Il faut un joaillier pour révéler la beauté qui se cache derrière un diamant brut. De même, il faut désormais compter sur le long-métrage de Ladj Ly, réalisateur de documentaires émérite et créateur de l’école de cinéma Kourtrajmé, pour enfin apprécier un point de vue juste et éthique sur la réalité de ces bouillons d’humanité ostracisée que sont les banlieues et qui ont continué de vivre tandis que les regards s’en détournaient. La force de Ladj Ly, c’est d’avoir su mettre en lumière la diversité qui s’exprime dans la vie des cités, sans clichés ni parti pris.
Il s’est chuchoté dans les couloirs de l’Elysée que le Président de la République himself avait été touché en plein cœur par ce premier long-métrage de Ladj Ly et qu’il en aurait été si bouleversé qu’il s’attellerait déjà à trouver une façon d’améliorer le quotidien des banlieues. Et le film déjà très politique de devenir un argument du pouvoir… Sans transition, c’est aussi l’aveu d’un premier fait inattendu : j’aurais donc eu en salle obscure la même réaction que M. Macron… Et ne sais pas trop du coup quoi faire de cette information ! Mais l’homme derrière le président, tout parallèle politique exclu, a-t-il, lui aussi, été en phase de syncope à l’arrivée du générique de fin, à force de retenir son souffle ? A-t-il comme moi tremblé de tout son corps en se prenant dans la face ce qu’il savait intimement mais n’avait jamais eu l’occasion de ressentir de plein fouet ? L’histoire ne le dit pas… Et contrairement à moi, humble spectatrice, le politicien n’a pas le choix de ses sujets de contemplation et se doit d’accorder son regard au peuple, du plus misérable au plus puissant. Si le film de Ladj Ly a eu un effet là-haut, c’est peut-être celui d’avoir posé une main ferme sur la nuque de ceux qui essayaient de détourner le regard et de les intimer à prendre conscience.
LE COEUR DU DOCUMENTARISTE, LA PARURE DU CINÉASTE
Un bon film a cette capacité stupéfiante de brouiller aux yeux du spectateur la frontière entre la réalité et la fiction, surtout lorsqu’il se fonde sur des faits réels – nombre de scènes étant la reproduction de souvenirs des expériences de vie du réalisateur dans la cité. Dans une réalisation à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Ladj Ly sublime une réalité dont peu soupçonnaient qu’elle pouvait renfermer tant de beauté. Le réalisateur prouve par l’image que le béton de la cité peut se rendre désirable, qu’on peut faire des halls d’immeuble, de leurs petits couloirs et des descentes d’escalier des lieux de vie familiers vus avec tendresse… Et filmer les blocs HLM vus du ciel, tels des rocs imposants et immuables. Par l’intermédiaire de Buzz, jeune garçon noir à lunettes (personnage incarné par le fils du réalisateur), on prend littéralement de la hauteur au-dessus du béton grâce à la caméra embarquée sur son drone, qu’il pilote pour espionner les filles qui se déshabillent devant leurs fenêtres. Dans la construction du personnage de cet enfant un peu geek s’amalgame la culture pop des années 80. On reconnait en lui et dans la horde d’enfants débrouillards qui investissent chaque recoin de la cité et inventent des jeux improbables des Goonies (R. Donner, 1985) des temps modernes. Il faudrait ici décrire dans les détails l’incroyable finesse avec laquelle Ladj Ly est parvenu à raconter l’histoire de chacun de ses personnages tout en les inscrivant dans la trame d’une fable commune, mais Michael Mann (Le dernier des Mohicans, Ali, Collatéral) s’en est déjà chargé à la sortie de la projection du film donnée lors du Festival COLCOA, la semaine du film français à Los Angeles (septembre 2019) :
L’idée de drame tournant avec les points de vue de chaque personnage qui finalement se rejoignent tout en oubliant tout jugement de valeur, ça rend le film cinétique et audacieux. Ça nous amène à ressentir le tissu même de cette réalité sociale et politique. C’est vraiment merveilleux.
