Roman Polanski, dont on ne parle malheureusement souvent que pour évoquer sa vie privée, est pourtant sans conteste l’un des réalisateurs les plus intéressants, éclectiques et doués de sa génération. Un cinéaste nomade, passionné, féru de précision, qui a toujours surmonté opposition et obstacles, créant une œuvre devenue, par hasard peut-être, le miroir de sa vie. A travers trois de ses films, Le Couteau dans l’eau (1962), Le Bal des Vampires (1967) et Le Pianiste (2002), nous allons tenter de dresser le portrait de ce réalisateur, survivant aux milles vies incroyables.
L’ÉCOLE DE ŁÓDŽ
Sorti en 1962, Le Couteau dans l’eau est le premier long-métrage de Roman Polanski. Il est produit en Pologne, dès sa sortie de l’Ecole de Łódź. Mais revenons un peu en arrière. Roman Polanski naît le 18 août 1933, et dès l’enfance, se réfugie au cinéma presque tous les jours. Les films de Walt Disney et d’Errol Flynn lui procurent ses premiers chocs culturels, bientôt suivis d’Hamlet, de Laurence Olivier. La magie et la fantaisie du cinéma l’enchantent tellement qu’il décide rapidement qu’il en fera son métier, pour en créer à son tour. Enfant acteur, il se souvient être fasciné par le rétroprojecteur de son école, et ses lumières et lentilles permettant de projeter l’image des pages de livres. Une vocation est née. Il faudra cependant un petit coup de pouce du destin pour que le cinéaste se réalise comme tel. À la sortie du lycée, Polanski tente d’intégrer l’Ecole de théâtre de Cracovie, en tant qu’acteur, et n’est pas accepté. Il essaie alors celle de Varsovie, sans plus de résultat. Au même moment, Andrzej Wajda (qui incarne le renouveau du cinéma polonais à partir de 1950, mais n’est alors qu’étudiant en cinéma), propose à Polanski un rôle dans son premier long métrage, Génération (1955). Ils deviendront amis, et le travail de Wajda influencera grandement le jeune Roman. C’est surtout grâce à lui que Polanski découvre l’Ecole de cinéma de Lodz… Polanski joue en parallèle au Théâtre National de Jeunes Spectateurs à Cracovie, où il est remarqué par Antoni Bohdziewicz, un réalisateur et professeur-fondateur de l’Ecole de Lodz. C’est lui qui encourage Polanski à s’y présenter, car « celui qui ne tente rien n’a rien », et qui soutient sa candidature après un examen final raté qui aurait pu coûter sa place à l’aspirant réalisateur. C’est ainsi que Polanski intègre l’Ecole de Łódź, y apprend son métier, et sort diplômé cinq ans plus tard, en 1959.
Si l’Ecole se trouve à Łódź et non à Varsovie, c’est à cause d’une phrase prononcée par Lénine : « de tous les arts, le cinéma est le plus important. ». Les autorités s’empressent alors de construire une école pour l’enseigner, à Łódź, la capitale étant réduite en ruines par la guerre. Cette déclaration est également la raison pour laquelle les étudiants en cinéma jouissent, dans la Pologne communiste d’après-guerre, d’une liberté bien plus grande que ceux des autres universités du pays. L’Ecole de Łódź est un lieu de paix politique et culturelle. Malgré des cours obligatoires de politisation et d’entrainement militaire, l’éducation est axée sur la réussite des réalisateurs, quitte à détourner un peu le système. Les étudiants ont donc de grandes possibilités techniques et éducatives, et peuvent accéder à de très nombreux films, notamment des films de l’Ouest interdits au grand public. Les réalisateurs polonais ne sont donc pas aussi coupés de la culture occidentale que ne l’étaient à l’époque les écrivains et les peintres ; cela a son importance, puisque Polanski, à l’instar de la future génération de réalisateurs polonais sensibles au néo-réalisme italien, préfère, lui, le cinéma occidental.

