Charlie Chaplin, un artiste essentiel

par

Charles Chaplin

Lorsque l’on parle de Charlie Chaplin, il est impossible de dissocier l’homme de l’artiste, tant son travail s’est nourri de ses expériences, et de ses émotions. Sa vie fut semée d’embûches, qu’il a su transformer, grâce à son art, en films inoubliables. Chaplin était un observateur de la nature humaine, un touche-à-tout perfectionniste dont  les films, comme les compositions, ont toujours commencé, non par une idée, mais par une émotion. Un artiste d’une sensibilité hors norme, qui a fait d’un personnage muet son symbole de l’humanité, reconnaissable entre tous et universellement compris. Chaplin, un artiste essentiel, enfin, qui n’avait qu’un seul credo : « la seule manière de survivre c’est de rire de nos problèmes. »

charlot apprenti

En décembre 1912, Chaplin traverse l’Atlantique et se rend à New York, avec la troupe de comédiens de Fred Karno, dont fait également partie Stan Laurel (alors Arthur Jefferson), qui n’est autre que sa doublure. Chaplin la perspective de l’Amérique ravit Chaplin ; elle nourrit en lui un nouvel espoir et concrétise la possibilité d’un renouveau. Cependant, les critiques américaines ne sont pas aussi positives qu’en Angleterre. Seul Chaplin sort du lot et retient l’attention. Son personnage, qui intervient au milieu des spectateurs et non sur scène, surprend par cette liberté ; c’est un ivrogne (Chaplin a tristement eu le loisir d’intégrer les attitudes d’une personne ivre en observant son père) qui interpelle les acteurs et perturbe le spectacle. Il fait rire, et suscite l’intérêt des critiques qui le qualifient déjà de génie. Alors qu’il est en tournée, Chaplin reçoit un télégramme d’un cabinet d’avocats new-yorkais, Kessel et Bowman. Il retourne donc à la Grande Pomme en mai 1913 pour les rencontrer, pensant qu’il s’agit d’une histoire d’héritage. 

Chaplin lors de sa première tournée avec la troupe de Fred Karno, juin 1911 © Roy Export Co. Ltd

Mais la rencontre va bouleverser sa vie de manière inattendue : en effet, la firme a acheté un studio de cinéma, la Keystone, dirigé par Mack Sennett et elle propose à Chaplin un contrat de 175$ par semaine (un beau salaire pour l’époque : 3 fois ce qu’il gagne alors !), pour l’y attacher. En bon tacticien, le comédien négocie un contrat d’un an, avec l’idée de revenir au théâtre en bénéficiant de l’exposition internationale que lui aura procuré le cinéma. En décembre 1913, Chaplin quitte donc sa troupe et part en Californie faire ses débuts sur grand écran pour la Keystone. Pourtant Mack Senett ne les trouve pas concluants. Il ne reconnaît pas en ce que propose Chaplin le vieil ivrogne hilarant de la troupe Karno. Celui-ci lance alors un défi au comédien : ayant besoin d’un figurant pour le court-métrage L’Étrange Aventure de Mabel (M. Normand, 1914), il demande à Chaplin de se créer un personnage comique sur le champ, en piochant dans le vestiaire des autres comédiens. Chaplin s’exécute et cherche volontairement à ce que les tailles de son accoutrement se contredisent : pantalon large, veston trop serré, petit chapeau et grande chaussures… Se rappelant la remarque de Senett, il ajoute une moustache pour paraître plus vieux sans que cela n’entrave ses expressions, s’empare d’une canne, et fait son entrée sur le plateau… On ne voit que lui. En enfilant ce costume à la va-vite, Chaplin a sans le savoir créé Charlot, le Vagabond, silhouette reconnaissable entre toutes aujourd’hui encore. Chaplin dira plus tard que ce costume représente sa conception de l’homme ordinaire, de tous les hommes, et de lui-même. Il y associera même les caractéristiques de son personnage : sa lutte pour sa dignité (le chapeau), et sa vanité (la moustache). Cet habit improbable fait germer dans l’esprit de Chaplin une multitude d’idées dont il n’aurait jamais rêvé s’il ne l’avait revêtu. 

Avec le costume du Vagabond est apparue sa personnalité. Ce n’était pas un personnage travaillé. C’était en réalité l’alter-ego de mon père, le petit enfant qui n’a jamais grandi : en haillon, frigorifié, affamé, mais faisant toujours un pied de nez au monde.

