Michael Crichton en rêvait, Steven Spielberg l’a fait. Et pour cause, le challenge était de taille : rien de moins que ressusciter les dinosaures. Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993) réussit l’impossible et ouvre les portes du XXIème siècle au cinéma grâce à sa technologie révolutionnaire. Steven Spielberg prouve à nouveau son savoir-faire en matière d‘entertainment en menant son film monumental jusqu’aux plus hautes cimes du box-office mondial. « Welcome to Jurassic Park !«
UN MONDE PERDU
En 1993, Steven Spielberg réalise son rêve de tourner un film sur les dinosaures. Grâce à la technologie apportée par les génies d’ILM pour faire vivre les créatures et une histoire crédible selon le cinéaste nourri par le livre écrit par Michael Crichton, Jurassic Park peut voir le jour. Le résultat s’avère… Fulgurant ! Avec ses dinosaures créés par ordinateur, Steven Spielberg fait basculer l’histoire du cinéma dans une nouvelle ère : le numérique. Véritable révolution, Jurassic Park, pourtant considéré par le réalisateur comme un « petit » film pour divertir face au sujet plus « adulte » de La Liste de Schindler (1993), devient l’un des plus gros succès du cinéma, qui comptabilisera plus d’un milliard de dollars dans le monde et fera l’objet de nombreuses suites au fil des ans.
Il y a 150 millions d’années, les moustiques piquaient les dinosaures avant de se retrouver emprisonnés dans des fragments d’ambre. 1993. Par l’initiative d’un ambitieux milliardaire, John Hammond (Richard Attenborough), PDG de la puissante compagnie InGen, et son équipe parviennent à redonner vie aux dinosaures grâce à la génétique, et décident donc d’ouvrir un parc d’attraction pour le grand public sur une île au large du Costa Rica, Isla Nublar. Avant l’ouverture, le millionnaire fait appel à un groupe d’experts pour obtenir leur aval. Parmi eux, les professeurs Alan Grant (Sam Neill), Ellie Sattler (Laura Dern) et Ian Malcolm (Jeff Goldblum) ainsi que l’avocat Donald Gennaro (Martin Ferrero), que rejoignent les petits-enfants de Hammond, Tim (Joseph Mazzello) et Lex (Adriana Richards) Murphy. Une tempête éclate au cours de la visite. Dennis Nedry (Wayne Knight), un informaticien corrompu, en profite alors pour couper les systèmes de sécurité afin de dérober des embryons de dinosaures pour une autre firme concurrente. Les créatures profitent alors de cette faille temporaire de sécurité pour s’échapper. C’est le début du cauchemar pour les personnes présentes sur l’île…

C’était suffisamment crédible du point de vue scientifique pour se dire : voilà un des mélanges de science et d’imagination les plus géniaux que quelqu’un ait jamais trouvés ! Et ce quelqu’un était Michael Crichton.
Michael Crichton publie en 1990 un livre intitulé Jurassic Park qui connait très vite un succès critique et populaire. L’auteur y ressuscite un monde perdu en inventant un parc d’attractions préhistorique, motif qu’il avait déjà exploré dans le scénario de son film Mondwest sorti en 1973. Et pour cause, les deux oeuvres entretiennent des liens étroits : le milliardaire mégalo, les scientifiques dépassés par leur création etc. Certes, l’auteur avait à l’origine en tête l’idée d’un adolescent qui parvenait à recréer un dinosaure grâce au clonage. A l’arrivée, le romancier délivre une histoire imprégnée de sciences sous la forme d’un « techno thriller ». Steven Spielberg, fan de la première heure de l’univers de Crichton, obtient les droits de l’oeuvre avec le soutien du studio Universal pour 1,5 millions de dollars, une somme modique pour une firme affiliée au cinéma de genre depuis les années 30. Rappelons que dès l’écriture, Crichton avait envisagé son texte dans l’optique d’un scénario pour le cinéma, alors même qu’il oeuvre sur le projet de la série télévisée Urgences (1994-2009). Malia Scotch Marmo écrit une première version du script en cinq mois à partir d’octobre 1991. Alan Grant et Ian Malcolm ne forment alors qu’un seul et même personnage. Spielberg souhaite en effet simplifier le fil de l’histoire pour des raisons budgétaires, un travail de réécriture auquel contribua grandement le scénariste David Koepp qui avait déjà travaillé auparavant sur Indiana Jones et la dernière croisade en 1989. En termes de simplification, on pourra d’ailleurs considérer à sa juste valeur son goût du risque quand on se souvient de son « incapacité à réinventer le matériau de base » selon le critique Roget Ebert à propos de la réécriture de Peter Pan dans Hook (1991).
Pour 500 000 dollars de plus, Universal demande donc à Crichton d’adapter lui-même son roman dont il ne restera que 20% environ. David Koepp reprend donc la version entamée par Malia Scotch Marmo. Il décide de garder une idée de Spielberg qui consistait à remplacer la longue exposition du roman par un dessin animé montré aux visiteurs du parc. A la demande du cinéaste, de nombreux épisodes disparaissent du scénario : une intrigue avec un dinosaure en fuite qui attaque des enfants sur le continent ainsi qu’une course-poursuite impliquant le T-Rex, Alan Grant et les enfants dans une rivière. Les personnages eux-mêmes évoluent. Ainsi de l’âge de Lex et Tim, faisant de la jeune fille l’aînée, mais également le rapport de Grant envers les enfants, moins hostile envers eux dans le roman. Le scénario évince enfin la mort de John Hammond, la découverte d’un nid de vélociraptors, mais surtout la destruction de l’île par un bombardement de l’armée. Isla Nublar restera intacte dans le film, au cas où…