Roman Polanski à Varsovie, en 1959 © Tadeusz Rolke
S’il n’est pas particulièrement enthousiasmé par la Nouvelle Vague française (mis à part les films de François Truffaut et A Bout de Souffle (Jean-Luc Godard, 1960) qu’il considère comme des chefs d’œuvres), il admire Elia Kazan, les comédies de Keaton, Harold Llyod et Chaplin, et est fasciné par Citizen Kane d’Orson Welles (1941) auquel le nom de son groupe à l’Ecole, Groupe Welles, rend un hommage non dissimulé. Une fois son cursus terminé, Polanski entre comme assistant réalisateur dans le groupe de production Kamera. Et comme pour lui, « on apprend beaucoup sur le cinéma en regardant des films, mais on n’apprend pas l’essentiel.[…] il y a un moment où il faut se jeter à l’eau. », il décide aussitôt de faire un long-métrage cérébral et précis, prenant les lacs de Mazury pour décor. Avec Kuba Goldberg, et son ami Jerzy Skolimowski, également étudiant à Łódź, il s’attaque donc au scénario du Couteau dans l’eau (1962). Le point de départ, mettant en scène les rapports de forces entre un journaliste sportif et un étudiant autostoppeur sur un voilier, est celui d’un thriller classique, et se focalise sur les interactions entre des personnalités antagonistes réunies dans un espace confiné. Il faut savoir que pour faire un long-métrage en Pologne à cette époque, le script doit être approuvé par une commission ministérielle. Lorsque celui du Couteau dans l’eau est soumis au véto du ministère de la Culture, le projet est rejeté car il ne présente pas assez d’engagement social. Après avoir adapté son scénario en français pour tenter de faire produire son film dans l’Hexagone, Polanski revient en Pologne sur les encouragements du responsable de son groupe, remanie certaines scènes et dialogues pour augmenter ledit « engagement social », présente de nouveau son script au Ministère de la Culture, et obtient (enfin !) son accord pour commencer la production.

Roman Polanski et Jerzy Lipman sur le tournage du Couteau dans l’eau, en 1962 © DR
Mais le parcours d’obstacles n’est pas terminé : une fois le film tourné, afin d’obtenir l’autorisation de le distribuer en salles, il doit être projeté aux responsables du parti et du ministère. Ces derniers demandent alors à Polanski de résoudre la fin : le public doit savoir si les protagonistes rentrent chez eux, ou vont voir la police. Le réalisateur supprime alors deux plans pour atténuer l’ambiguïté reprochée, mais cela n’empêche une sortie plus que confidentielle en Pologne. Pourtant bien reçu par le public, le film est dénoncé par le premier secrétaire du parti communiste (qui aurait même jeté de colère un cendrier sur la télévision !) et est démonté par les critiques officiels, car il laisse supposer un climat de tension sociale et de lutte de classes que le régime communiste prétend avoir aboli. Lassé par la politique de restriction et de censure de son pays, Polanski décide de ne plus y tourner et quitte la Pologne (il n’y reviendra que pour Le Pianiste, quarante ans plus tard). «Nous faisons des films pour que les gens les voient. […] Un film est une forme d’expression, et exprimer quelque chose signifie le partager avec les autres. ». Ce faisant, il réalise un rêve de toujours, partir à l’Ouest, alors même qu’une nouvelle vague de réalisateurs de l’est commence à percer : Jerzy Skolimowski en Pologne, Milos Forman en Tchécoslovaquie, Miklos Jancso en Hongrie… À l’étranger, Le Couteau dans l’eau est accueilli avec intérêt. Il remporte le prix FIPRESCI à la Mostra de Venise, est montré au Festival du Film de New York, fait la couverture du Time, et n’est rien moins que nommé à l’Oscar du Meilleur film étranger ! Il n’en fallait pas plus pour qu’Hollywood se manifeste, et propose à Polanski d’en faire un remake avec deux stars américaines. Ce dernier refuse, revient en France, mais n’est, selon ses dires, « pas assez « Nouvelle Vague » » pour le cinéma français. Il se rend donc à Londres sur les conseils de Gene Gutowski, un producteur américain d’origine polonaise. Gutowski lui présente des maisons de production. L’une d’entre elles, spécialisée dans les films érotiques, cherche à gagner en respectabilité en finançant le jeune réalisateur acclamé par la critique. Polanski et Gérard Bach, son complice avec lequel il coécrira 10 scénarii, s’attellent alors à celui de Répulsion (1965), immédiatement suivi de Cul-de-Sac (1966), qui servira à « montrer quelque chose d’intéressant et de nouveau cinématographiquement […]. ». Dans ces films, Polanski emploie à dessein des acteurs américains (Lionel Stander) ou français (Catherine Deneuve, Françoise Dorléac), afin de souligner une distance qu’il a éprouvée, et qui existe entre les nations. De plus, les deux femmes ne sont pas à l’aise avec le fait de jouer en anglais, ce qui crée quelque chose d’implicitement perturbant que le réalisateur exploite avec satisfaction.