Charles Chaplin

Mack Sennett est immédiatement enchanté par ce personnage poétique de clochard possédant les attitudes et la sensibilité d’un gentleman. Il demande aussitôt à Chaplin de tester le Vagabond dans un film complètement improvisé. Kid Auto Races at Venice (1914 – notons qu’en France, le film est nommé d’après le personnage : Charlot est content de lui-). Cela devait être à l’origine un documentaire léger sur des enfants entamant une course de chariots, mais Chaplin passe sans arrêt devant la caméra, se met milieu de la route, fait des pitreries… Le réalisateur fulmine, jusqu’à ce que la police arrive pour mettre dehors le fauteur de trouble. Le public qui assistait réellement à la course, ne la regarde même plus. Les gens ne peuvent détourner les yeux de ce drôle d’énergumène, ignorant pourtant que l’instant est historique et qu’ils sont les premiers à découvrir Charlot… Le succès du film est immédiat. La Keystone lui commande alors d’autres courts-métrages et Chaplin affine son personnage au fil des tournages. Au gré des interviews, Chaplin en dressera ce portrait : Charlot est un vagabond mis à l’écart du monde, qui essaie de le découvrir avec courage et est en lutte permanente pour être accepté par la société. Il tente d’agir en gentleman, mais reste toujours sur la défensive, et est toujours prompt à faire ce qu’il faut pour sa propre protection ; il se moque de qui tombe à sa place, tant qu’il s’en sort sain et sauf. Pour autant, il fait preuve d’une véritable sincérité dans ses émotions. C’est une âme libre, d’une innocence et d’une envie d’aimer, d’un ridicule et d’une tristesse intacts. S’il devient la star incontestée du box-office, sa liberté, son anticonformisme, en font un personnage transgressif pour l’époque, et certains américains commencent à s’interroger sur Chaplin, son créateur… En 1917, trois ans après la création de Charlot, son interprète, devenu le comédien le plus en vue d’Hollywood, a joué dans pas moins de soixante courts-métrages et changé deux fois de producteur. Chaplin charge alors son demi-frère Sidney, venu le rejoindre de Londres, de négocier ses contrats. En véritable homme d’affaires, ce dernier s’occupe de tout.

© DR

l’homme du peuple

Nous sommes en 1917, Chaplin joue et réalise ses films. Il tourne sans scénario, part seulement d’une idée, et imagine les enchainements possibles en direct, sur le plateau. Il apprécie énormément cela, car rien n’est figé, tout peut évoluer. Son cinéma, c’est celui du mouvement, où le personnage et la vie sont essentiels, et non l’intrigue. Il conservera cette manière de tourner aussi longtemps qu’il le pourra car cela nourrit son sens créatif. C’est ce désir prégnant de liberté qui déclenche chez lui celui de devenir millionnaire. Il recherche succès et argent, non pour le profit mais pour l’opportunité de s’exprimer sans entrave, et comme il l’entend. C’est pourquoi il refuse de faire des films pour des cinémas qui chargeraient plus de 5 cents l’entrée ; il ne veut pas trahir son public : « je suis du peuple, et c’est pour lui que je crée plus que pour toute autre classe ». En juin, Chaplin est contacté par une grande compagnie new-yorkaise, la First National Pictures qui souhaite lui commander 8 courts-métrages. Il faut dire que le comédien est alors sacré « l’homme le plus drôle d’Amérique » et le personnage de Charlot connaît un succès sans précédent, les magasins allant jusqu’à proposer des produits associés au personnage pour profiter de sa notoriété. Mais Chaplin semble ne toujours pas avoir conscience de sa propre célébrité, jusqu’au trajet qu’il effectue vers New York pour négocier son contrat. Pendant tout le voyage, les gens s’amassent le long des voies ferrées, et ce n’est pas à une autre star qu’ils font signe comme il l’imagine au début ; c’est bien pour l’acclamer lui, Charlie Chaplin, que la foule s’est déplacée ! Lorsque les négociateurs de la First National arrivent dans leur chambre d’hôtel, c’est Sidney qui défend les intérêts de Chaplin, alors caché avec son violon dans la salle de bain à la demande de son frère qui ne supportait plus de l’entendre –mal- jouer pour tuer le temps… Et il lui obtient le million de dollars désiré !

