Soit dit en passant, Woody Allen : les anti-mémoires d’un paria

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Woody Allen Soit dit en passant Apropos of nothing livre

Woody Allen fait le bilan de sa prolifique carrière depuis les planches jusqu’à l’écran, en passant par la musique et la littérature. Que reste-il ? Juste un type de l’Upper East Side pas vraiment à sa place dans un « univers violent et dénué de sens », un « comique sans un neurone d’intelligence qui adore faire des films » et dont il ne devrait guère rester grand-chose d’ici quelques siècles. C’est du moins la pilule que le « paria » de la scène culturelle puritaine américaine essaie difficilement de nous faire avaler dans ses anti-mémoires, publiées par une éditrice franco-américaine spécialisée dans la promotion des ouvrages « licencieux » au pays du Premier amendement.

DIEU, SHAKESPEARE & WOODY

« Dieu ne joue pas aux dés avec l’Univers. » A la célèbre assertion prononcée par Einstein lors d’un congrès sur la physique quantique, un petit juif binoclard newyorkais rétorque devant son téléviseur : « Non, il joue juste à cache-cache. » Woody Allen se prendrait-il pour Dieu lorsqu’il esquive les caméras braquées sur lui à la sortie du tribunal en 1992 ? « Il faut bien prendre exemple sur quelqu’un ! » Mia Farrow, sa future ex-compagne, l’accuse d’attouchement sexuel sur leur fille adoptive, Dylan.  Le non-lieu prononcé, les scribouillards doivent se contenter du seul os qu’on leur laisse ronger : l’histoire d’amour entre Woody Allen et une autre de ses filles adoptives, Soon-Yi Previn, alors âgée de 22 ans. Chacun y va de son mot sur l’épouse bafouée par un adepte des « perversions interstellaires » qui se paie en plus ( !) sa thérapie sur le dos du public. D’aucuns s’amuseront à leur suite à décoder sa filmographie à l’aune des théories fumeuses échafaudées par la presse à scandale. Ces histoires pleines « de bruit et de fureur » ne distraient en revanche pas davantage Woody Allen. Sa verve demeure intacte. Sa créativité stimulée, du moins par un tour d’Europe. C’est l’époque de Match Point (2005), celle de Scarlett Johansson, sa nouvelle muse « sexuellement radioactive » qu’il ballade de Londres à Barcelone. Hollywood, il en a fait son deuil. Mieux : il l’accuse de transformer ses ordures en émissions télé depuis Annie Hall (1976). Tout au plus l’y surprend-on un soir en 2002, au Kodak Theater de Los Angeles, où l’on projette un hommage à New York. Dylan Farrow blâmera plus tard Hollywood de participer à la « culture de l’acquiescement », elle-même dénoncée par son frère, Ronan, dans une enquête à charge contre Weinstein publiée par le New Yorker (2017). L’industrie culturelle américaine se pique alors d’épuration, sans se payer le luxe de séparer le bon grain de l’ivraie. Les chaînes de télévision passent en boucle la chute d’un caïd (Harvey Weinstein) ; les réseaux sociaux deviennent des tribunaux populaires improvisés.  Passent à la trappe indistinctement Kevin Spacey, Louis C.K. et Woody Allen, chacun à leur tour invisibilisés, loi du talion oblige. Le premier disparaît d’un film comme par magie (Ridley Scott le remplace par Christopher Plummer dans Tout l’argent du monde) ; le film du second (I Love You, Daddy) des écrans, et le dernier de l’industrie culturelle tout court. Amazon prive en effet le public américain d’un dernier jour de pluie à New York avec le cinéaste, les éditeurs de la publication de ses mémoires, Apropos of nothing. Entamé en 2003, le « compte rendu complet de [la] vie, à la fois personnelle et professionnelle » de Woody Allen atterrit 17 ans plus tard chez Grand Central Publishing, filiale américaine du groupe Hachette…  Qui vient de publier le dernier livre de Ronan Farrow, Catch & Kill.  Le journaliste, lauréat du prix Pullitzer, reproche à son éditeur « un manque fou de professionnalisme », et se refuse désormais à travailler avec lui, comme une poignée d’employés du groupe qui battent le pavé par solidarité avec les « victimes des agressions sexuelles ».