Le Couteau dans l’eau aura donc été le tremplin révélant Polanski au monde entier. On y trouve déjà ce qui fera la caractéristique de son esthétique : des plans extrêmement travaillés, l’emploi de la caméra subjective, des lieux clos, théâtraux, une intrigue très cérébrale, une tension bien présente, peu de personnages, et l’importance de leurs interactions : « j’ai besoin d’un sujet ou d’un personnage pour écrire un scénario. C’est le personnage le plus important, au cinéma comme au théâtre, [car] c’est ce qui reste, pas les situations. » Les relations entre les protagonistes sont au centre de son cinéma, et c’est pourquoi il préfère qu’il y en ait peu : « oins il y a de personnages, plus les relations peuvent être profondes et complexes. ». Dans Le Couteau dans l’eau par exemple, si le basculement de la réalité à l’angoisse, schéma que reprend Polanski à maintes reprises, est créé par le troisième personnage (l’autostoppeur qui s’immisce dans le couple), l’essence du drame se trouve précisément dans ce qui se joue entre la femme et son compagnon.

Poster original du Couteau dans l’eau © Zespol Filmowy
C’est aussi sur ce premier film, que Polanski apprend à (relativement) lâcher prise. Alors qu’il utilisait beaucoup les storyboards pour ses courts métrages étudiants, le réalisateur ne planifie pas ses plans avec autant de soin pour Le Couteau dans l’eau. Le tournage se fait plutôt dans l’improvisation, à l’aide de dessins basiques donnant une idée précise des plans, mais pouvant être adaptés en fonction de ce qui se passe sur le plateau. Cela deviendra le modus operandi favori de Polanski, qui n’emploiera les storyboards que pour les séquences à effets spéciaux, ou aux nombreux détails, trouvant autrement que cela limite trop les possibilités. Johnny Depp, avec lequel il a travaillé sur La Neuvième Porte (1999) dira pourtant de lui : « Roman […] colle au plus près de ce qui est écrit dans le scénario, ainsi qu’aux indications de jeu. […] Pour lui, la mise en scène est quelque chose de mathématique, de scientifique. Il est capable de réfléchir pendant vingt minutes sur un détail entrant dans la composition d’un plan, même si ce détail ne sera pas visible pas la caméra… ». Rien d’étonnant alors que lorsqu’on lui demande comment réaliser, le cinéaste réponde : « faire un film, c’est commencer par les détails, puis tout assembler. ». Son ami et producteur Bob Evans, le décrit même comme un « autocrate », ce que confirme Polanski : « il n’y a pas de démocratie sur un plateau. Le réalisateur a la vision d’un film, et c’est cela qu’il doit mettre dans la tête de tous les gens impliqués. »

Roman Polanski sur les pistes de Gstaad, en janvier 1975 © Bertrand Laforet
DU BAL DES VAMPIRES À CHINATOWN
C’est en skiant avec des amis, que s’impose soudain à Polanski une image qui sera le point de départ de son prochain film : celle d’un traineau glissant sur une montagne enneigée. Comme pour Le Couteau dans l’eau, c’est l’environnement physique, avant l’intrigue, qui s’impose à lui. Mais cette fois-ci il veut « […] faire un conte de fées, quelque chose qui serait terrifiant tout en étant amusant, mais qui serait aussi une aventure. » En 1966, pendant la promotion de Cul-de-Sac, le réalisateur, toujours avec son complice Gérard Brach, développe le script du Bal des Vampires, et signe un contrat avec le producteur américain Martin Ransohoff. Le film sera tourné dans les Alpes italiennes, en Metrocolor (cela permet d’obtenir une gamme chromatique violemment contrastée malgré un éclairage relativement faible) et Panavision. Si le rôle du professeur Abronsius, sorte « d’Albert Einstein saupoudré de neige », est écrit pour l’acteur Jack MacGowran, c’est Roman Polanski lui-même qui incarne, Alfred, son apprenti. Au sujet de la double casquette qu’il porte alors, il racontera avec humour : « Ce sont deux choses difficiles à marier. Quand vous jouez et