© Collection Lobster Films

© Roy Export Company

Cet argent lui permet de réaliser enfin sa vision artistique en toute indépendance. Chaplin fait construire son propre studio à Hollywood, dont l’architecture des bureaux, et les décors des plateaux s’inspirent du Londres de son enfance. C’est à ce moment qu’il embauche son plus fidèle bras droit, Roland Totheroh, le caméraman qui le suivra pendant 38 ans et lui transmettra l’art de filmer. Cette période verra le Vagabond se développer. D’un personnage libre, réagissant à l’instinct pour trouver l’essentiel (nourriture, chaleur, abri) dans les années Keystone, Chaplin en fera un être plus complexe, une sorte de Pierrot qui n’évoluera plus seulement dans les limites du slapstick.Au même moment se propage à Hollywood une rumeur de fusion entre les firmes Paramount et First National, qui leur garantirait une puissance sans égale, et le contrôle de l’industrie cinématographique puisqu’ils rétrograderaient commercialement et artistiquement les stars. Chaplin, ses meilleurs amis le couple d’acteurs Douglas Fairbanks et Mary Pickford, le réalisateur D.W. Griffith et William S. Hart bluffent en annonçant la fondation de leur propre compagnie pour assurer leur indépendance. Ils agissent alors sur les conseils de Sidney, qui leur assure que cela bloquera la fusion car sans stars, la nouvelle compagnie, si grosse soit elle, n’obtiendra aucun de contrat. Ils n’ont, en réalité, aucune intention d’aller plus loin. Et pourtant… Le 15 janvier 1919 tous sauf Hart signent leur déclaration d’intention de créer une organisation pour produire et diffuser leurs propres films : « nous pensons que cette étape est absolument nécessaire pour protéger le […] public des dangereuses combinaisons et trusts qui leur imposeraient des productions médiocres et du divertissement à la chaine ». Le 5 février, la société de distribution et de production United Artists est créée. Son nom est délibérément choisi en réponse à l’intention de dévaluer les artistes, car les associés savent alors représenter « l’élément le plus important de l’industrie cinématographique ».

du rire aux larmes

La vie privée de Chaplin n’est pas au beau fixe lorsqu’en 1918, il est forcé d’épouser Mildred Harris, une aspirante actrice de 16 ans, car cette dernière prétend être enceinte de lui (la jeune fille étant mineure, la justice considère qu’il y a viol s’il elle n’est pas mariée, et Chaplin encourt jusqu’à 50 ans de prison). La vie professionnelle de l’artiste accuse le coup en conséquence. Marié à une femme qu’il n’aime pas et qui l’a manipulé (elle n’était pas réellement enceinte), Chaplin perd alors toute inspiration. Pour noircir encore le tableau, l’année suivante, l’enfant qu’il attendait avec Mildred Harris meurt, trois jours après sa naissance. Néanmoins, de ce drame naîtra le désir de faire jouer un enfant, et par là même, l’un de ses plus beaux films. Lorsqu’il découvre Jackie Coogan, 4 ans, dans un numéro de music-hall, le garçonnet l’émeut tellement qu’il l’embauche le soir même pour l’une de ses productions : Une Journée de plaisir (1919).

Mildred Harris © Zuma Press

La spontanéité et l’émotion que véhicule l’enfant, stimulent l’imagination de Chaplin, et c’est ainsi que surgit l’idée de The Kid, son premier long-métrage. Dans ce film, le Vagabond se retrouve soudain responsable d’un enfant. Chaplin puise dans ses souvenirs d’enfance, et dans le sentiment d’abandon qui les imprègne pour le réaliser.  Alors que le tournage se termine, le réalisateur subit une nouvelle épreuve : en août 1920, Mildred Harris l’accuse d’avoir déserté le domicile conjugal, et demande le divorce pour cruauté extrême mentale et physique. Ses avocats réclament les bobines du Kid en guise de pension. Chaplin dissimule alors les négatifs dans des boîtes à café, et s’enfuit à travers l’Amérique avec ses plus fidèles collaborateurs, allant parfois jusqu’à s’habiller en femme pour ne pas être reconnu et échapper aux huissiers. C’est lors de cette cavale digne des meilleurs scénarios que le film est monté, au gré des chambres d’hôtel. Après une longue bataille judiciaire (et médiatique), le divorce est enfin prononcé en novembre 1920. The Kid est sauvé. Lorsque le film sort en salle, c’est un triomphe inimaginable, et le premier grand succès de Chaplin. Il est deuxième au nombre d’entrées de l’année 1921, et bat un record, étant vendu dans 50 pays dans les trois années suivantes. Le public y découvre une dimension dramatique qui n’existait pas alors chez Chaplin. On rit, toujours, mais les larmes ne sont jamais loin…

