Coppola. Le premier reçoit 100 000 dollars de United Artists pour développer le scénario d’American Graffiti. Le second assiste à la naissance de sa seule et unique fille, Sofia. Rasséréné mais fauché, George Lucas atterrit à Cannes où le distributeur français de THX 1138 ne l’a pas prévenu de l’organisation d’une conférence de presse. « Les français ont longtemps pensé que j’étais un vrai snob alors que j’ai à peine eu accès à la projection de mon propre film » se souviendra-t-il, amusé. Lucas fait également un détour par le Carlton pour signer son contrat avec Picker et lui parler, l’air de rien, d’un tout autre projet, un « space opera fantastique dans la veine de Flash Gordon ». Cette autre histoire le propulsera à jamais dans une galaxie lointaine, très lointaine, à des milliards d’années-lumière des champs de courses de Monaco et du Mans qu’il visite avec sa femme après leur périple cannois. De retour du festival, Walter Murch reçoit une drôle de missive de la Warner. Le studio lui demande de répondre à une maison de disques parisienne qui l’accuse d’atteinte au droit d’auteur. Le préjudice concerne une pièce de musique concrète composée par Pierre Henry, Variations pour une porte et un soupir (1963), que Murch a utilisé pour illustrer le bruitage d’une machine sans demander aucune utilisation à l’éditeur français. La menace d’un procès ne rassure guère les pontes de la Warner déjà échaudés par leur collaboration avec Zoetrope. Murch balaie d’un revers de main leur inquiétude. La très courte durée de l’insert, par ailleurs samplé, ne justifie selon lui aucune poursuite judiciaire digne d’intérêt. THX 1138 atteint les salles françaises sans accroc en novembre 1971 et reçoit un accueil bien plus favorable qu’aux États-Unis.

George Lucas toourne American Graffiti dans la ville de Petaluma, Californie, à l’été 1972 © Paul Ryan/Universal

George Lucas et Wolfman Jack American Graffiti

Coppola et Lucas produiront Kagemusha de leur idole, Kurosawa, en 1980 © Naomi Hashiyama/Zoetrope

LA GALAXIE GEORGE LUCAS

Été 1977. Les salles de cinémas ne désemplissent pas depuis qu’un space opera écrase tous les malheureux concurrents sur son passage. Le succès inédit de La Guerre des étoiles sacre l’avènement d’un cinéma autrefois honni de George Lucas, celui du grand spectacle et des émotions faciles. Si American Graffiti lui a servi à relever le défi lancé par sa femme, le premier volet de Star Wars lui révèle cette fois l’appétence du public pour les serials manichéens de son enfance. Luke Skywalker naît quelque part entre le prologue et la conclusion de son premier film. Homme de la rue promis à un destin extraordinaire comme Buck Rogers, le ranger d’une galaxie lointaine s’envole au-delà du soleil couchant final de THX 1138. En plus d’avoir tenu la promesse faite à son père dix ans plus tôt, George Lucas peut se féliciter d’être parvenu à garder un contrôle total sur une œuvre personnelle distribuée par un grand studio hollywoodien. Dindon de la farce, la 20th Century Fox viendra néanmoins à son secours pour financer le deuxième volet d’une trilogie promise par Lucas. S’il délasse les spectateurs américains fatigués du Viêtnam et des scandales politiques à répétition, La Guerre des espoirs donne l’espoir à Warner Bros de pouvoir capitaliser sur le nom de son réalisateur grâce à son premier film. THX 1138 débarque donc à nouveau en salle en 1978 dans sa version intégrale. L’opportunisme flagrant du studio s’affiche en toutes lettres dans la nouvelle bande-annonce : « avant que George Lucas n’explore les régions extérieures de Star Wars, il a exploré les régions intérieures de THX 1138. » L’extended cut passe presque inaperçu au grand dam de Warner. Cette nouvelle version de 86 minutes connaît néanmoins une seconde vie grâce à la VHS puis au LaserDisc jusqu’à ce que George Lucas, pris de fièvre révisionniste, ne délivre une ultime director’s cut en 2004. En plus de superviser la restauration du négatif, le réalisateur demande aux équipes d’ILM d’ajouter des effets digitaux pour doubler le nombre de figurants dans les scènes de foule, ajouter d’infimes détails dans les arrière-plans mais surtout remplacer les nains déguisés en singes par des hommes-chiens numériques. Cette nouvelle mouture à l’esthétique discutable – certes moins décriée que les innombrables rééditions augmentées de Star Wars – bénéficie d’une très brève exploitation en salle au mois de septembre 2004. Suite à une modification de son système de classification, la MPAA lui attribue cette fois l’étiquette « R » (la seule et unique dans la carrière de Lucas) pour signaler son contenu explicite. 