Et c’est véritablement là que l’on reconnaît la patte du documentariste. Ladj Ly a fait ses classes avec le collectif Kourtrajmé, créé par Romain Gavras, son ami d’enfance Kim Chapiron et Toumani Sangaré, dans les années 90. Il a commencé comme « filmeur », de ces réalisateurs qui utilisent la caméra pour faire leur journal de bord et capturer avidement de l’image. Dans les blocs de la cité de Clichy-Montfermeil en Seine-Saint-Denis (93), lieu principal de l’action du film où il a réellement vécu, Ladj Ly a filmé sans interruption son quotidien, puis très vite, les flics et à force de faire du copwatch (surveillance de policiers), des violences policières.
J’ai fini par filmer une vraie bavure policière. À la suite de cette vidéo, une enquête a été menée par l’IGS. Je me suis saisi du sujet et j’en ai fait un court-métrage : 365 jours à Clichy-Montfermeil, qui a été sélectionné aux Césars. J’ai obtenu quarante prix. Malgré tout, lorsque j’ai voulu faire mon premier long métrage de fiction [Les Misérables – NDLR], il m’a été très difficile de trouver des finances. C’est un film qui a été fait avec des bouts de ficelles.

© Le Pacte
UN FILM DE « JEUNES À CASQUETTES »
Parmi les critiques adressées à l’encontre du film par le milieu du financement culturel, Les Misérables est qualifié de film qui « risque de ramener un public de « jeunes à casquette ». Mais était-il vraiment nécessaire d’être paranoïaque par anticipation en imaginant cet archétype du jeune de banlieue venu en salle pour le plaisir de faire du grabuge, et ce, au risque de pénaliser une œuvre importante ? La toute dernière phrase du film, extraite du roman de Victor Hugo, Les Misérables, entre parfaitement en résonnance avec cette condamnation péremptoire : « Mes amis, il n’y a pas de mauvais hommes ou de mauvaises herbes, il y a juste de mauvais cultivateurs ». A l’image des anciens du rap, dont certains sont aussi passés derrière la caméra (Kery James récemment sur Netflix avec son Banlieusards – 2019) ou Comme un aimant de Kamel Saleh et Akhenaton (Iam) sorti en 2000, Ladj Ly a voulu souligner que la banlieue avait une personnalité et qu’il fallait la considérer avec respect et la prendre en compte. Si elle a tendance à faire peur, c’est aussi à cause de cet isolement du monde extérieur. Le regard du cinéaste offre ainsi l’opportunité au spectateur de casser l’image de « zoo humain » diffusée par les médias, de dédramatiser ce qu’il s’y passe et de recontextualiser. Avec le personnage du maire (Steve Tiencheu), les immams qui agrippent les jeunes trop pressés en bas des immeubles pour leur parler de l’islam, l’organisation des enfants qui guettent sur les toits lorsque la cité se tend et que la B.A.C. approche, les gitans qui cohabitent à proximité, le ballet quotidien des voitures de flics et les marchés aux toiles colorées à ciel ouvert, on découvre une structure bouillonnante qui rend le titre même de « cité » plus factuel et valorisant que sa connotation. C’est en effet une cité, avec ses habitants et son tissu social plus solidaire que n’importe où ailleurs. On prendra le temps de regarder par ailleurs Bande de filles (2014) de Céline Sciamma pour compléter le puzzle et découvrir un autre aspect de cette banlieue, bien que très sublimée par la cinéaste, depuis un intéressant regard féminin. Le film de Ladj Ly, plus immersif, vient mettre en confrontation sans manichéisme aucun policiers ayant la main lourde sur leur façon de faire respecter l’ordre et enfants désillusionnés à force de voir les adultes se battre. Les Misérables n’est pas un film anti-policiers, en atteste le réalisateur.
Je n’ai plus 25 ans, j’ai pris en maturité. J’ai pris sur moi de ne pas faire un film trop à charge malgré les rapports très durs que j’ai eus avec les policiers et bien que j’en aie fait tomber quelques-uns. J’ai voulu faire un film qui nous rende service. J’ai même montré le film à des policiers qui nous ont dit qu’il était d’une grande justesse.
En dépit de ces noms d’oiseaux, Les Misérables triomphait déjà avant sa sortie officielle ce mercredi 20 novembre, puisqu’il a été nommé pour l’Oscar du meilleur film étranger dans le cadre de la prochaine cérémonie des Oscars, il a obtenu le Prix du Jury à Cannes cette année… Et reçu une copieuse standing ovation lors de sa projection presse à Paris.