© Marsha T. Gorman
UNE HISTOIRE DE GROS LÉZARDS
Steven Spielberg souhaite à l’origine se consacrer à un sujet plus original, La Liste de Schindler. Sid Sheinberg président de MCA, ami et mentor du réalisateur, accepte à condition qu’il réalise en premier Jurassic Park. Spielberg engage alors Stan Winston, spécialiste incontournable des effets spéciaux animatroniques, pour créer des dinosaures, comme le fit en son temps Willis O’Brien pour Le Monde Perdu (Harry O. Hoyt, 1925). Phil Tippett, quant à lui, s’occupe d’animer les créatures en go motion pour les plans généraux, technique fluidifiée par le recours au flou cinétique ou motion blur, tandis que Michael Lantieri et Dennis Murren (responsable des effets spéciaux pour le second opus de Terminator réalisé par James Cameron deux ans plus tôt) supervisent respectivement les on-set effects et la composition numérique. Spielberg s’entoure donc d’une fine équipe pour donner vie à son parc peuplé de gros lézards proches des oiseaux dont les designs bénéficient de la supervision du paléontologue Jack Horner qui satisfait ainsi les désir du cinéaste de représenter les dinosaures davantage comme des animaux, loin de la vision fantasmée du monstre à sang froid. C’est d’ailleurs à lui que Phil Tippett montre ses premiers essais avec des dinosaures faisant sortir leurs langues à la façon des serpents. Le sang d’Horner ne fait qu’un tour : les dinosaures n’étaient pas capables d’une telle prouesse. Adieu langue de serpent donc, bonjour peau en latex. Jack Horner sera par la suite consulté par Laura Dern et Sam Neill pour préparer leurs rôles respectifs, tandis que Jeff Goldblum se tournera vers le journaliste James Gleick et le mathématicien Ivar Ekeland pour s’imprégner de la fameuse théorie du chaos qui deviendra son gimmick.

© Kelly Gorham/Montana State University
UN CASTING DE CÉLÈBRES INCONNUS
Steven Spielberg confie le casting de son nouveau film à Janet Hirshenson, à laquelle on doit notamment la distribution de la saga Harry Potter (2001-2011) ou encore Backdraft (Ron Howard, 1991). Le cinéaste l’a rencontrée juste avant le tournage de Hook, lorsqu’il planchait sur une adaptation de Benjamin Button finalement abandonnée dans les limbes du development hell. Spielberg trouve très tôt l’acteur qui incarnera le petit Tim. Ce sera Joseph Mazzello qui, lui, espère décrocher le rôle du fils de Peter Pan dans Hook à l’époque. Nous sommes alors à la fin des années 80. Le script de Jurassic Park n’est même pas encore écrit. Hirshenson ne peut donc qu’utiliser le roman comme principale source de travail. Spielberg inversera pourtant les âges des deux enfants du livre pour préparer son film lorsqu’il choisira Ariana Richards dans le rôle de Lex. Ses cris sincères et redoutables à l’audition permettent à la toute jeune actrice de damer le pion à une autre future grande comédienne jusqu’alors dans la course, une certaine Christina Ricci. Même si cette dernière n’a pas encore tourné dans La Famille Addams (Barry Sonnenfeld, 1991) Spielberg ne souhaite pas vraiment engager de grandes têtes d’affiche, sans doute pour ne pas faire ombrage aux superstars de sa nouvelle production : les dinosaures. Exit donc Jim Carrey qui a auditionné certes brillamment pour le rôle de Ian Malcolm, auquel Jeff Goldblum apportera finalement sa touche unique, la Goldblum touch en somme.
Les gens sont allés voir et revoir ce film à cause des dinosaures, pas parce que des enfants avaient une scène sympa où ils étaient assis dans un arbre la nuit et parlaient pendant trois minutes.
C’est un autre nom à l’époque encore bien méconnu du grand public malgré son importante carrière que choisira Spielberg pour Alan Grant : Sam Neill, déjà croisé chez Chabrol, Zulawski, Wenders, Ozon ou encore Carpenter (rien que ça !). Pour son rôle féminin principal, le réalisateur reçoit une recommandation de la part de son confrère David Lynch, qui insiste pour que Laura Dern, (à l’affiche de Blue Velvet en 1986 et Sailor et Lula en 1990) rejoigne le casting. L’actrice se souviendra même avoir reçu les conseils de son ami Nicolas Cage, enthousiaste à l’idée de la voir partager l’affiche avec des dinosaures. Le rôle d’Ellie Sattler ne reviendra donc ni à Sandra Bullock, ni à Gwyneth Paltrow, ni même à Julianne Moore qui finira par tourner avec Spielberg dans la suite de Jurassic Park, Le Monde Perdu en 1997. Mais où donc trouver le « dark Walt Disney » qu’évoque Michael Crichton pour diriger son parc d’attractions préhistorique ? Spielberg réarrange le personnage à sa sauce pour en faire un « grand-papa gâteau ». Et pourquoi ne pas proposer le rôle à Sean Connery avec lequel il vient de travailler sur Indiana Jones et La Dernière Croisade (1989) ?