Grand Central Publishing renonce à une publication aussi « délicate » moins d’une semaine après avoir soulevé un tollé retentissant dans l’antichambre médiatique de la culture puritaine. Car oui, c’est bien aux États-Unis que l’American Library Association classe chaque année les dix livres les plus censurés dans les écoles et les bibliothèques. A titre indicatif, To Kill a Mockingbird de Harper Lee, lauréat du Prix Pulitzer en 1961, y figurait encore en 7e position il y a trois ans. A croire qu’un seul court vol d’oiseau ne le sépare de l’inoffensif Apropos of nothing… Défier l’ordre établi, la française Jeannette Seaver en a fait son affaire. L’éditrice d’origine française a défié la censure avec son mari dès les années 60 en publiant Genet, Kerouac et le marquis de Sade au pays de l’oncle Sam. Le désistement de Hachette est « inadmissible » affirme-t-elle depuis New York dans une interview du Point datée du 24 mars dernier. Soit dit en passant n’a rien non plus d’une affaire de morale pour Manuel Carcassone, directeur chez Stock. La preuve : l’éditeur peut aujourd’hui s’enorgueillir d’accueillir l’œuvre d’un « paria » dans son catalogue.

© Aby Baker/Getty Images

MÉMOIRES D’UN SCHLEMIEL

Voilà pour « la vision globale », du moins celle dont se réclame Larry David dans Whatever Works (2009). Le reste appartient à l’histoire de Woody Allen, soit dit en passant… D’ordinaire peu prolixe au sujet de son œuvre et de sa vie privée, le cinéaste s’essaie à démêler les fils d’un destin tordu. On pourra ainsi distinguer trois livres disséminés au gré de ces quelques 400 pages : l’autobiographie d’un « analphabète misanthrope », un règlement de compte façon O.K. Corral adressé à Mia Farrow et sa clique, et enfin l’essai comique nonsensique d’un schlemiel [un « maladroit », N.D.L.R.] doué d’un remarquable talent narratif. Du premier grand chapitre, les « philes » de tous poils – cinéphiles et allénophiles – espéreront tirer quelques sages enseignements. Lecteurs, passez votre chemin : Woody Allen ne vous prodiguera pas les enseignements d’une carrière longue de plus d’un demi-siècle. Le jeune Allan Stewart Konigsberg ne s’intéressait ni à Julien Sorel ou à Raskolnikov. Les héros de son enfance s’appellent Batman, Donald Duck et… Lucky Luciano, père du crime organisé aux États-Unis ! Les gangsters le fascinent même peut-être plus que les super-héros. Gangs of New York, c’est d’ailleurs le seul livre que possède son père, qui fricottait lui-même avec la mafia. Allen nous surprend aussi par le portrait de jeune athlète qu’il brosse de lui en évoquant ses talents au basket et base-ball. A l’époque où l’Amérique se prend de passion pour Babe Ruth, Joe DiMaggio et Mickey Mantle, le jeune garçon s’éprend d’un tout autre genre de Mickey : Mickey Spillane, l’auteur d’En quatrième vitesse porté à l’écran en 1955 par Robert Aldrich. C’est sans doute sa cousine Rita qui lui fait découvrir ce film. Cette « blonde dodue » de 5 ans son aînée lui ouvre en effet les portes du monde sophistiqué de Manhattan dont Hollywood abreuve les spectateurs dans les années 30 et 40. Très vite, l’enfant ne rêve plus que de penthouses, de cocktails et de smokings pendant ses longues heures d’école buissonnière. Le magazine Photoplay devient ainsi son manuel scolaire de prédilection pour comprendre ce monde « de l’autre côté du fleuve ». Woody s’en souviendra plus tard dans La Rose Pourpre du Caire (1985), et son héroïne mélancolique éprise de mélos dans lesquels le champagne coule à flot. Cette lubie n’est bien sûr pas pour plaire à sa mère, désespérée de voir un enfant si intelligent gâcher son temps au cinéma. Si Woody Allen montre également un certain talent pour la prestidigitation, leitmotiv majeur de sa filmographie, le piètre élève qu’il fut ne mettait pas à profit son talent pour escamoter ses mauvaises notes. « Comment un enfant avec un Q.I. si élevé peut être un pareil idiot fini ? » On croirait presque une réplique extraite de Radio Days (1987), évocation à peine voilée de son enfance que prolongent aujourd’hui ses mémoires.