Si l’univers asexué de THX 1138 n’a certes rien de sulfureux, un groupe d’opéra rock flamboyant s’est amusé à le pasticher dans un clip aussi kitsch que les envolées synthétiques de la chanson qu’elle illustre. La vidéo de « Calling All Girls » (1982) plonge ainsi les membres de Queen dans un enfer blanc carcéral… Sans que les paroles de la chanson ne justifient pareil hommage. Sorti deux ans après THX 1138, Sleepers de Woody Allen reprend à son compte la vision panoptique et futuriste de George Lucas avec d’autant plus de pertinence que son consultant, Ben Nova a lui-même contribué à l’univers ici parodié. Son meilleur exécuteur testamentaire, le film le trouve en la personne de son réalisateur. La mention « THX 1138 » devient un véritable « easter egg » voire un « running gag » chez Lucasfilm. Les fans acharnés s’amuseront à la débusquer au fil des années sur grand écran (American Graffiti, Star Wars, Indiana Jones, etc.), dans des jeux vidéo (Escape from Monkey Island, The Force Unleashed) et même dans une attraction à Disneyland (Star Tours). THX 1138 reste surtout pour nombre de spectateurs une madeleine de Proust sortie des années 80-90, un logo chromé indissociable d’un jingle vrombissant, promesse d’une expérience audiovisuelle totale. Non content de jouir d’une liberté créative sans borne et de dicter la stratégie marketing de son entreprise, George Lucas parvient à maîtriser la projection de ses films en salle à partir de la sortie d’Indiana Jones et le Temple Maudit en 1983. Des exploitants reçoivent cette année-là une notice de sa part leur expliquant comment reconfigurer la disposition des haut-parleurs de leurs salles pour garantir une expérience immersive totale aux spectateurs. Plus qu’un gage de qualité pendant deux longues décennies, cette nouvelle norme, baptisée THX 1138, renforce assurément le pouvoir « devenu si fort, si vaste » d’un empereur invisible qui rêvait autrefois de « science-fiction sociologique » pour prévenir ses contemporains des dérives autocratiques des institutions gouvernementales…

THX 1138 (1971 – États-Unis) ; Réalisation : George Lucas. Scénario : George Lucas et Walter Murch. Avec : Robert Duvall, Donald Pleasence, Don Pedro Colley, Maggie McOmie, Ian Wolfe, Marshall Efron, Sid Haig, John Pearce, Irene Cagen, Gary Alan Marsh, John Seaton, Eugene I. Stillman, Raymond J. Walsh, Mark Lawhead, Robert Feero, Johnny Weissmuller Jr., Claudette Bessing, Susan Stroh, James Wheaton, Henry Jacobs, Bill Love, Doc Scortt, Gary Austin, Scott L. Menges, Toby L. Stearns, Paul K. Haje, Ralph Chesse, Dion M. Chesse, Bruce Chesse, Mello Alexandria, Brandyn Barbara Atis, Morris D. Erby, Willie C. Barnes, Richard Quinnell, Jean M. Durand, Scott Beach, Neva Beach, Terrence McGovern, Julie Payne, James Cranna, Ruth Silveira, Bruce Mackey, David Ogden Steers et Bart Patton. Chefs opérateurs : Albert Kihn et David Meyers. Musique : Lalo Shifrin. Production : Francis Ford Coppola, Edward Folger et Larry Sturhahn – Warner Bros. et American Zoetrope. Format : 2.35:1. Durée : 88 minutes.

En salle le 11 mars aux États-Unis et le 3 novembre 1971 en France.   

Copyright illustration en couverture : DR.

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