© J2 Communications
L’acteur éconduit poliment le cinéaste qui se tourne donc vers un autre confrère, Richard Attenborough qui lui a déjà damé le pion aux Oscars en 1982 avec son biopic sur Gandhi alors en lice face à E.T. Les deux hommes entretiennent néanmoins une grande histoire d’amitié faite de respect mutuel. C’est donc pourquoi Spielberg lui propose le rôle de John Hammond alors qu’il n’est plus apparu devant la caméra depuis The Human Factor (Otto Preminger, 1979). Le réalisateur rejoint donc le casting du film après la post-production de Chaplin (1992). Restent les seconds rôles qui bénéficient également d’une attention toute particulière de la part Janet Hirshenson. Cette dernière proposera le rôle de Ray Arnold, l’ingénieur en chef du parc, à Samuel L. Jackson encore assez méconnu à l’époque lui aussi. Son audition restera dans les annales puisque la directrice de casting se souviendra d’une scène jouée « à fond, très rapidement, comme un fou ». Spielberg choisit le producteur Gerald R. Molen (déjà croisé dans le rôle du docteur Bruner dans Rain Man de Barry Levinson 1988) pour faire une petite apparition dans son film dans le rôle du vétérinaire Gerry Harding, dont on retrouvera la fille dans Le Monde Perdu sous les traits… De Juliane Moore ! Rappelons que l’homme n’est guère étranger à l’univers de Spielberg. Sa première collaboration avec le cinéaste remonte à 1985 pour La Couleur Pourpre sur lequel il oeuvre en tant que production manager, avant de devenir directeur de production chez Amblin.

© Murray Close/Getty Images
Reste enfin à trouver celui par qui le scandale arrive, Dennis Nedry. Steven Spielberg découvre alors Wayne Knight dans la célèbre séquence de l’audition de Sharon Stone au commissariat dans Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992). Le gros plan sur le visage de Wayne Knight le marque profondément, au point de l’imaginer accolé à des jambes de dinosaures. Ni une ni deux, l’acteur bouboule croisé dans Dirty Dancing (Emile Ardolino, 1987) et JFK (Oliver Stone, 1991) débarque en camion sur une route boueuse qui le mène droit vers la gloire, ou plutôt vers Spielberg en personne, qu’il n’a jusqu’alors jamais rencontré. Le cinéaste l’attend au pied de la porte du parc pour lui annoncer : « Vous êtes le gars ». Resteront des souvenirs pluvieux et boueux, ainsi qu’une réplique culte : « Vous n’avez pas dit le mot magique ».
A PROPOS DE JOHN ROSENGRANT
Impossible d’évoquer le casting de Jurassic Park sans évoquer le plus mythique et le plus discret des acteurs de la distribution, John Rosengrant. L’homme « de main » du studio Stan Winston depuis 1983 a travaillé aussi bien sur Alien (Ridley Scott, 1979) et Terminator (James Cameron, 1984) que sur Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990). John Rosengrant s’improvise acteur pour les besoins du nouveau film de Spielberg en cours de production, alors que l’équipe technique tâtonne pour mêler CGI et miniatures qui donneront vie aux dinosaures. En bon élève discipliné, il essaie d’imiter les mouvements des créatures en étudiant de près les travaux de Phil Tippett avant d’enfiler un costume de raptor pendant plusieurs semaines. Une question le taraude jusqu’au premier clap : où et comment trouver la motivation de son personnage ? « Tuer quelque chose », tout simplement. Le tournage peut alors commencer. Rosengrant passe des heures dans son costume, avec des câbles destinés à le soulager entre deux prises.