Woody Allen et Mia Farrow sur le tournage de La Rose pourpre du Caire, en 1985 © Orion Pictures Corporation

La famille recomposée de Woody Allen dans Radio Days, en 1986 © Orion Pictures Corporation

Car oui, comment donc expliquer la trajectoire d’un gamin obsédé par Bob Hope devenu par la suite un réalisateur à succès ? L’auteur s’en remet au hasard et à la chance, voire à l’innocence feinte – le soupçon subsiste encore – pour déconstruire le mythe de l’intellectuel à lunettes qui lui colle à la peau. Les jours froids d’hiver l’amènent à se réfugier « par accident » au MoMa où l’attendent les pommes de Cézanne et les grands boulevards de Pissaro. Encore un artiste élevé à « l’école de la vie » ? Woody Allen apprend plus de l’homo cretinus en regardant ses professeurs qu’en les écoutant ânonner leurs leçons. L’autre grande comédie, Humaine, il la lira à l’adolescence par pur opportunisme, histoire de voler un baiser aux jeunes filles séduites par les raffinements de l’esprit. Le jeune homme fait ainsi ses classes avec Balzac, Tostoï et « toute la bande », se laisse séduire par la vie de jazzman afro-américain et finit en « dramaturge des années 30 prisonnier dans le corps d’un comique de stand-up ». Soit dit en passant, éloge de l’ignorance ? Le cinéaste n’a jamais caché sa méfiance envers la caste des intellectuels. « Tout ce qui vaut d’être su ne s’acquiert pas par l’esprit » assénait autrefois Woody Allen à Diane Keaton dans Manhattan (1979). On le soupçonne en outre de prendre un certain plaisir à nous révéler ses goûts (Faulkner, Kafka, Tourgueniev), à dézinguer des grands classiques, et à feindre son ignorance par la même occasion. Ainsi prétend-il n’avoir jamais lu Ulysse de Joyce, vu aucune version d’Une étoile est née et ne pas comprendre l’extase que provoque la scène du globe dans Le Dictateur de Chaplin. Le style allénien puise plutôt son inspiration dans les montagnes de la Borscht Belt dont le réalisateur nous fait le récit pittoresque, à l’époque où il alternait stand-up et missions de one-liners pour des comiques en panne d’inspiration. Ses camarades de scène s’appellent Mel Brooks, Mike Nichols, Elaine May et Garry Marshall. Le hasard continue de faire son grand œuvre à son insu et lui fait rencontrer les hommes qui vont « faire » sa carrière : ses managers Jack Rollins et Charles H. Joffe, le producteur Arthur Krim, le monteur Ralph Rosenblum, et le chef opérateur Gordon Willis. Les deux premiers l’aident à le propulser des nightclubs aux plateaux de tournage, cédant à la moindre de ses fantaisies jusqu’à réaliser un premier long-métrage sans aucune expérience, avec le très convoité director’s cut (Prends l’oseille et tire-toi, en 1969). Le troisième, un fan de la première heure, a produit une quinzaine de ses films pour la United Artists. Le quatrième lui apprend à les réécrire en salle de montage. Le dernier, qu’il décrit comme un Beethoven colérique, apporte la lumière nécessaire à sa mise en scène à partir d’Annie Hall. La saga « sans saveur » de Woody Allen se double en prime d’un véritable bottin mondain : ses parties de poker sur le tournage de Casino Royale avec ses voisins de plateau, les « Douze Salopards », sa visite du Manoir Playboy, ses soirées chez Elaine’s en compagnie de Simone de Beauvoir, ses essais culinaires avec une émule de Julia Child, sa rencontre manquée avec Cary Grant (à l’origine du scénario de Minuit à Paris), etc. La fausse modestie du personnage décidément verni se fissure néanmoins à mesure qu’il s’adonne à un name dropping prestigieux. Woody Allen « s’étonne » en effet de compter ses modèles, dont Groucho Marx, Fellini et Bergman, parmi ses admirateurs. Loin de se cantonner à l’anecdotique, Soit dit en passant donne également l’occasion à l’artiste névrosé de porter des jugements expéditifs sans concession sur sa filmographie partagée selon lui entre des fiascos (Manhattan et Hollywood Ending), des coups d’essai (Intérieurs et September) et deux ou trois réussites, parmi lesquelles Match Point et Coups de feu sur Broadway.