© Charlie Chaplin Productions

Cette ligne créatrice mêlant avec génie drame et comédie, Chaplin la conservera dans La Ruée Vers l’Or (il dira dans ce film employer le drame pour atténuer la comédie, à l’inverse de ce qui se fait habituellement). Alors que son contrat avec la First National se termine (il ne réalisera plus de courts-métrages), Chaplin lance la production de La Ruée Vers l’Or, la première comédie qu’il tournera pour United Artists en 1924. C’est un projet pharaonique pour l’époque : tourné en décors naturels, avec plus de 600 figurants, pour un budget de 925 000 dollars, c’est le film le plus cher de l’année. Chaplin y remploie ses grands thèmes (amour, faim, pauvreté, et appât du gain), et souhaite y montrer la dualité de l’être humain, un individu détestable peut être charitable le lendemain, dans d’autres circonstances (voir le personnage de Big Jim). Sans doute est-ce un sujet qu’il commence à maitriser, car sa vie personnelle vient de nouveau perturber le tournage. Lita Grey, une jeune actrice pour laquelle Chaplin avait créé le personnage de l’ange tentateur du Kid, est engagée pour le rôle principale féminin de La Ruée Vers l’Or. Mais elle tombe enceinte de Chaplin pendant le tournage, et doit abandonner le rôle à Georgia Hale. Le réalisateur souhaite qu’elle avorte, mais la famille s’y oppose. Il épouse donc Lita sans amour en novembre 1924, afin d’éviter une fois de plus la prison. Deux ans plus tard, se sentant délaissée, Lita demande le divorce, ainsi qu’un million de dollars et la garde de leurs deux enfants, accusant publiquement Chaplin de violence conjugale. Le divorce est prononcé en août 1927, et elle obtiendra la garde, et la quasi-totalité de la somme demandée. C’est également pendant le tournage de La Ruée vers l’Or que Chaplin intente des procès envers les nombreux comédiens qui le plagient.

Il gagne l’exclusivité de son personnage, de son costume, et… De son nom, et est désormais le seul à avoir le droit de les utiliser dans l’industrie cinématographique. Lorsque le film sort en salle, le critique H.O. Thompson du United News remarque que les tourments affectifs nourrissent indubitablement l’inspiration artistique de Chaplin. « Il réalise son meilleur travail lorsque les émotions l’assaillent ». Il est vrai que l’émotion est le véhicule de prédilection du réalisateur qui souhaite, dans ses films, pousser le public à comprendre à travers ce qu’il ressent, et non ce qu’il apprend. « Il est facile de juger, ce n’est pas simple de comprendre » ; Chaplin fait sans doute déjà référence ici aux poursuites aveugles dont il commence à faire l’objet de la part du gouvernement américain… Son film suivant, Le Cirque (1928) est sans doute celui qui est le plus éloigné de la véritable vie de Chaplin. Mais son dévouement au rôle qu’il incarne est toujours aussi total, puisqu’il va jusqu’à apprendre l’équilibrisme et le maitriser parfaitement, pour une scène de quelques secondes à l’écran…

© David Merveille

vers un cinéma politique

En octobre 1927, soit un an avant même la sortie du Cirque, c’est la révolution à Hollywood avec la sortie du Chanteur de Jazz, le premier film parlant de l’Histoire ! L’industrie du cinéma saisit immédiatement l’importance économique de cette nouveauté, et, en trois ans à peine, c’est l’avènement du parlant.  Les films muets ne fonctionnent plus, et Le Cirque est le premier échec commercial de Chaplin. Malgré cela, la Grande Dépression de 1929 qui conduira de nombreux studios à fermer épargnera celui de Chaplin. Mais face à l’échec du Cirque, et au succès du cinéma parlant, Sidney Chaplin propose à son frère d’arrêter le cinéma. Devant le refus de Charlie, celui-ci repart, seul, en Europe. Chaplin se retrouve alors seul face à une question essentielle : le personnage de Charlot peut-il parler ? Son mode d’expression, c’est son corps, son visage… Pour l’acteur, l’action surpasse de loin le discours : « [elle] est plus généralement comprise que les mots. Le frémissement d’un sourcil, si imperceptible soit-il, peut transmettre plus qu’une centaine de mots ». De plus, il n’aime pas sa voix, et continue de croire à l’avenir du cinéma muet, pensant que le parlant ne durera pas.  C’est pourquoi, son nouveau film, Les Lumières de la Ville (1931), ne contient toujours aucun dialogue. Cependant, Chaplin décide d’y ajouter une bande sonore synchronisée, et commence à en composer la musique, en novembre 1930. Ses méthodes sont assez peu conventionnelles car il ne sait pas écrire la musique; il fredonne et siffle les mélodies, que le compositeur Arthur Johnston transcrit en partition. Le réalisateur, par un pied de nez qui lui est propre, utilise tout de même le son pour faire rire et se moquer du cinéma parlant, lors de la scène d’ouverture où il remplace les paroles d’un discours par un son de kazoo. Les Lumières de la Ville est le premier film muet à sortir depuis des années… Et deviendra même le troisième plus gros succès de 1931 ! Aussi dans le magazine Life lira-t-on : « le muet, si c’est Chaplin, ça reste de l’or ». George Gerhard, du Evening Post, quant à lui, soulignera une magnifique évidence liée au refus du parlant du réalisateur : « [à la vision du film,] une pensée extraordinaire s’impose : Charlie est le dernier acteur de cinéma restant au monde qui a toutes les nations pour public et le monde entier comme marché ». 

© Roy Export Company Ltd.