que votre œil de metteur en scène s’aperçoit que la lumière, là, est mal placée, que votre partenaire n’a pas respecté ses marques, qu’il n’a pas bien dit sa réplique, comment voulez-vous ne pas vous déconcentrer ? Je me souviens d’une scène comme ça sur Le Bal des Vampires, où j’ai eu beaucoup de mal à passer d’un poste à l’autre. Finalement, j’ai réussi à me concentrer […] j’étais prêt à y aller. À ce moment-là, l’assistant arrive avec le clap et dit : « 5B – 74e prise ! » 74 prises ! Je ne pouvais plus jouer, c’était foutu ! Le réalisateur en moi trouvait ça insupportable et l’acteur était totalement démoralisé ! »
Pour le rôle principal féminin, le réalisateur envisage l’actrice Jill St John, mais son producteur insiste pour qu’il auditionne une certaine Sharon Tate… C’est ainsi que Polanski choisira cette jeune actrice « trop américaine pour le rôle », et rencontrera celle qui deviendra sa femme si tristement célèbre. Après un tournage mémorable enfin bouclé (en pleine saison hivernale, ils monopolisent les remonte-pentes et télécabines, et transportent des dizaines de cercueils sous les yeux des vacanciers ébahis), Polanski rencontre de nombreux problèmes avec la sortie du Bal des Vampires aux Etats-Unis. Son producteur, lors de la signature du contrat, s’était réservé le final cut, soi-disant pour le bien du film : connaissant mieux le public américain que Polanski, il aidera le film à fonctionner en effectuant des changements minimes. Seulement le changement n’est pas fait dans la mesure annoncée : Ransohoff, sans prendre la peine de regarder la version de Polanski, modifie entièrement le film.

Sharon Tate dans Le Bal des Vampires, en 1967 © MGM
Il en coupe vingt minutes, refait le doublage, puis, comme l’intrigue est devenue incompréhensible à cause des coupes, il ajoute de nouveau vingt minutes de prologue animé pour l’expliquer. Face à ce carnage, Polanski demande à retirer son nom du générique, mais son contrat ne l’y autorise pas. Coup de grâce : son producteur interdit alors la sortie du film en Angleterre, où le réalisateur avait le final cut (comme dans toute l’Europe), sous prétexte que le succès de sa version discréditerait la sienne. Le film reste fort heureusement distribué dans les autres pays d’Europe. On y retrouve l’amour de Polanski pour la précision et la perfection, à travers les effets de slapstick, et le traitement presque documentaire du sujet des Juifs orthodoxes d’Europe de l’est que sont les aubergistes. Il s’agit d’une culture tuée pour de bon par le stalinisme polonais d’après la guerre, mais qui fait partie des souvenirs d’enfance du réalisateur. Dans ce film, les personnages sans défense ne l’emportent pas sur le mal. Cette défaite se retrouve régulièrement dans le cinéma de Polanski car il est important pour lui que «le bon soit perdant, pour que le spectateur garde, en sortant de la salle, la frustration de l’injustice.». C’est une manière de marquer les esprits. Une fois de plus, les personnages féminins sont particulièrement vulnérables. « C’est féminin pour une femme d’être terrifiée –comme ça l’est pour un homme, d’ailleurs-, bien qu’un homme tentera de le cacher. Mais en réalité, tout le monde aime avoir peur. Les gens aiment être terrifiés sans qu’il n’y ait réellement de danger. La peur est très proche de l’humour. Toute peur qui n’est pas accompagnée d’un véritable danger fera rire une fois dissipée. » En effet, Le Bal des Vampires n’est pas un film d’horreur mais un divertissement, une comédie (et non une parodie), un peu romantique, fortement satirique, avec des vampires, où le drame est désamorcé avec humour. Polanski s’inspire ici des choses que l’on aime voir enfant, y instillant son sens de l’absurde et du décalage. Aujourd’hui encore, Le Bal des Vampires fait partie de ses films favoris, car il est sans prétention, amusant, et lui rappelle une période très heureuse de sa vie.

