Top Secret à la Cinémathèque : l’acteur, ou l’espion qui venait du cinéma

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Depuis une semaine à la Cinémathèque de Paris, l’exposition Top Secret nous éclaire sur la fascination du cinéma pour l’espionnage et ses protagonistes. Un amour contraire, voire à sens unique, entre l’art du regard et le geste ultime de la dissimulation. L’espionnage est l’idéal possible du cinéma : toute une vie, une vraie, de faux-semblant et de mise en scène. Fantasme absolu, puisque mortel. Car enfin, si un acteur rate, il refait, s’il échoue devant son public, on le hue. L’échec est un danger de mort pour l’espion, ou pire encore, pour quelqu’un d’autre. L’exposition recense tout le panorama de cette histoire de l’ombre qui n’a pas fini de façonner l’Histoire. Elle montre le lien de ces trajectoires où le jeu compte autant et parfois plus que la vie. 

« Drôle d’endroit pour une rencontre », est en quelque sorte la première pensée qui vient à l’esprit avant même d’entrée dans l’exposition Top Secret.  Le titre suggère un intriguant mélange d’ironie et de réalité bien comprise, et ne dit pas autre chose que l’incongruité de la situation. Si le cinéma s’accorde parfois à sa mise en demeure dans une gloire patrimoniale, l’espionnage, lui, n’a rien à y faire tant il incarne le système impérieux et implacable de l’anonymat comme seul patronyme. On le sait la CIA, au moment du décès d’un de ses agents, ne grave sur le mur qu’une simple étoile rejoignant la constellation de destins pour lesquels comme le dirait John le Carré : « Tout le travail est fondé sur la théorie d’après laquelle l’ensemble importe plus que l’individu ». Il n’y a ni noms, ni visages, ni dates que des légendes.

L’espionnage est un art de l’apparence dévoué au secret non pas révélé mais transmis. À l’inverse, le cinéma est la terre fertile du discours par le dévoilement. L’un est un « vrai-mentir » où tout se joue dans le hors-champ d’une réalité dissimulée, et l’autre un « mentir-vrai » où l’on cherche à rendre le monde plausible, à déployer les liens invisibles des récits. Forcément, cet espion, est peut-être plus que le criminel, l’objet d’un fantasme inégalé, d’un désir profond non pas de faire tomber les masques mais de s’y cacher. L’agent tend à dire au cinéma « attrape-moi si tu peux » et le cinéma a très vite saisi sa chance. L’ombre de l’espion devint très tôt captive de cette lumière qui pourtant lui est interdite. Le cinéma est apparu après la littérature comme l’outil au plus-que-parfait pour raconter cette « chanson de geste » aussi rocambolesques que vénéneuse de ces êtres aux multiples identités, de cet héroïsme renfermé dans la double écriture.

LES VESTIGES DE L’ESPIONNAGE 

Top Secret inventorie, ainsi, toutes les possibilités de ce jeu pour le jeu – et pour la mort – et décèle sans trop en dire la concordance des temps qui fait de ces deux entités, des semblables. Pour aller vite et faire simple, on parlerait du cinéma comme d’une mise en conte de l’espionnage où des individus procèdent au travestissement, passent une bonne partie de leur vie à mentir, et ne semblent vivre que sous le mot d’ordre « action ».  Ils sont la matérialisation parfaite du « Je est un autre ». À la différence nette, que si l’un le fait aux yeux du public dans un temps suspendu, l’espion tient son rôle tout le temps et d’abord vis à vis de lui-même.  Alors de salles en salles, on flâne en rêvant bien sûr à être incognito dans cette histoire d’amour toujours renouvelé du cinéma pour son alter ego fatal, l’espionnage. Et, si l’on n’ignore pas que James Bond est une créature invraisemblable, ce personnage, inventé presque en offrande au cinéma par Ian Fleming, est devenu en retour l’incarnation flamboyante de la fable à laquelle chaque agent voudrait croire. On s’éprend de tous les objets qui l’entourent. Ils gisent avec d’autres, tels des figurants dépouillés de ce monde de l’étrange meurtrier. Ils sont là, du parapluie bulgare où se cache un poison au matériel d’enregistrements de la Stasi, utilisés dans le film La vie des autres. (F. H. von Donnersmarck, 2006) Ainsi sorti de l’écran, ils ressemblent à d’inquiétants vestiges. Ils nous plongent dans un état paradoxal où l’on sourit maladroitement devant l’ingéniosité sans limite de l’homme pour en mettre d’autres hors d’état de nuire.

Paradoxe toujours, quand il s’agit de regarder les actrices qui ont interprétées les femmes de ce jeu de clair-obscur. Ici, ce n’est pas tant un hommage, qu’une tentative de réintroduire le rôle déterminant du féminin dans cette toile d’araignée. Car c’est bien le féminin qui abat ses cartes.  Elles ne furent pas de simples faire-valoir, et l’érotisme dont elles sont les « maîtres » nous rappellent, s’il le fallait, combien le corps est un abîme implacable quand il s’agit de faire tomber les hommes. Leurs vigilances ne tenaient pas la route devant le désir suscité par ces Mata Hari ensorcelantes. L’intelligence masculine se prosternant aux pieds des talons aiguilles. La misogynie serait si profonde qu’on ne soupçonnerait jamais ce qui se cache derrière l’évidente beauté d’une Heidi Lamar. La femme, l’URSS l’avait si bien compris qu’elle en fit sa signature, est l’atout central et non-accessoire de toute mission.

Top Secret n’est pas une exposition ludique ou pire encore, sur un tel sujet, pédagogique, elle est une sorte de jeu de miroirs, celui que l’on nomme de Venise, où l’on se voit en trois exemplaires désaxés les uns des autres. Ici, on est entouré d’informations apparemment déconnectées qu’il faudra relier par des fils imaginaires. On nous invite à déceler après coup les évidences. On nous place en quelques sortes dans une enquête qui a pour mission non pas de tenir en échec un pays voisin, ni même de débusquer un contre espion, mais de nous confronter aussi au cinéma en tant qu’objet de manipulation qui sous son air divertissant pourrait reprendre à son compte les mots de Joseph Conrad dans L’Agent secret : « La seule chose qui nous importe est le degré d’émotion qui agite les masses. Sans émotion, il n’est pas d’action. »

« Top Secret : cinéma et espagionnage », du 21 octobre 2022 au 21 mai 2023 à la Cinémathèque de Paris, plein tarif à partir de 12 euros, réduit à partir 9,50 euros.

Copyright photos : MGM.