En février 1931, Chaplin part promouvoir le film en Asie et en Europe, afin de retrouver l’inspiration… Les plus grandes personnalités, de Churchill à Gandhi, se bousculent pour le rencontrer. Les Lumières de la Ville confirme son succès à l’étranger, et rapportera plus de trois fois son budget de 1,5 millions de dollars. En mars 1931, Chaplin visite l’Allemagne. Et si le peuple lui fait un triomphe, la presse nazie le prend en grippe. Ce n’est pas nouveau, puisqu’on y traite dès 1926 Chaplin de juif. Son amitié avec Albert Einstein (présent à la première des Lumières de la Ville) ne fait que mettre le feu aux poudres, et en 1933 lorsque les Nazis publient un livre avec une liste de supposés juifs devant être exécutés, le nom de Charlie Chaplin y figure en bonne place. Bien qu’il ne soit pas juif, Chaplin refusera catégoriquement de démentir cette affirmation erronée, car nier être juif reviendrait à jouer le jeu des antisémites. C’est également lors de ce voyage en Allemagne, que des caricatures commencent à fleurir, comparant Charlot et Hitler, avant même la prise de pouvoir de ce dernier. Certains articles insinuent même qu’Hitler se serait inspiré de la moustache de Charlot pour tailler la sienne. Cela irrite Chaplin, mais l’idée fera bien évidemment le chemin que l’on sait… Lorsque Chaplin revient aux Etats-Unis en juin 1932, le pays subit toujours la Grande Dépression, et le chômage est au plus haut. L’artiste comprend désormais l’impact de son cinéma, et il veut à travers lui éveiller les consciences. Il se rappelle alors une visite des usines Ford en 1923, où ce qu’il a vu a nourri chez lui un ressentiment puissant envers les machines. Alors qu’elles devraient servir à produire en grande quantité sans effort, améliorant ainsi le quotidien des travailleurs, la logique de production de masse ne permet pourtant pas l’accès à tous aux biens les plus universels, et génère, bien au contraire, de la misère. Chaplin décide donc de faire de son prochain film une satire des temps modernes. 

Chaplin et Churchill, en 1929 © Roy Export Company Ltd.

Chaplin et Gandhi, en 1931 © Douglas Miller/Topical Press Agency

« Je voulais dire quelque chose à propos des temps présents. […] Notre mode de vie est standardisé, canalisé, et les hommes se transforment en machines. » Il ne souhaite pas faire de leçon, juste réussir à instiller de l’humour dans une situation délirante dont tout le monde souffre. Charlot symbolisera ici les millions d’ouvriers subissant les émeutes, le chômage, et les grèves liés à la Dépression. Tout comme pour son précédent film (et tous les suivants), Chaplin compose la musique des Temps Modernes, et la célèbre chanson de Charlot où il fredonne un charabia incompréhensible sur l’air d’une chanson de 1917 « Je cherche après Titine». L’enregistrement par l’orchestre dirigé par Alfred Newman est titanesque : 65 musiciens, et des heures de reprises parfois pour une simple mesure. Chaplin compose comme il réalise, c’est un perfectionniste, et le tempo doit coller précisément à l’action. Autre spécificité des Temps Modernes : Chaplin rencontre sur ce film Paulette Godard, actrice de 21 ans, avec laquelle il vivra une incroyable histoire d’amour qui transparaitra à l’écran puisque, pour la première fois, à la fin, Charlot ne part plus seul… Malgré cette fin des plus optimistes, la sortie du film souffrira des prises de positions politiques de Chaplin. Quelques temps auparavant, il a en effet encouragé à la radio les américains à participer activement pour le bien de tous au National Recovery Administration (un programme du New Deal du président Franklin D. Roosevelt permettant aux industries de créer un code de « concurrence loyale » pour mettre fin à une concurrence destructrice, tout en aidant les travailleurs en fixant un salaire minimum et un nombre d’heures hebdomadaires de travail). Les Temps Modernes sera en conséquence accusé d’être un film communiste avant même sa sortie. Il en résultera un bannissement du film par les nazis en Allemagne, et les fascistes en Italie. Aux Etats-Unis, en réaction à l’aspect politique du film, l’accueil en salle est mitigé, bien que Chaplin  affirme n’avoir eu « pour seule intention que de faire rire » car il n’a «absolument pas de but politique en tant qu’acteur ». 