R. Polanski sur le tournage du Bal des Vampires © Bjorn Larsson

R. Polanski et S. Tate, en 1965 © Graziani/Rex Pictures
Peu de temps après, Bob Evans, le nouveau producteur de Polanski lui tend un livre d’Ira Levin, intitulé Rosemary’s Baby. Le réalisateur vient sans le savoir de trouver le sujet de son premier film hollywoodien. Il y joue de nouveau avec l’incertitude (le mari de Rosemary est-il impliqué, perd-elle la tête ?). Comme dans nombre de ses films, l’intrigue, irréaliste, est ancrée dans le quotidien ce qui contribue à plonger le spectateur dans cet état de doute et d’angoisse que Polanski trouve fascinant. Le succès retentissant de Rosemary’s Baby lance la mode des thrillers sataniques (L’Exorciste de William Friedkin en 1974 suivi de La Malédiction de Richard Donner sorti en 1976…), et lui vaut deux nominations aux Oscars en 1969, l’une pour le Meilleur Scénario adapté, et l’autre pour le meilleur second rôle féminin, que Ruth Gordon, jouant la voisine de Rosemary, remporte.C’est alors que la tragédie rattrape Roman Polanski, lui qui était si heureux avec sa femme au point de craindre que cela ne dure pas… Après le meurtre de Sharon Tate, du fils qu’elle portait, et de leurs amis, le réalisateur subit les attaques incessantes de la presse à scandale américaine, attisées par le récent succès de Rosemary’s Baby qui parle de sorcellerie. Un temps soupçonné du crime, Polanski va jusqu’à jouer au détective pour démasquer le coupable, examinant la voiture du chanteur du groupe The Mamas and the Papas à la recherche de traces de sang, ou accompagnant son ami Bruce Lee chez l’opticien après que celui-ci ait perdu ses lunettes, pour voir si elles correspondent à une paire oubliée sur le lieu du crime… Terrassé par ce nouveau coup du destin, le réalisateur se retire de la vie publique de nombreux mois. Alors qu’on le pousse à reprendre le travail, Stanley Kubrick est le seul à l’encourager à se laisser le temps de retrouver l’impulsion. Pour Polanski, c’est la mort de Sharon Tate, plus encore que le ghetto de Cracovie, qui symbolisera la ligne de partage de sa vie. Il lui rendra hommage dix ans plus tard en réalisant Tess (1979), adapté du roman Tess d’Urberville de Thomas Hardy, qu’elle aimait énormément. Le film remportera du reste trois Césars en 1980 (Meilleur film, Meilleur réalisateur et Meilleure photographie) et trois Oscars en 1981 (Meilleure photographie, Meilleurs décors et Meilleurs costumes).
