C’était le 4e jour du confinement. C’était un dimanche gris et humide, et mon quartier, Montmartre, n’était plus que l’ombre de lui-même. Désespérément silencieux, vidé de ses touristes, triste comme jamais. Triste comme je l’étais. En flânant, mélancolique, dans ses rues au hasard, je finis par me retrouver face à l’épicerie Collignon. Et c’est à ce moment-là que l’évidence me frappa. Il fallait revoir Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (J-P. Jeunet, 2001). Alors que Paris ne ressemblait plus vraiment à Paris, le moment semblait idéal pour revoir ce film qui met en scène une capitale pas tout-à-fait réelle, un peu fantasmée et formidablement hors du temps. Quel meilleur remède à la mélancolie ?
Retour en arrière. Le 25 avril dernier, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain fêtait ses 19 ans. En ce mois d’avril 2001, le World Trade Center était encore debout. La France avait déjà gagné la Coupe du monde, mais Zidane n’avait pas encore donné son coup de tête à Materazzi. Les lofteurs allaient faire leur entrée sur M6 le lendemain. Bref, le monde allait plutôt bien. Devant la caméra de Jean-Pierre Jeunet, à qui l’on devait déjà Delicatessen (1991), La cité des enfants perdus (1995) et Alien, la résurrection (1997), on découvrait un nouveau visage au regard espiègle et au sourire enjôleur : Audrey Tautou. Et les pérégrinations montmartroises de cette jeune actrice n’ont pas tardé à conquérir le cœur des spectateurs français qui seront plus de 8 millions à aller la découvrir en salles ; mais aussi à l’étranger, puisque le film rassemblera en tout plus de 30 millions de spectateurs dans le monde. La recette paraît plutôt simple : une « girl next door« , serveuse à Montmartre, qui décide, le soir de la mort de Lady Diana, de se mêler de la vie des autres, le tout accompagné de la voix-off d’André Dussolier et de la musique de Yann Tiersen. Dit comme ça, ça peut même paraître simpliste. Ça ne l’est pas. Le talent de Jean-Pierre Jeunet se glisse dans les détails, dans la photographie, dans les couleurs, dans la justesse des sentiments de ce conte intemporel.
Un fantasme si réaliste
Dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, tout paraît à la fois très réaliste et complètement vintage, comme les photos couleur sépia qui traînent chez mamie. Il y a ce traitement de l’image si particulier, tout en vert et jaune, bien sûr. Il y a le kilo de lentilles à 22 francs. Il y a l’omniprésence des cabines téléphoniques, qui sont d’ailleurs un élément central à bien des moments de l’intrigue, mais ce n’est pas tout. C’est un monde dans lequel les gens se parlent, s’entraident, se sourient. On vient se lover dans cet univers comme dans un plaid bien chaud, doux et rassurant. Ce quartier et ses habitants sont à la fois si proches et si loin de notre quotidien. Ils sont tous très seuls et pourtant très soudés. « C’est l’angoisse du temps qui passe qui nous fait parler du temps qu’il fait », comme le dit le poète raté incarné par Artus de Penguern. En ces temps de confinement, cette phrase résonne de manière encore plus forte qu’à n’importe quel autre revisionnage. On se reconnaît un peu dans tous ces personnages. On se plaît à rêver de vivre dans ce Montmartre-là. Jean-Pierre Jeunet filme la Butte avec tellement de tendresse que le moindre plan sur des poulets rôtis ou sur une machine à malaxer la guimauve devient poétique. Il y a dans les films de Jeunet, comme dans ceux de Wes Anderson, quelque chose de la maison de poupée. Chaque objet, chaque décor, chaque rayon de soleil, tout est parfaitement en place et pourtant, ce n’est jamais artificiel. Tout est profondément vivant. Et on découvre ou redécouvre avec délice de nouveaux détails à chaque fois que l’on revoit le film, comme autant de petites assiettes en porcelaine peintes de fleurs dans des vaisseliers miniatures.

© Claudie Ossard Productions/UGC
un conte des rues
On aimerait tous avoir la générosité d’Amélie, qui aide l’aveugle à traverser le quartier. On sait qu’on ne le fera sans doute jamais. Mais, alors que ça pourrait être énervant de voir tant de bonté, c’est l’inverse qui se produit. Elle est à la fois la fille qu’on aimerait être et la copine qu’on voudrait avoir. Elle est drôle, généreuse, mais aussi un peu fucked-up. Elle nous fait rire et pleurer. Elle est audacieuse et créative. Et si on ne rêve pas de servir des verres à un comptoir, on rêve évidemment de son histoire d’amour avec Nino. Là encore, rien n’est logique, rien n’est vraiment réaliste, et pourtant, on ne peut s’empêcher de se dire que si, bien sûr, c’est possible et ça peut nous arriver aussi. Et pourquoi on ne pourrait pas, nous aussi, vivre un jeu de pistes géant dans Montmartre avec un Matthieu Kassovitz qui nous embrasse à la fin ? Et si Amélie Poulain était une princesse moderne, l’héroïne d’un conte qui n’est plus seulement sauvée par le prince charmant mais qui a pris son destin en main pour le rencontrer vraiment ? Et si les contes (de fées) les plus forts, ceux qui nous touchent le plus étaient ceux qui semblent se dérouler dans nos rues ? Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain donne à voir tous ces détails qui nous paraissent insignifiants mais qui font parfois le bonheur d’un instant, d’une journée ou d’une vie. Ramasser le sucre avec son doigt sur une table de bistrot. Glisser ses mains dans un sac de grains. Faire des ricochets sur le canal Saint-Martin. Tous ces gestes dont nous sommes privés en ce moment et qui nous manquent si cruellement. Comme Philippe Delerm, Jean-Pierre Jeunet se fait ici poète du quotidien. Et comme si les montrer ne suffisait pas, André Dussolier, de sa voix douce et chaude, nous les raconte. Le tout, souligné par la musique de Yann Tiersen. Le réalisateur dessine avec ce film une véritable narration à trois niveaux, inséparables et qui se renforcent mutuellement. Même si la plupart des morceaux de Yann Tiersen que l’on entend dans le film ne sont pas des compositions originales, ils lui sont désormais à jamais liés. Dans ces temps d’isolement, de confinement, de repli sur soi, de peur de l’avenir, plus que jamais, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain fait chaud au cœur et à l’âme, nous rappelle l’importance des liens qui nous lient à nos amis, notre famille, parfois même nos voisins. Il nous appelle à lever les yeux et à réaliser la beauté de ce qui nous entoure… Souvenez-vous de cette parfaite réplique adressée par un enfant à Nino : « Quand le doigt montre le ciel, l’imbécile regarde le doigt. »
Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001 – France et Allemagne) ; Réalisation : Jean-Pierre Jeunet. Scénario : Jean-Pierre Jeunet et Guillaume Laurant. Avec : Audrey Tautou, Philippe Beautier, Régis Iacono, Andrée Damant, Franck Monier, Jean Rupert, Robert Gendreu, Karine Asure, André Dussolier, Ticky Holgado, Matthieu Kassovitz, Isabelle Nanty, Rufus, Jamel Debbouze, Yolande Moreau, Dominique Pinon et Artus de Penguern. Chef opérateur : Bruno Delbonnel. Musique : Yann Tiersen. Production : Jean-Marc Deschamps, Claudie Ossard et Helmut Breuer – StudioCanal. Format : 2.39:1. Durée : 122 minutes.
Sortie en salle le 25 avril 2001 puis le 9 janvier 2002 en VHS.
Copyright illustration de couverture : Petit Lion Productions/Claudie Ossard Productions/UGC.