Après le succès très discutable des Temps Modernes, Chaplin réalise qu’il ne peut continuer de faire des films muets, et cela l’inquiète car il est conscient que son génie et sa force résident dans la pantomime. «Une chose est sûre. Je ne parlerai jamais [en tant que Vagabond]. Si je parle dans un film, ce sera un type de personnage complètement différent. » La solution, il la trouve avec le jeu de double qui servira de point de départ à son prochain film, Le Dictateur. Le petit coiffeur, double du Vagabond, restera plus ou moins silencieux, tandis que son Hitler (sic) lui permettra d’haranguer la foule et de parler autant qu’il le souhaite. Pour la première fois, Chaplin fera un film à partir d’un scénario complet, incluant des dialogues, qu’il mettra deux ans à écrire. Le tournage commence en 1939, au moment où la guerre éclate en Europe. Les États-Unis refusent alors d’y prendre part, la tendance est à l’isolationnisme, et l’on voit plutôt d’un bon œil la montée du nazisme en Allemagne, car c’est une alternative au communisme… Le projet de Chaplin dérange. En outre, le Bureau des Affaires étrangères britannique s’inquiète de ce que le film ne crée des tensions entre l’Angleterre, et l’Allemagne et l’Italie. Les producteurs Hollywoodiens d’origines juives, quant à eux, craignent que le film ne leur attire les foudres d’Hitler. C’est finalement le président Roosevelt qui, entendant parler du problème, soutiendra Chaplin et s’assurera de la diffusion de son film.

© United Artists

Chaplin est plus que jamais déterminé à faire ce film, l’enjeu n’est plus simplement cinématographique, il est nécessaire de se moquer d’Hitler. Pour camper son alter ego Hinkel et pour créer décors et costumes, le comédien s’inspire d’une série de photos du dictateur et des films de propagande nazie. Mais lorsqu’on lui fera remarquer, une fois son costume enfilé et sa moustache posée, qu’il ressemble étrangement à Hitler, Chaplin aura cette célèbre répartie : « C’est Hitler qui me ressemble ! ». Lors de la sortie du film, fin 1940, l’intention politique de Chaplin est une fois de plus mal reçue. Les critiques n’apprécient pas le discours final du film, où le réalisateur prend soudainement la parole. Il s’oppose d’ailleurs à la demande des producteurs de rendre ce discours moins emphatique, car il y expose sa propre conviction qu’un nouvel humanisme vaincra la barbarie des dictatures.  « J’ai pensé qu’il était plus important de faire ce discours que de rester dans le personnage du coiffeur. Il faut se battre pour la liberté. » Ce discours, le président Roosevelt lui demandera de le déclamer de nouveau, lors du concert d’inauguration de son troisième mandat, le 19 janvier 1941. Si le film est nommé pour 5 Oscars, sa sortie est interdite en France, et en Allemagne (mais il est prouvé qu’Hitler se l’est procuré !). A Londres, en revanche, c’est un succès. Chaplin aura bravé les pressions politiques et économiques pour faire ce film, car, pour lui, le monde avait plus que jamais besoin de rire. Le Dictateur aurait pourtant pu ne jamais voir le jour, car Chaplin dira quelques années plus tard, que s’il avait su les véritables horreurs des camps de concentration allemands, il n’aurait pas pu le faire. Est-ce parce qu’il a associé le personnage à Hitler ? Ce film est le dernier dans lequel il incarnera le rôle du Vagabond… Le succès mitigé du Dictateur sera contrebalancé par la ressortie de La Ruée vers l’or en version parlante, dont Chaplin enregistre la narration et la musique en 1941. Le film est un triomphe.

© Everett Collection

L’homme à abattre

En 1943, Charlie Chaplin rencontre celle qui sera l’amour de sa vie, Oona O’Neill, 17 ans. Il l’épouse quelques mois après leur rencontre. Mais une nouvelle attaque vient ternir le tableau : Joan Barry, une actrice de 23 ans, accuse Chaplin d’être le père de son enfant. L’acteur a effectivement eu une relation avec elle, qui s’était rapidement arrêtée car elle était instable (elle est arrêtée deux fois pour harcèlement). Pour comprendre ce qui se trame alors, il nous faut revenir quelques années en arrière. A la fin des années 40, la chasse au communisme est officialisée par le sénateur McCarthy. Chaplin est en ligne de mire, ayant manifesté contre les excès du capitalisme industriel dans Les Temps Modernes, et prononcé un discours, en 1942, appelant le gouvernement américain à ouvrir en Europe un second front pour soutenir l’armée russe contre les allemands commençant ainsi : « Camarades !  Je ne suis pas un communiste, je suis un être humain.». Il ne fallait pas plus que ce malencontreux « Camarades ! » pour permettre à J. Edgar Hoover, le patron du FBI, de mettre Chaplin sur écoute et interroger son entourage. Il faut dire que ce dernier le surveille attentivement depuis vingt ans, depuis que l’artiste a éveillé les soupçons en refusant de prendre la nationalité américaine alors qu’il a fait fortune dans ce pays ; il ne peut pas être un bon américain puisqu’il refuse de le devenir. C’est pourquoi les Services d’Immigration enquêtent parallèlement sur tous les aspects de la présence de Chaplin sur le territoire américain.