Après la mort de sa femme, Polanski décide de quitter Hollywood dans l’idée de ne plus jamais revenir, mais il cèdera à la demande de Jack Nicholson et Bob Evans, et y réalisera de nouveau Chinatown en 1974. Il y fait, selon lui, part d’une ironie toute européenne, en collant un pansement sur le nez de Nicholson pendant la moitié du film. C’est un succès financier et critique, et Chinatown reçoit 11 nominations aux Oscars. C’est à ce moment-là que commence l’épopée médiatique que l’on connaît, suite aux accusations de viol sur une jeune fille de treize ans en 1977. Après jugement, Polanski passe un an en prison, mais à sa sortie, le juge revient sur son plaidoyer, et ouvre un nouveau procès afin de réinculper le cinéaste –voir le documentaire Roman Polanski – Wanted and Desired (Marina Zenovich, 2008) sur les erreurs et duplicités du procès. Le réalisateur fait alors le choix de quitter pour toujours les Etats-Unis.

Roman Polanski, en 1977 © Los Angeles Times Collection
« Peut-être est-ce ce que je recherche inconsciemment, l’exil. […] J’ai toujours vécu hors de mon pays, loin de l’endroit où je devais être.» Il écrit toutefois son autobiographie Roman par Polanski, en 1984, pour donner sa version des faits, et montrer les choses telles qu’elles étaient réellement, fatigué d’être pris en grippe par la presse qui en fait un éternel coupable. En 1989 cependant, il reprend goût à la vie en épousant Emmanuelle Seigner, qu’il a dirigée dans Frantic (1988), et qui deviendra par la suite son actrice fétiche, et la mère de ses deux enfants.
DU GHETTO DE VARSOVIE AU PARIS DE Zola
Roman Polanski, qui ne s’était jamais installé pour de bon aux États-Unis, conservant toujours une maison à Paris ou à Londres, en a rapporté, outre la technique, un regard différent sur les choses, évoquant un sens du déplacement. Le mot « décalé », revient d’ailleurs régulièrement dans ses propos, et qualifie très bien certains de ses films européens comme Le Locataire (1976), ou Lunes de Fiel (1992). C’est pourtant le décalage entre la langue parlée à l’écran, et celle des personnages, qui vaut à Polanski de refuser la proposition de Steven Spielberg de réaliser LaListe de Schindler (1993). La similarité entre le scénario et sa propre histoire le dérange également (il se déroule dans le ghetto de Cracovie, et mentionne certains de ses amis, comme le photographe Richard Horowitz). Il ne se sent, alors, pas capable de faire un bon film sur le sujet. L’approche objective de Spielberg lui semble préférable. Cependant, à la vision de La Liste de Schindler, l’idée que des allemands puissent parler anglais dans un film ne lui apparaît plus rédhibitoire… Bien qu’il ne soit pas intéressé par les connections à faire avec sa propre vie, « Je ne veux rien analyser, y compris moi-même.», il est difficile de mettre son histoire de côté en regardant Le Pianiste (2002), l’un de ses plus grands films. Alors que le livre éponyme de Wladyslaw Szpilman ne l’inspire pas de prime abord, Polanski lui donne une seconde chance face à l’insistance de son producteur et ami, Gene Gutowski (Cul-de-Sac et Le Bal des Vampires), qui a également connu le ghetto. En acceptant de faire un film sur cette période, il se refuse à l’autobiographie, mais désire toutefois pouvoir le nourrir de son expérience. « La difficulté n’était pas de travailler 10 à 12 heures par jour, mais de travailler sur une histoire si personnelle, une histoire enfouie. » Il travaille le script avec Ronald Harwood, et, pour donner vie à l’écriture succincte de Wladyslaw Szpilman, les deux hommes regardent des films documentaires reçus de Varsovie, dont les images, insupportables ravivent les souvenirs du cinéaste. Face à l’horreur, ils adoptent une attitude instinctivement positive, plaisantant à longueur de journées à coup de « combien de juifs allons-nous tuer dans la prochaine scène ? ».