© DR
Des semaines d’entraînement ne lui ont pas suffi à supporter un costume qui lui brise le dos au bout de trente minutes. Sa performance restera au final dans les mémoires, notamment dans la scène de la cuisine qui le « voit » se tenir sur ses pattes arrières pour pousser un cri glaçant. John Rosengrant ne recevra certes pas l’Oscar du Meilleur Vélociraptor, mais il continuera son travail au studio Stan Winston, ce qui l’amènera par la suite à travailler sur Jurassic World.
LE RÊVE DE GOSSE DE STEVEN SPIELBERG
Steven Spielberg réalise son rêve de gosse : le voici qu’il marche sur les pas de Ray Harryhausen (Jason et les Argonautes , 1963) qu’il admire depuis son enfance. Le cinéaste l’invitera même sur le plateau de Jurassic Park, et lui dévoilera en exclusivité les tests d’animation du T-Rex de synthèse. C’est un choc pour l’artiste qui jadis avait pris sa retraite après Le Choc des Titans (1981), entrevoyant déjà après Star Wars (George Lucas, 1977) une évolution des technologies qu’il n’arriverait pas à embrasser. Ray Harryhausen reste considéré par bien des artistes, de James Cameron en passant par Peter Jackson, comme un visionnaire et un pionnier des effets spéciaux. Lui-même pressent en Jurassic Park une révolution sans précédent dans son domaine de prédilection, Steven Spielberg ne réalisant toujours pas l’impact qu’aurait son film des années durant. Pour le réalisateur au contraire, c’est un simple film destiné à le divertir, lui et son public. Le numérique constituerait selon lui le moyen de pouvoir gérer un budget et ne plus se retrouver dans une situation comme celle de Hook dont les dépassements budgétaires se sont avérés titanesques. Bien que le tournage de Jurassic Park se soit terminé une semaine à l’avance, Steven Spielberg n’imaginait pas le travail et le temps littéralement monstrueux pour animer ses bestioles. Il sera donc contraint de sacrifier des séquences pour que le budget ne soit pas dépassé, dont une se déroulant dans une volière de ptérodactyles que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Jurassic Park 3 (2001), sous la houlette de Joe Johnston.
Rien que pour modéliser un dinosaure dans l’ordinateur, même le plus simple que l’on peut imaginer, coûte entre 250 000 et 500 000 dollars, et ce avant même d’avoir sorti le moindre plan. Si vous voulez un dinosaure qui marche, vous allez devoir débourser 80 000 dollars. Si le dinosaure est éclaboussé par de la boue ou évolue dans un nuage de poussière, ça va couter 100 000 dollars. Ajoutez quatre dinosaures à l’arrière-plan, et on passe à 150 000 dollars.
UN MIRACLE DE l’ADN ET d’ILM
Dennis Murren et l’équipe d’ILM se chargent de rendre le rêve de Spielberg possible. La société spécialisée dans les effets spéciaux est à l’époque un véritable laboratoire expérimental dans un domaine encore méconnu. On lui doit notamment l’homme-vitrail du Secret de la Pyramide (Barry Levinson, 1985), la colonne d’eau dans Abyss (James Cameron, 1989) ou encore l’homme en métal liquide dans Terminator 2. C’est Dennis Murren qui convainc alors Spielberg que la technologie d’ILM était suffisamment avancée pour réaliser des dinosaures crédibles pour devenir les stars de Jurassic Park. Sans son intervention, les scènes où on les voit en pied auraient été animées image par image. C’est donc 1991 qu’il se penche sur l’élaboration du projet « dinosaure ». Les premiers privilégiés à voir cette technologie en avance sur son temps sont Stan Winston et Kathleen Kennedy (ci-dessous), bras droit de Steven Spielberg, tous deux impressionnés par la fluidité des images. Grâce à leurs retours plus que favorables, Steven Spielberg abandonne ses miniatures et change ses plans en conséquence. Il reste cependant hors de question d’oublier l’animatronique pour autant. Réalité et fiction finiront par se rejoindre d’une façon ou d’une autre.