Cependant l’artiste n’a encore rien fait d’illégal. Mais le cas Joan Barry donne un nouvel angle d’attaque au patron du FBI, qui supervise l’affaire personnellement. Il a retrouvé une obscure loi fédérale interdisant à un homme de faire voyager une femme à des fins immorales : le Mann Act. Or, Chaplin est bien allé à New York avec Joan Barry sans l’avoir épousée ; il est donc passible de 23 ans de prison ! Le FBI s’attache la presse conservatrice pour discréditer Chaplin. Les ligues féministes, antisémites, et anti-guerre appellent au boycott des films de Chaplin, et lancent des pétitions contre l’artiste dans l’espoir qu’il soit déporté pour turpitude morale. Cette demande est appuyée par Joan Barry lors du procès qu’elle intente contre Chaplin en février 1944, poussée par le FBI. Elle l’accuse d’avoir conspiré à la priver de ses droits et lui demande de reconnaître la paternité de sa fille. Mais les jurés acquittent l’artiste, déclaré non coupable de violation du Mann Act, et dont la paternité est réfutée par un test sanguin. Cependant, Joan Barry fait appel de cette décision, et la preuve est rejetée lors d’un second procès en appel. Chaplin, déclaré coupable, doit donc verser une pension à l’actrice jusqu’à la majorité de sa fille.

Charlie Chaplin et Joan Barry à la Cour de Los Angeles, le 29 décembre 1944 © Fox Photos/Hulton Archive

Chaplin répond à cette persécution par M. Verdoux (1948), un film dans lequel il incarne un homme qui épouse des femmes fortunées pour les assassiner… L’idée lui est soufflée par Orson Welles qui lui dit, lors de la première de Citizen Kane en 41, que Landru ferait un rôle dramatique parfait pour lui. Chaplin voit dans le sujet la possibilité d’une comédie, et celle d’un véritable changement. Mais on reprochera au film d’être outrageusement transgressif envers l’ordre moral (le Code de production étant encore en vigueur). M. Verdoux est censuré et interdit dans plusieurs états. De plus, le public est frileux à l’idée de voir les films de Chaplin, accusé de communisme, de peur d’être taxé de sympathisant… C’est un échec. Pour le réalisateur, sa seule véritable erreur tenait de l’identification impossible du public avec son personnage était impossible. Pourtant André Bazin voit en M. Verdoux la fin du chemin du Vagabond. Pour le critique, le film donne une nouvelle signification au monde de Chaplin. Il est vrai que l’existence de l’artiste s’apprête à être bouleversée à jamais, car, malgré l’absence de preuves, la campagne anti Chaplin porte ses fruits : en 1950, on ne parle plus de ses films, et sa présence n’est plus souhaitée à Hollywood…

Orson Welles et Charlie Chaplin © DR

Charlie Chaplin dans Monsieur Verdoux, en 1947 © Charles Chaplin Productions

Chaplin se coupe alors du monde, et se retire dans sa villa auprès de sa femme et de leurs enfants. C’est là qu’il crée son film le plus autobiographique, Les Feux de la Rampe (1952), l’histoire d’un artiste de music-hall déchu, d’un « vagabond comédien », qui n’arrive plus à faire rire les gens… Le film est tissé de liens évidents avec sa propre vie : ses parents étaient, comme les personnages principaux du film, une jeune danseuse et un artiste alcoolique. L’actrice qui interprète le rôle principal ressemble énormément à Oona, ses propres enfants jouent de petits rôles, et il reprend de nombreux détails de sa mère, et de son amour de jeunesse… Chaplin va même jusqu’à réemployer des vêtements qui lui appartenaient alors !  La musique lui donne ici du fil à  retordre, car il doit composer un ballet qui dictera la danse que l’on verra à l’image. Auparavant les choses se faisaient à l’inverse, la musique illustrant simplement l’image. Il mettra deux ans à développer l’histoire car il souhaite faire de ce film, le plus grand de sa carrière. Il l’ignore encore, mais ce sera le dernier qu’il tournera aux États-Unis… Septembre 1952, Chaplin vogue vers l’Angleterre, où a lieu la première des Feux de la Rampe. Hoover lui tend alors un piège. Le 19 septembre, l’artiste reçoit un message des Services de l’Immigration : son visa de retour aux États-Unis lui est refusé à cause de ses positions politiques et turpitudes morales. Il n’est pas banni et peut encore revenir sur le sol américain, seulement, pour obtenir son visa de retour, il doit recommencer toutes les démarches officielles, et surtout, subir un interrogatoire par le FBI. Or, le Bureau Fédéral a retrouvé une ancienne amie que Chaplin aurait forcée à avorter. S’il nie les accusations sous serment, et qu’on arrive à prouver sa culpabilité, le FBI pourra l’inculper. Et s’il admet, il sera officiellement expulsable des États-Unis. Dans tous les cas, Hoover remportera la partie. Bien que le retour de Chaplin en Angleterre soit triomphal, dès son arrivée, le MI5, les services secrets britanniques le surveillent et rendent des comptes au FBI. Il n’est pas le bienvenu sur son sol natal… De l’autre côté de l’Atlantique, son film n’est projeté quasiment nulle part, n’étant pas sorti dans les grandes villes, car il est considéré comme une activité anti-américaine. Face à tant de persécution, Chaplin choisi alors l’exil. Déjouant les attentes d’Hoover, il s’installe en Suisse avec sa famille, et ne retournera pas aux États-Unis. En mars 1955, il vend ses parts de United Artists, coupant les derniers liens qu’il avait avec ce pays. Il prend cependant une fois de plus partie, en écrivant une lettre à la demande du Comité d’urgence pour les Libertés Civiles afin d’aider les citoyens mis sur liste noire par le Comité des Activités Anti-américaines.

