Un enfant attend : ce film de John Cassavetes que personne ne veut aimer

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Lorsqu’on évoque John Cassavetes, ce sont souvent les mêmes murmures qui l’entourent. Cinéaste de génie, acteur de renom (Rosemary’s Baby, Furie), c’est à lui qu’on doit notamment Une femme sous influence (1974), Husbands (1970) ou encore Opening Night (1977) – pour ne citer qu’eux. On connaît parfois moins « l’autre Cassavetes », ce réalisateur qui fit ses armes à la toute fin des années 50 et qui commença à déployer sa carrière d’auteur dans les années 60, en construisant un cinéma qui lui est propre, au plus près des personnages, un cinéma du temps qui s’écoule lentement, un cinéma où l’amour au sens le plus littéral du terme occupe le devant de la scène. Son troisième long-métrage, Un enfant attend (1963), contient en germe les principaux thèmes qui émailleront sa filmographie. Le récit de sa genèse aide à comprendre le chemin que s’est frayé son auteur dans le paysage du cinéma américain.

À la mort de John Cassavetes en 1989, le critique Jacques Siclier surnomme le cinéaste dans les colonnes du Monde « le grand indépendant ». C’est dire si la majorité de la filmographie de ce dernier a été produite en dehors du système des grands studios hollywoodiens. Portant également la casquette de producteur, Cassavetes a souvent mis un point d’honneur à se financer seul, du moins de manière marginale, prônant un cinéma de la débrouille et du bricolage. Un enfant attend fait cependant exception à la règle – presque toujours respectée [John Cassavetes fera une dernière embardée avec Gloria en 1980, ndlr]. Le long-métrage, envisagé d’abord par le colosse Paramount, est finalement financé par United Artists, studio hollywoodien plus sensible à la problématique auteurisante. Censé offrir une plus grande place à la figure du metteur en scène, Cassavetes se frotte pourtant à une équipe de production très réfractaire à ses choix de réalisation. Le film marquera d’ailleurs l’interruption de sa collaboration avec les studios, une parenthèse extrêmement courte puisqu’elle ne couvre que deux films de sa filmographie : Too Late Blues financé par la Paramount (1961) et Un enfant attend, donc.

L’ENFANT MALAIMÉ DE JOHN CASSAVETES

Sur le papier, Un enfant attend présente un casting hollywoodien parfait. En tête d’affiche, Judy Garland, célèbre Dorothy du Magicien d’Oz (V. Fleming, 1939), mais aussi Burt Lancaster, alias « Mister Muscles and Teeth », l’homme aux muscles et au sourire d’enfer. C’est donc sur une dimension narrative que le producteur Stanley Kramer et le réalisateur vont se disputer, une différence de points de vue qui aura raison de la collaboration entre Hollywood et Cassavetes puisque le producteur aura le dernier mot, symbole de la difficulté encore tenace pour la scène cinématographique hollywoodienne de faire confiance à la vision d’un auteur.

Le film, qui raconte le parcours et l’arrivée du jeune Reuben dans une institution dédiée aux enfants « retardés » (c’est dire la stigmatisation des troubles mentaux qui fait encore rage à l’époque), est vu par le producteur comme une fatalité. Pour simplifier, il y aurait la norme et les « autres », ces marginaux anonymes tenus à l’écart d’une société « saine » qui ne veut pas s’encombrer de ses malades. John Cassavetes plaide pour une toute autre perspective, diagnostiquant un accès de démence à ce système social hygiéniste.

Si le final cut est ainsi accordé au producteur, le film reste malgré tout un objet d’une sensibilité folle, notamment au travers du personnage plein de tendresse de Judy Garland, ici dans le rôle d’une musicothérapeute qui essaie de considérer les enfants comme des êtres sensibles et dotés d’une acuité rare plutôt que comme des sujets pathologiques. Hélas, ces tentatives sont contrebalancées par un regard parfois méprisant à l’égard de ces jeunes garçons, symbolisant la complexité des rapports entre producteur et réalisateur. Est-ce cette friction, cette tension, cette oscillation toujours constante qui aura raison de l’échec commercial du film ? Un enfant attend ne jouit toujours pas de la même popularité que les autres films de Cassavetes ni auprès de son public ni auprès des critiques…

LA MÉTHODE CASSAVETES

Un enfant attend pourrait être considéré mineur s’il ne portait en lui les germes d’une méthode rigoureuse que le cinéaste appliquera à chacun de ses films. Pape du « cinéma-vérité », John Cassavetes s’immisce dans un microcosme en s’attachant à le décrire le plus précisément et au plus près de la réalité. Il enquête donc en amont directement sur le terrain en s’entretenant notamment avec des enfants souffrant de troubles mentaux et en visitant des institutions spécialisées. L’objectif est clair : malgré les remontrances incessantes de Kramer, le cinéaste entend rendre une véritable humanité aux récits d’enfants, victimes d’une société (parfois même d’un entourage proche) intolérante, voire sectaire.

La vision de la maladie mentale chez Cassavetes annonce le grand amour de John Cassavetes pour les weirdos, ceux qui naviguent comme ils le peuvent dans un fleuve hostile où la normalité est légion et où ceux qui s’en écartent sont pointés du doigt. Cassavetes consacrera toute sa filmographie à ces marginaux, au sens le plus noble du terme. À cet égard, on peut citer le personnage de Gena Rowlands dans Une femme sous influence (1974) aux prises avec un mal-être qui la hante et l’empêche d’être cette mère bien sous tout rapport, entre crises d’anxiété, épisodes maniaques et dépressifs qui la fragilisent. Dans Love Streams (1984), dernier film de Cassavetes, elle endosse également le rôle d’une mère jugée pour « trop aimer » (lui reproche-t-on simplement de « trop exister », avec trop d’intensité ?) tandis que son frère, joué par le cinéaste lui-même, est en proie à un alcoolisme ravageur. Un film-testament, dont le making-of résume bien les obsessions de Cassavetes. Gena Rowlands, son actrice mais aussi épouse à la ville, évoque au cours de ces cinquante minutes d’entretiens et d’images de coulisses la fascination du réalisateur pour ceux qu’elle nomme les « wackos » : « John a une grande affinité pour les personnages perçus par le monde comme fous, cinglés ou du moins excentriques. »

La réponse et la solution aux jugements extérieurs, aussi fleur bleue et simpliste semble-t-elle, serait ainsi l’amour. C’est en tout cas ce qu’entend le cinéaste quand il énonce son credo : « Avoir une philosophie, c’est savoir aimer et de savoir à qui donner cet amour.  On ne peut pas le donner à tout le monde […] à moins d’être prêtre ou pasteur […] Mais les gens ne vivent pas comme ça, ils vivent avec de la colère, de l’hostilité, des problèmes […] d’immenses déceptions dans leurs vies […] Ce dont tout le monde a besoin, c’est donc de se demander quand et comment aimer pour savoir comment vivre. » « Love is not enough », lance Burt Lancaster dans Un enfant attend. Suffisant peut-être pas, mais un prérequis indispensable chez Cassavetes pour donner du corps, du cœur et un sens à ses personnages. Un amour parfois contrarié, dont le cinéaste s’amuse à pousser la définition dans ses retranchements, à questionner ses limites et son caractère inconditionnel. L’amour surtout porté à ceux que le cinéma n’a pas toujours voulu aimer.

Copyright photos : United Artists.