© Universal Pictures
Le célèbre spécialiste du maquillage et des effets spéciaux animatroniques, Stan Winston se retrouve ainsi embarqué dans cette folle entreprise. Spielberg reste Spielberg. Le cinéaste reste convaincu qu’une histoire réussie repose avant tout sur des personnages « solides » et attachants. Grâce à l’enseignement apporté par Les dents de la mer (1975) et son requin mécanique complètement foutraque, Spielberg peut désormais jouer avec l’imagination du spectateur avec de nouveaux outils à son entière disposition. Le réalisateur précisera par ailleurs que les dinosaures n’apparaissent que quinze minutes en totalité dans son film. Au final, Jurassic Park repose sur une histoire au cordeau, que Spielberg met en scène avec une sincère conviction, toujours dans un esprit de plaisir et de divertissement. Dans la lignée de Star Wars, King Kong ou encore Terminator, les effets spéciaux finissent par prendre très (voire trop) vite le dessus par rapport au récit qu’ils sont sensés servir. Ils permettent certes d’oublier les défauts de l’intrigue et d’autres lacunes dans le développement des personnages. Spielberg ne se voile pas la face de ce côté-là. Aussi s’efforcera-t-il dans Le Monde Perdu : Jurassic Park (1997) d’implanter un point d’ancrage très personnel au coeur de son scénario, en adjoignant au personnage de Jeff Goldblum une jeune fille noire, Vanessa Lee Chester, en référence à son propre enfant adopté quelques mois plus tôt juste avant le tournage, en 1996.
JOHN WILLIAMS, FASCINANT MAGICIEN
John Williams, compositeur attitré de Spielberg, parvient à capter une fois de plus l’émotion des scènes dans une bande-originale qui marquera la musique de film sur des générations de cinéphiles et de mélomanes, tout simplement. On se souviendra ainsi du thème joué lors de l’arrivée sur l’île, un air qui recrée à la perfection une sensation d’émerveillement qui s’empare pleinement des personnages comme des spectateurs face aux premiers dinosaures aperçus. La composition, fluide et aérée, s’oppose ici aux tonalités graves et inquiétantes du début pour laisser place à un air davantage lumineux que prennent en charge les altos. Ce thème majestueux permet d’identifier immédiatement le film dont la bande-originale sera composée en février 1993 au Skywalker Ranch auprès du sound designer Gary Rydstrom, bien trop occupé à mixer des cris de baleines, de vaches, de chihuahuas, de dauphins et de juments en chaleur pour donner de la voix aux dinosaures. Cette ambiance stimule ainsi John Williams pour donner naissance à une musique propice à suggérer la crainte et la fascination. Spielberg, absent de sessions d’enregistrement, reçoit des démos jouées au piano sur le tournage de La Liste de Schindler. La bande-originale, orchestrée par John Neufeld et Alexander Courage, se compose d’instruments à vent comme la musette, le shakuhachi, une flûte chinoise, mais aussi de choeurs, de harpes et les percussions. Ces seize titres mythiques se classeront à la 28e place du Billboard 200 en 1993.


UNE AVENTURE DE 65 MILLIONS D’ANNÉES
Juin 1993. Tout commence avec une accroche : « Il a fallu 65 millions d’années pour que cette aventure devienne possible ». Une bande-annonce apparaît sur tous les écrans avant l’été. Quelques dinosaures apparaissent discrètement ici et là. Les spectateurs se piquent aussitôt de curiosité pour le film dont la première est organisée au National Building Museum de Washington le 9 juin 1993. Le film ne sortira en France qu’au mois d’octobre juste avant la Roumanie et l’Inde, les deux retardataires (1994 seulement). Jurassic Park devient le plus grand succès du box-office en son temps, record détenu autrefois par E.T. dix ans auparavant. Seul James Cameron saura relever ce défi deux fois, en 1998 avec Titanic puis en 2010 avec Avatar. Ce succès incontestable (et incontesté) s’accompagne d’une pluie de récompenses (Oscar des meilleurs effets visuels notamment, deux BAFTA etc). L’héritage laissé par Jurassic Park marquera un nombre incommensurable de cinéastes, toutes générations confondues. Ainsi de Peter Jackson et de sa trilogie du Seigneur des anneaux (2001-2003), de Stanley Kubrick qui se décida à confier la réalisation d’un projet de longue date à Steven Spielberg en personne, A.I. Intelligence artificielle (2001). Par-delà ses chiffres records au box-office (1,029,528,120 de dollars de recettes dans le monde), Jurassic Park devient un phénomène de société. Le réalisateur prend enfin conscience de sa popularité et des enjeux financiers que provoque la sortie de ses films. Le blockbuster finit même par brouiller les frontières entre fiction et réalité. Il met en scène un parc d’attractions et son impact dans l’univers du divertissement : la conception du parc, les problèmes juridiques inhérents à une telle entreprise etc.