Charlie Chaplin pris d’un violent fou rire sur le tournage des Feux de la Rampe, en 1952 © W. Eugene Smith

Charlie Chaplin et Claire Bloom sur le tournage des Feux de la Rampe, en 1952 © W. Eugene Smith

Chapeau l’artiste !

Un Roi à New York (1957) est le premier film que Chaplin réalise en Angleterre. Son actrice principale, Dawn Addams, est menacée publiquement de voir sa carrière aux États-Unis réduite à néant si elle persiste à jouer dans le film. Elle ne cède pas. Cette première oeuvre réalisée sur le sol britannique se présente comme une vigoureuse satire anti-américaine dans laquelle Chaplin répond de manière véhémente aux attaques dirigées contre lui. En conséquence, le film ne sera jamais projeté aux États-Unis, et Hoover demande même au gouvernement suisse de mettre la maison de Chaplin sur écoute, une surveillance qui durera jusqu’à sa mort. Mais cela n’est pas suffisant. Les États-Unis cherchent encore à le poursuivre, en demandant à Chaplin de payer des taxes sur ses revenus générés en Europe jusqu’en 1955, sous prétexte qu’il était encore résident américain. Ils l’avaient pourtant empêché de revenir sur le territoire dès 1952… Dix ans après Un Roi à New York, Chaplin sort son dernier film, La Comtesse de Hong-Kong dans lequel jouent deux des plus grandes vedettes de l’époque : Marlon Brando et Sofia Loren. Pourtant, le film reçoit un accueil très mitigé. Chaplin continue cependant d’écrire des scénarios, et de retravailler la musique de ses films. 

Au début des années 1970, son oeuvre ressort en salle. C’est alors comme si le monde prenait enfin conscience de son génie visionnaire. Il reçoit soudainement une avalanche de prix dans le monde entier : Légion d’Honneur à Cannes en mai 1971, Oscar d’honneur en mai 1972, Lion d’Or à la Mostra de Venise en septembre 1972… Il est même anobli par la Reine d’Angleterre trois ans plus tard ! Toutes ces récompenses éveillent un regain d’intérêt pour Chaplin, son studio est déclaré monument national par la ville de Los Angeles, et Hollywood lui accorde son étoile sur le Walk of Fame. Cependant, il ne remettra les pieds dans cette ville qu’un fois, après moult hésitations, pour récupérer son Oscar, face à une foule en délire qui lui fait une standing ovation de plusieurs minutes. Chaplin meurt le 25 décembre 1977, après avoir transmis à sa nombreuse progéniture une éducation sans faille, mais aussi son amour de la comédie, et des costumes… Aujourd’hui encore ses enfants et petits-enfants font partie du paysage cinématographique, télévisuel, et théâtral, continuant ainsi de transmettre la magie chaplinienne à leur manière. 

Charlie et Oona Chaplin avec l’Oscar à l’aéroport de Londres, le 13 avril 1972 © Keystone/Getty Images

Quant à nous, nous ne pouvons que vous conseiller de vous émerveiller devant Le Cirque Invisible, un spectacle mis en scène en mars 2020 au Théâtre du Rond-Point par Victoria Chaplin, quatrième fille de l’artiste, et son époux Jean-Baptiste Thierrée. Et si, d’aventure, vous croisez une ressortie d’un film de Chaplin au cinéma, inutile d’hésiter : courez-y ! L’émotion qu’il transmet bouleverse, aujourd’hui encore, petits et grands, dans le monde entier, comme au premier jour. 

Copyright photo de couverture : Charlie Chaplin sur le tournage du film A Dog’s Life, en 1918 © Roy Export Co. Ltd