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À PROPOS DES BOUTS DE FICELLES
Ladj Ly a accordé beaucoup d’importance à la véracité des détails et notamment à la sincérité de son casting : « Les acteurs principaux comme Damien Bonnard sont professionnels, mais les gamins ont été castés à Montfermeil » raconte le réalisateur. « J’ai voulu impliquer ma famille, mes sœurs, ma tante, mon fils, mes petits cousins. C’était important pour moi de les impliquer, et Buzz, c’est mon fils » ajoute-t-il. Côté inspiration, la référence aux Misérables de Victor Hugo est là, mais revisitée sauce banlieue comme le souligne Alexis Manenti qui joue le rôle de Chris, le flic énervé à la gâchette facile : « … sauf qu’ici, Cosette elle travaille à La Poste et elle est fatiguée » mimera-t-il avec un fort accent créole dans l’une des premières tirades du film, annonçant ainsi son personnage sulfureux. On relèvera quelques punchlines référencées glissées çà et là : « Laisse pas traîner ton fils » (chanson du groupe NTM), « C’est moi la loi ! » (Juge Dredd, 1995 ou miroir de « L’État c’est moi » prononcé en 1665 par Louis XIV ?) Le film commence avec Issa, petit garçon métisse et personnage principal autour duquel l’action vient se greffer. Drapé dans le drapeau français pour aller célébrer la victoire des Bleus à la Coupe du Monde 2018 sur les Champs-Élysées, Issa entre dans le film comme un enfant de la République, heureux. Un point de vue positif qui se rétrécit jusqu’à s’assombrir complètement. On suit l’arrivée d’un nouveau à la B.A.C., le brigadier Ruiz et son intégration d’une équipe de « baqueux » aguerris, Chris et le surnommé « Gwada », dix ans de terrain à leur actif et on découvre la cité à travers ses yeux, des yeux neufs de celui qui débarque de Cherbourg. Le véhicule de police et ses tournées permettent de glisser de tableaux en tableaux et d’une histoire à l’autre. Plusieurs scènes se succèdent, le tout rythmé par la peinture de l’enfance d’Issa dans la banlieue et de celle de ses copains.
Ces gosses, qui font de la luge dans le skatepark en glissant sur des couvercles de poubelle et pré-figurent la rébellion des adultes en aspergeant les voitures de flic au pistolet à eau sont les personnages clé de l’histoire déroulée dans Les Misérables. Le réalisateur les raconte comme on tire le signal d’alarme pour alerter sur ces générations qui ne demandent qu’à s’éveiller au monde et cesser de subir le destin de laissés-pour-compte qu’a offert la société à leurs parents jusqu’ici. Les Misérables est un monument de cinématographie et d’humanisme. Le film agrandit comme jamais auparavant le regard que l’on pourrait porter sur la banlieue, puisque, pour une fois, elle est filmée comme un grand sujet. Il donne à comprendre et à ne pas juger. La photo est impeccable, tous les effets de style sont justifiés et au service du sujet et la sincérité des acteurs est admirable. On souhaite au film de rafler quantité de récompenses bien méritées et on espère que Ladj Ly ne sera plus jamais boudé par l’industrie car son propos s’avère nécessaire pour prendre de la hauteur et donc élever le débat.

© Maxime Pourchon
Les Misérables (2019 – France) ; Réalisation : Ladj Ly. Scénario : Ladj Ly, Giordano Gederlini et Alexis Manenti. Avec : Damien Bonnard, AlexisManenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Al-Hassan Ly, Steve Tientcheu, Almamy Kanoute, Nizar Ben Fatma, Raymond Lopez, Luciano Lopez, Jaihson Lopez, Jeanne Balibar, Omar Soumare, Sana Joachaim et Lucas Omiri. Chef opérateur : Julien Poupard. Musique : Pink Noise. Production : Toufik Ayadi, Christophe Barral, Alice Girard, Michel Merkt, Sylvie Pialat et Buenoît Quainon. Format : 2,35:1. Durée : 103 minutes.
En salle le 20 novembre 2019.
Copyright illustration en couverture : Jamiel Law.
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