Au fil des chapitres s’esquisse ainsi le portrait d’un artiste hanté par l’échec, persuadé d’être incapable de pondre un chef d’œuvre dans la veine d’Un Tramway Nommé Désir. Ses mémoires décevront enfin les attentes des apprentis réalisateurs en l’absence de  considérations sur l’écriture cinématographique. Allen révèle une routine créative, entre des sessions d’écriture sur sa vieille machine à écrire et des tournages de longs plans séquences, une prouesse technique que son manque de concentration en plateau rendrait presque accidentelle. S’il impute ses échecs à sa fainéantise crasse, on lui reconnaîtra la sincérité de sa démarche, certes empressée, dont une poignée de collaborateurs ont fait les frais. Car oui, voici le livre d’un homme qui a congédié de son plateau Christopher Walken, Sam Shepard et Haskell Wexler, coupé au montage Alan Arkin et Vanessa Redgrave. Soit dit en passant ne prétend donc rien d’autre sous la plume d’Allen que de raconter la vie « dépourvue de sens » d’un américain moyen préoccupé par son taux de glycémie, d’un clarinettiste du dimanche, d’un schlemiel tout juste bon à produire quelques bonnes saillies pour éviter de penser au sexe et à la mort.

Woody Allen à Las Vegas, en 1966 © Bill Ray

SECRETS ET MENSONGES

« Ne critique pas la masturbation ! C’est faire l’amour avec quelqu’un que j’aime ». La réplique, extraite de Hannah et ses sœurs (1986), suffirait presque à synthétiser le rapport de Woody Allen au sexe. Oui, presque, puisque Soit dit en passant lève le voile sur l’éducation sentimentale d’un cinéaste passé entre les mains de cinq psychologues tout au long de sa vie, sans parvenir à se débarrasser de ses névroses d’adolescents. Allen évoque avec une verve jubilatoire les premiers émois que provoquent les « blondes faciles » malmenées par Bogart et Cagney, ses premiers rencards « foireux » avec les jeunes bohèmes des années 50, sa première expérience maritale désastreuse – une « agonie » de six longues années -, ses relations successives avec les comédiennes Louise Lasser puis Diane « Hall » Keaton – une excentrique « qu’on croirait habillée par Buñuel » -, et enfin le chapitre Mia Farrow, douloureux préambule à sa vie de couple heureuse avec Soon-Yi Previn depuis bientôt trente ans. Mettons d’emblée les choses au clair. Non, Woody Allen n’a pas épousé son propre enfant. Non, Woody Allen n’a pas échappé à la justice. Non, Woody Allen ne cultive pas une passion sordide pour les jeunes filles. Comme son nom l’indique, Soon-Yi Previn est bien la fille adoptive du compositeur André Previn et de Mia Farrow. Woody Allen s’est produit volontiers devant un juge du tribunal de New York en 1992 pour répondre d’une accusation d’agression sexuelle classée sans suite, et donc sans procès, en l’absence de dossiers compromettants. Louise Lasser, Diane Keaton et Mia Farrow n’ont en moyenne qu’une dizaine d’années de moins que le cinéaste. Si certaines de ses descriptions laissent planer le doute ici et là – Allen compare en effet ses amours de jeunesse à de « délicieux petits kumquats » ou encore Mariel Hemingway, sa jeune partenaire à l’écran dans Manhattan à une « déesse blonde athlétique » – le récit des années passées auprès de Mia Farrow et sa tribu balaient d’un revers de la main le moindre soupçon à l’égard d’un « monstre » qui se surprend lui-même en père aimant. Mieux, le cinéaste dresse le bilan d’une carrière placée sous le signe de la parité. Woody Allen au cinéma, c’est en effet à l’en croire 106 rôles féminins et 230 collaboratrices à des postes clés, toutes rémunérées à égalité avec les hommes, et pas la moindre accusation de comportement déplacé. Au chapitre Mia Farrow donc, le réalisateur gratifie les commères du récit détaillé de ses tribulations judiciaires en s’appuyant rigoureusement sur le rapport de l’enquête menée par la police du Connecticut dans les années 90. Allen brosse quasiment à contrecoeur le portrait peu flatteur de Mia Farrow à partir des antécédents familiaux de l’actrice (alcoolisme et troubles mentaux) pour apporter un éclairage singulier sur la « super maman » encensée par la presse dans son rôle de mère-courage qui adopte les « jeunes orphelins comme on fouille parmi les livres soldés d’une librairie ». 