© John Alvin

© John Alvin

© John Alvin

© Universal Pictures
John Hammond, l’homme qui dépensait sans compter, ne cherche rien d’autre qu’à épater la galerie avec un divertissement grandeur nature. L’ombre de Spielberg ne plane guère bien loin… Faut-il imputer à ce tempérament la sortie de route réalisée en 1997 avec la suite de Jurassic Park, Le Monde perdu, dépourvue d’une once de substance ? On assiste alors au spectacle presque pathétique d’un cinéaste qui se caricature par les voies de la parodie et de l’autocitation, sur le mode du cynisme. Le T-Rex désormais en roue libre à San Diego dévore le scénariste David Koepp, au beau milieu d’une course poursuite, certes divertissante, mais quelque peu similaire à celle du premier opus. Fini de rire pour Spielberg, donc… Sans doute est-ce le projet de La Liste de Schindler qui changea sa vision des choses au point de ne plus guère s’intéresser à l’entertainment pur et dur. Cette suite rencontrera malgré tout son public. L’argent appelant l’argent, Jurassic Park III verra le jour sous la direction de Joe Johnstone, réalisateur de Chérie, j’ai rétréci les gosses (1989) et Jumanji (1995), puis Jurassic World en 2015 par Colin Trevorrow et sa suite Jurassic World : Fallen Kingdom en 2018 par Juan Antonio Bayona. La franchise à ce jour totalise plus de 5 milliards de dollars de recettes dans le monde. Jurassic World 3 est déjà en préparation, pour une sortie prévue le 10 juin 2021. En 2013, Jurassic Park, premier du nom, ressort en salle dans une version inédite en 3D. Plusieurs ciné-concerts sont organisés de par le monde pour mettre en valeur la sublime musique de John Williams qui fait partie, aujourd’hui, des incontournables du compositeur avec les bandes-originales des sagas Indiana Jones et Star Wars.
ESCAPE FROM JURASSIC PARK
Universal Studios ouvre également une attraction dans son fameux parc en 1996. Cette dernière fermera ses portes à Los Angeles en septembre 2018 pour faire place à Jurassic World : The Ride l’année suivante. Le parc propose même dès cet été une attraction revue et corrigée pour garantir au mieux une immersion totale dans le l’univers de la franchise. Voyant ainsi l’intérêt du public pour les dinosaures auquel participe grandement le succès du film en 1993, Steven Spielberg se décide donc à produire des documentaires sur le sujet pour la télévision, mais surtout à donner des suites en vidéo au long-métrage d’animation Le Petit Dinosaure et la Vallée des merveilles (Don Bluth, 1988) dont il avait déjà assuré la production. L’histoire nous emmène à l’ère préhistorique, lorsqu’un dinosaure orphelin part à la recherche d’une paisible vallée légendaire. Le phénomène dinosaure enflamme l’imagination des financiers au point que les studios Universal commencent à réfléchir sérieusement à donner une suite à Jurassic Park sous la forme de… Dessin animé !

© Universal Studios/Amblin Entertainment
Le projet prendrait la forme d’une série relativement ambitieuse, mêlant CGI et animation traditionnelle, dans un style de « roman graphique européen » pour adulte. Les premiers visuels du bien-nommé Escape from Jurassic Park sont confiés au designer William Stout auquel Spielberg aurait demandé auparavant de travailler sur la campagne marketing de son film. Le réalisateur aurait reçu de sa part toutes sortes d’idées de logo et de visuels sans que toutes ces propositions n’aboutissent réellement. C’est finalement le producteur William Meugniot qui remettra le dessinateur en selle pour rejoindre le projet. De la série ne resteront que des artworks et même un trailer. Quoi qu’il en soit, Spielberg n’en aurait pas vu la moindre image, ni même des esquisses pour la série de comics Jurassic Park Raptor, sans doute à cause d’une overdose majeure de dinos à l’époque. Les travaux de William Stout restent cependant visibles sur la page Facebook, Behind The Gates, histoire de laisser vagabonder à notre tour notre imagination.