Roman Polanski et Adrien Brody sur le tournage du Pianiste, en 2001 © Focus Features
Polanski sait dès le départ qu’il doit raconter l’histoire à la première personne. Cependant, dès la première séquence, le cinéaste refuse d’employer des gros plans. Il évite au maximum les effets, et tout ce qui « fait cinéma » : il faut que la caméra soit invisible, pour rester cinématographiquement fidèle au style détaché, extrêmement réaliste, du livre. Pour le réalisateur, l’essentiel est de montrer la manière dont la situation s’est détériorée petit à petit, les gens continuant de penser que les choses étaient si terribles qu’elles ne pourraient que s’améliorer. Malgré cette volonté de détachement, Polanski intègre au Pianiste ses propres souvenirs. De la construction du ghetto à laquelle il assiste enfant, à l’exécution sommaire de ses habitants, du père frappé dans la rue par un officier SS parce qu’il ne l’a pas salué, à cette rue déserte, jonchée des meubles et objets ayant appartenus aux juifs déportés en passant par les sacs en papier qu’il avait pour travail d’assembler, son expérience hante le film et ajoute à sa terrible véracité. « La scène la plus importante correspondant à mon vécu, c’est celle où un milicien polonais m’a laissé partir d’Umschlagplatz [la place où on regroupait les déportés avant le départ des convois – ndlr]. Alors que je m’enfuyais en courant, il m’a dit : « Ne cours pas, marche ! » C’est dans le film. » Le Pianiste sera nommé sept fois aux Oscars, et remportera trois statuettes : Meilleur réalisateur pour Polanski, Meilleur acteur dans un premier rôle pour Adrian Brody et Meilleure adaptation pour Ronald Harwood. Cependant, malgré les demandes, Roman Polanski ne se rend pas à Los Angeles pour la cérémonie.

R. Polanski dans le rôle principal d’Amadeus au Théâtre Marigny, en 1982 © Bertrand Rindoff Petroff

Roman Polanski et Jean Dujardin sur le tournage de J’accuse, en 2019 © Guy Ferrandis
Tout au long de sa carrière, le réalisateur, pour lequel « le théâtre est comme une thérapie, après un film. », a mis en scène de nombreux opéras (Lulu d’Alban Berg, 1974, Rigoletto de Verdi 1976, Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach 1992…) et pièces de théâtre (Amadeus de Peter Shaffer 1982 ; La Métamorphose de Franz Kafka 1988 ; Master Class, ou la leçon de chant de Maria Callas de Terrence McNally 1997 pour lequel il est nommé aux Molières…), créant même une adaptation du Bal des Vampires en comédie musicale en 1997. Peut-être est-ce cela qui le pousse à revenir, après Oliver Twist (2005), à des films plus intimistes et théâtraux (adaptation de Carnage de Yasmina Reza, de La Vénus à la Fourrure de Sacher-Masoch (2013), pour lequel il reçoit le César) avec plus ou moins de réussite. The Ghostwriter (2010), qu’il achève de sa cellule et de son chalet en Suisse après avoir été rattrapé en 2009 par l’affaire de 1977 (il est libéré en 2010), lui permet de recevoir, en plus de l’Ours d’argent de la meilleure mise en scène au Festival de Berlin 2010, le troisième César de sa carrière. C’est le premier cinéaste à réussir le triplé dans cette catégorie. Malgré de vives polémiques, le cinéaste continue donc d’apporter sa pierre à l’édifice du septième art, pour le plus grand plaisir des cinéphiles. Sa filmographie très éclectique, du film d’horreur au film en costume, du thriller à la comédie, jusqu’à son nouveau film dont le titre, J’accuse, emprunté à Emile Zola, résonne si singulièrement dans sa vie et son œuvre, est une démonstration de l’amour du réalisateur pour le septième art. C’est en effet en regardant des films qu’il trouve l’envie de recréer ce qui l’a vraiment touché. « J’essaie depuis toujours de recopier [les premiers films que j’ai aimés] et je n’y arrive pas ! » Peut-être, mais son cinéma inspire sans nul doute les réalisateurs d’aujourd’hui. Et l’on attend avec impatience ceux qui tenteront de recopier ses films sans y arriver, s’ils se révèlent aussi talentueux que lui.