 Woody Allen et Diane Keaton à l’Hôtel Hilton Hotel de Londres, en octobre 1970 © Pierre Manevy/Daily Express/Hulton Archive/Getty Images)

Woody Allen, Mia Farrow et leurs deux enfants, Dylan et Satchel, en 1988 © David Mcgough/DMI/The LIFE Picture Collection

Manipulation mentale, maltraitance infantile, jalousie et vengeance donneront ainsi du grain à moudre aux lecteurs qui souhaitent pimenter leurs repas de famille. Quelques considérations s’imposent cependant par souci d’honnêteté intellectuelle. La lecture des mémoires de Woody Allen nous invite à épingler la bien-pensance des cercles intellectuels trop habitués à défendre la veuve et l’orphelin au nom d’un angélisme dangereusement aveugle. Car oui, l’innocence censément acquise de la victime à la barre du tribunal populaire s’écorne à l’épreuve du juridique. On s’étonnera donc des prises de position hâtives d’éminents journalistes américains pris en flagrant délit d’infraction à leur déontologie, hier (Gloria Steinem) et aujourd’hui (Ronan Farrow). A ce titre d’ailleurs, le même Ronan Farrow – que Woody Allen désigne par son vrai prénom tout du long (Satchel), Mia Farrow se piquant de le changer régulièrement selon son humeur – ne démériterait pas le prix Pulitzer de l’hypocrisie. Le journaliste a en effet su employer les méthodes d’intimidation dénoncées dans son livre sur Weinstein lorsqu’une journaliste du magazine New York s’apprête à publier un article à charge contre sa propre mère en 2018. D’aucuns imputeront ce revirement passé sous silence à une vérité qui dérange un peu trop dans un flot de paroles libérées. Aussi le mouvement MeToo, dans sa pleine et heureuse légitimité, charrie-t-il son lot de girouettes. C’est peut-être bien là le véritable enseignement de ce chapitre nébuleux. Woody Allen ne s’exprime que très rament au sujet de sa vie privée, à croire qu’il « se confine dans sa peur, – sa tour d’ivoire ». Refuser la lecture de ses mémoires après l’avoir sommé de rendre des comptes, puis muselé à la va-vite, c’est donc bien jouer le jeu des censeurs et de leurs « restrictions bornées […] par-delà le bien et le mal » comme l’affirme Jeannette Seaver, son éditrice américaine. Du reste, Allen s’extirpe de la situation par une boutade existentialiste dont lui seul à le secret : « le seul avantage d’être misanthrope, c’est que les gens ne peuvent jamais vous décevoir. »  Deux de ses films des années 90 porteront les stigmates directs des accusations abusives dont il fait les frais. Ainsi du père à la recherche de la mère biologique de son fils dans Maudite Aphrodite (1995) – sans doute en référence aux doutes sur la paternité de Ronan Farrow – ou encore du rapt d’enfant simulé de Harry dans tous ses états (1997) – une énième diffamation de la part de Mia Farrow.

Le drame n’inspire en revanche guère Hollywood qui retourne régulièrement sa veste à l’approche de la saison des Oscars. Seul le sulfureux Louis C.K. s’y frotte directement en 2017 avec I Love You Daddy et son personnage de réalisateur sexagénaire pédophile, un rôle d’ailleurs proposé à Woody Allen. Le tentative se solde par un échec aussi cuisant qu’ironique : l’humoriste, accusé d’exhibitionnisme, se retrouve dans l’impossibilité de pouvoir distribuer le long-métrage, invisible à ce jour. Allen se passera d’une telle publicité, préférant les charmes insoupçonnés de la vie de « paria » qui lui permettent d’esquiver les galas et autres dîners de charité dont on lui refuse désormais l’entrée. « Plutôt que de continuer à vivre dans le coeur et l’esprit du public, je préfère vivre dans mon appartement. » Ainsi conclue-t-il son épopée. A la manière d’un Candide désabusé, l’artiste continue de cultiver son jardin et de souffler chaque jour dans son « fifre », inlassablement, sans aucun intérêt pour son héritage, pourvu qu’on lui promette de disperser ses cendres près d’une pharmacie, loin de la bêtise de ses congénères.

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Copyright illustration de couverture : Nena/Boris Szames.