© Willliam Stout
DINOMANIA
Ces projets transmédia s’inscrivent dans une démarche beaucoup plus vaste de commercialisation de Jurassic Park grâce aux nombreux produits dérivés, déjà présents au coeur du film d’ailleurs. En effet, Spielberg contacte très tôt le responsable marketing de chez M&M’s pour lui proposer de placer son produit dans le film. Ce-dernier trouva l’idée répugnante contrairement à son collègue de chez Reese’s Pieces qui, lui, ne cache pas son enthousiasme. Coca-Cola, PepsiCo, Panasonic, Kellogg’s, Panini, Weetabix… Tous se mettent à l’heure dino, à commencer par les jouets Kenner distribués par Hasbro. Certaines salles de cinéma distribueront même le journal Jurassic News dans lequel il était possible de suivre les travaux du parc mais aussi d’en découvrir les attractions. Jubilation… Ce seront au total un millier de licences qui seront vendues dans le monde entier. Ce record vaudra à l’équipe marketing du studio Universal de recevoir le prix de l’Entertainment Marketer of the Year. Et rebelote pour la sortie de la VHS : la firme estime que « 98% des consommateurs devaient être touchés 25 fois par une publicité au cours de sa campagne ». L’effervescence commerciale stimulée par Jurassic Park inspirera par la suite un autre empereur du cinéma, George Lucas qui vendra en 2012 sa saga Star Wars aux studios Disney, quant à eux précurseurs de ce mode de financement. Aussi, précisons que les chiffres du marché parallèle au film en lui-même représentent plus de 25% des recettes, ce qui n’est pas négligeable. Aujourd’hui, ce sont les industriels qui supplient désormais Spielberg pour apparaître dans l’une de ses productions.

© William Stout
Jurassic Park marque également son époque et la culture populaire grâce à son fameux logo, déjà présent sur la couverture du livre original, imaginée par le graphiste Chip Kidd que rachète finalement Universal. Le sculpteur et chef maquilleur Sandy Collora prend alors en charge la conception de l’affiche finale et du logo du parc, d’ailleurs légèrement différent dans le roman de Crichton, puisque ce dernier le décrit avec un dinosaure de couleur… Bleue ! Reste aujourd’hui un design très facilement identifiable, arboré sur de nombreux livres, casquettes et autres goodies. Apple a sa pomme, Nike sa virgule, Jurassic Park son T-Rex. Ce logo si rapidement identifiable se retrouvera dès l’été 1993 sur les pochettes du jeu vidéo qui, lui, souffrira de la comparaison avec les prouesses techniques accomplies sur grand écran. Et en effet, les consoles de jeu alors vieillissantes comme la NES ne peuvent rivaliser avec les artifices brillamment accomplis par l’équipe d’ILM au cinéma. Sega et Ocean Software développeront trois jeux vidéos dont la maniabilité laborieuse et les scenarii maladroits ne parviendront pas totalement à réaliser le rêve du cirque de puces préhistoriques grandeur nature tout droit sorti de l’imagination du mégalomane John Hammond. Reste un titre, Jurassic Park, et son logo, tous deux auréolés d’une aura inoubliable et immatérielle.
LE FILM DE L’ÉTÉ 1993
Dès sa sortie, le film s’annonce comme un blockbuster historique, ce qui ne fut pas à l’époque un avis unanimement partagé par la presse parfois peu réceptive à l’engouement mondial pour les dinosaures. Si le Time félicite Spielberg pour son pari réussi, le Washington Post reproche à David Koepp d’avoir « oublié tout ce qui rendait le livre divertissant », faisant de Jurassic Park un simple « film de l’été » qui propose « une triste balade au temps des dinosaures ». Il est également curieux de constater que le Chicago Sun-Times reproche au film un manque flagrant de « sens de l’émerveillement, ou des valeurs humaines fortes ». L' »excursion pour les enfants totalement passable » selon The Globe & Mail dissimule en réalité une « colossale force technologique et esthétique » (Hollywood Reporter), qui saura charmer presque trois générations de spectateurs. Côté français, L’Express ironise sur les « grosses bébêtes » et le « popotin de Laura Dern » alors que Le Monde relève « les brusques poussées d’adrénaline, l’humour macabre et la maîtrise technique » de Spielberg. Le Canard Enchaîné, quant à lui dénonce un « suspense artificiel » et des « animaux synthétiques » dans un « film qui n’est pas forcément le plus réussi » du cinéaste. On se demande même si le journaliste du Figaro a bien regardé Jurassic Park, lui qui croit déceler « quelques méditations écologiques sur l’influence de la diététique et le comportement caractériel » dans son film ? Mais peu importe… Sans doute est-ce au journaliste de Rolling Stone qu’appartiendront les mots de la fin : « L’absence de personnages forts est un défaut, mais pas une fatalité. Qui se souciait de Brody dans Les Dents de la Mer ? Si Jurassic Park ne bénéficie pas de la même force émotionnelle que E.T., il crée cependant un lien entre le public et les dinosaures, un lien suffisamment fort pour que toute l’horreur et la beauté de la vision de Crichton nous sautent au visage ». CQFD.

© DR

© Edward Sorel
Steven Spielberg a créé l’impensable. Jurassic Park repose en effet en grande partie sur l’illusion, une illusion née d’un pari technique, logistique, financier. L’oeuvre devient très vite un film culte, notamment en repoussant les limites de la technologie. Steven Spielberg parvient à ressusciter les dinosaures et donne vie au fantasme de tout enfant, à partir d’un « simple » coup de baguette de magique sur des ossements vieux de 65 millions d’années. D’aucuns affirmeront qu’il s’agit d’une énième révolution historique depuis l’émergence du cinéma parlant. Spielberg, quant à lui, reste persuadé que ce petit divertissement fort agréable n’aura rien apporté de bien nouveau à sa carrière…
Je n’ai pas fait Jurassic Park pour changer la vision des gens sur le monde. Je l’ai fait avant tout pour son caractère divertissant et parce que c’est le genre de films que j’aurais aimé voir, ce qui est toujours ma motivation première pour mettre en scène un film… J’ai toujours rêvé de faire un film de dinosaures. Dans un sens, ce film est mon hobby.


Le Continent oublié (The People That Time Forgot – 1977 – UK/USA) ; Réalisation : Kevin Connor. Scénario : Patrick Tilley d’après le roman d’Edgar Rice Burroughs. Avec : Patrick Wayne, Doug McClure, Sarah Douglas, Dana Gillespie. Chef opérateur : Alan Hume. Musique : John Scott. Production : Samuel Z. Arkoff, John Dark, Max Rosenberg. Format: 1.85. Durée : 91 minutes.
Bien avant Jurassic Park, alors que les dinosaures n’étaient pas encore en image de synthèse, le réalisateur Kevin Connor explorait déjà des mondes perdus infestés de créatures antédiluviennes. Retour sur l’un des fleurons du genre, Le Continent oublié, adaptation d’un roman de l’auteur de Tarzan et de John Carter sur Mars.
Disponible en DVD et Blu-ray chez Rimini Editions.
En 1917, le major Ben McBride et un groupe d’aventuriers partent à la recherche de l’un de leur collègue disparu dans une région inexplorée de l’Antarctique. Contraints de se poser en catastrophe après l’attaque de leur hydravion par un ptérodactyle, ils découvrent un continent peuplé d’hommes préhistoriques et de dinosaures, appelé : Caspak. Ainsi débute Le Continent oublié réalisé en 1977 par Kevin Connor et qui fait suite au 6ème continent (1975) et à Centre terre : 7ème continent (1976) du même réalisateur. Les trois films ayant en commun d’être des adaptations de romans d’Edgar Rice Burroughs et de mettre en vedette Doug McClure.
Redécouvrir aujourd’hui plus de trente ans après sa réalisation ce film est une aubaine pour les amateurs de poésie filmique. Alors il est vrai, les dinosaures, surtout si on les compare avec ceux de Jurassic Park, font un peu carton-pâte. Souvent on devine les fils qui soutiennent les ptérodactyles et les roulettes sous les pattes des stégosaures, la production n’ayant pas les moyens de s’offrir les services du génie de l’animation image par image, Ray Harryhausen. Les sauriens sont donc au mieux, des marionnettes animées à la main, au pire, des cascadeurs dissimulés dans des costumes. Vrai également que la sauvageonne de service, interprétée par Dana Gillespie (une ex égérie de David Bowie), avec son costume outrageusement échancré et sa permanente impeccable, semble toute droite échappée d’un vidéo clip de Boney M. Mais l’intérêt est ailleurs, car il se dégage de cette œuvre un délicieux parfum de kitsch rétro invoquant les esprits de Schoedsack et Cooper et les peintures de Frank Frazetta. Et malgré l’aspect désuet, des artisans fameux y ont fait leurs premières armes.

© Rimini éditions

© Rimini éditions
Que cela soit le technicien des effets spéciaux, John Richardson, qui en 1986 remportera l’Oscar pour Aliens, le retour (James Cameron, 1986), ou le grand chef opérateur, Alan Hume, qui magnifie ici les paysages grandioses des Îles Canaries et qui quelques années plus tard signera la photographie du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983). Ce n’est d’ailleurs pas le seul point commun qu’entretient Le Continent oublié avec les futures productions de George Lucas et Steven Spielberg. Car lorsque les deux héroïnes du film vont être offertes en sacrifice au dieu volcan, on ne peut que penser à Kate Capshaw vêtue de sa robe rouge dans Indiana Jones et le Temple Maudit (Steven Spielberg, 1984). Et devinez qui se cache sous la cagoule noire du bourreau?… David Prowse en personne, alias Darth Vader ! Saluons l’heureuse initiative de l’éditeur Rimini qui vient de sortir en Blu-ray Le Continent oublié dans une édition collector remplie de bonus passionnants. Et on espère que les autres films de Kevin Connor suivrons : Le 6e continent, Centre terre: 7e continent et le magnifique Les 7 cités d’Atlantis.
Alexandre Jousse