A n’en pas douter, Barbra Streisand est l’une des dernières grandes stars hollywoodiennes de l’âge classique. C’est en tout cas avec des vieux de la vieille qu’elle a commencé sa carrière alors que surgissait le Nouvel Hollywood. On la retrouvera ainsi chez William Wyler (Funny Girl, 1968), Gene Kelly (Hello, Dolly!, 1969) et même Vincente Minnelli (Melinda, 1970). Au fil des ans, elle aura su faire montre d’un talent et d’une ténacité hors du commun, qui lui permettront indistinctement de jouer, de chanter, d’écrire, de danser, de réaliser et de produire… Malgré un physique atypique pour l’époque ! Barbra Streisand, que d’aucuns connaissent sous les cieux hollywoodiens pour son ego démesuré parce que perfectionniste à l’extrême (voire parfois jusqu’à l’obsession), reste avant tout une femme attachante, aux idées souvent avant-gardistes, et donc bien ancrée dans son époque.
Si Barbra Streisand fascine encore aujourd’hui par son énergie débordante, sa forte personnalité et ses engagements, c’est parce qu’elle est tout simplement une femme de conviction. Souvent caricaturée mais ô combien respectée, Barbra incarne à elle seule le grand rêve américain, et donc le triomphe de la volonté qui a su lui prodiguer fortune et gloire.
Je suis arrivée à Hollywood sans avoir revoir fait mon nez, mes dents, ou même changé mon nom. C’est très gratifiant pour moi.
Babs on Broadway
C’est le 24 avril 1942 que Barbara Streisand, qu’on surnomme Babs, naît dans le quartier de Brooklyn à New York, au sein d’une famille juive ashkénaze. Après la mort de son père, un événement qui la marquera à jamais, sa mère, Diana, qui brille par son absence, se remarie avec un instituteur violent qu’elle haït. Barbara, jeune fille au physique ingrat, s’affirme comme un sacré petit brin de femme dès le plus jeune âge. Aussi sait-elle très vite qu’elle veut faire du théâtre et du cinéma, notamment lorsqu’elle imite les publicités qu’elle voit à la télévision et qu’elle passe ses après-midis dans les salles obscures à regarder tous les films, peu importent leurs genres. Son talent précoce se fait connaître assez rapidement et elle remporte ainsi son premier concours de radio crochet en 1960, à l’époque où elle décide de supprimer le deuxième « a » de son prénom. Barbra, donc, commence sa carrière en 1960 au Lion, un club gay de Broadway qui va la rendre très populaire, au point d’être sollicitée par la chaîne télévisée NBC en 1961 pour apparaître dans l’émission The Jack Paar Tonight Show. A partir de là, tout s’enchaîne très vite pour la jeune femme. En 1962, elle est engagée dans une comédie musicale à succès, I Can Get It For You Wholesale, mise en scène par un certain Herbert Ross, dont elle recroisera le chemin quelques temps plus tard. L’année suivante la voit sortir son premier album pour Columbia Records, un succès couronné par trois Grammy Awards, avant que la filiale cinéma du label ne décide de l’engager en 1968 pour incarner Fanny Brice dans la comédie musicale Funny Girl, un rôle qu’elle a déjà tenu sur scène à Broadway. Le personnag semble d’ailleurs avoir été écrit sur mesure pour Streisand.
Fanny Brice, c’est cette jeune fille qui ne rêve que des feux du music-hall. Engagée à la hâte pour un numéro de patins à roulettes, elle accentue à dessein sa gaucherie et déchaîne les rires du public, ce qui lui vaut d’être remarquée par le grand Florenz Ziegfeld. C’est le début d’une fabuleuse carrière… En salle, le succès est lui aussi au rendez-vous. Même si la comédie musicale n’est pas le genre de prédilection de William Wyler, la mise en scène brille par son professionnalisme – il a quand même déjà quarante ans de carrière derrière lui ! – à défaut de transcender le genre lui-même. Car une bonne partie du film repose bel et bien sur les épaules de Barbra Streisand qui brille par son talent aussi charmeur que charismatique. La jeune actrice obtient d’ailleurs pour ce rôle un Oscar, ex-æquo avec Katharine Hepburn, une juste récompense pour sa performance émouvante, énergique et drôle. Les comédies musicales s’enchaînent alors les unes après les autres : Hello Dolly !, Melinda, Funny Lady et Une Étoile est née (F. Pierson, 1976) dont la chanson phare, « Evergreen » lui vaut de remporter l’Oscar de la meilleure chanson originale.

Barbra Streisand à l’âge de 27 ans, en 1969 © Steve Schapiro
Babs goes Hollywood
1973 marque un premier tournant dans la carrière de Streisand puisqu’elle incarne à l’écran son premier grand rôle dramatique pour Sydney Pollack avec Nos plus belles années. Le réalisateur, lui-même issu d’une famille ashkénaze, brosse le portrait d’un amour impossible, passionnel et déchirant entre deux êtres que tout oppose. Barbra Streisand y campe une citoyenne juive bien décidée à en découdre pour faire bouger les mentalités. Entière et colérique, elle se retrouve totalement subjuguée par un play-boy WASP désinvolte, joué par Robert Redford, plutôt attiré par les charmes légers d’une vie facile. Cet amour pur et nostalgique sera mis à l’épreuve du maccarthysme, un bouleversement politique qui permet au scénario de gagner en densité puisque la relation dépeinte ne s’en trouve que transcendée. Après tout, Nos plus belles années, ça n’est rien d’autre que ça, à savoir une œuvre néoromantique qui se mêle de psychologie pour mieux tirer les leçons d’un passé sur lequel elle porte son regard plein de nostalgie. Pollack pastiche en effet avec habileté tout un pan du cinéma américain d’époque, de 1937 à 1950 plus précisément. Si la chanson « The Way We Were » qu’interprète Streisand, vaudra à son compositeur un Oscar, c’est bien le film qui permettra à son interprète de s’imposer aux yeux de tous comme une femme libre et indépendante, avec un sacré caractère. Cette stature lui permettra ainsi par la suite notamment d’affirmer ses convictions démocrates et de pas manquer de verve sous les présidences Bush (fils) puis Trump pour critiquer ouvertement la politique américaine, aux côtés d’autres personnalités féminines de la même trempe, comme Meryl Streep ou encore Ellen DeGeneres.
Le rêve – vous ne l’atteignez jamais. L’excitation de la vie réside dans l’espoir, dans la lutte pour quelque chose plutôt que pour l’atteindre.
Le rêve américain, Babs continue de le poursuivre en s’appropriant le canevas d’un film mythique de Judy Garland, qu’elle admire par ailleurs : Une Étoile est née (G. Cukor, 1954). Son mari, Jon Peters, produit le long-métrage remis au goût du jour façon année 70 devant la caméra de Frank Pierson en 1976. Cette énième adaptation d’un classique hollywoodien, récompensée par quelques 80 millions de dollars au box-office américain, ne parvient cependant pas à retrouver les fastes de la version de Cukor, préférant aux fastes du CinémaScope le charme ténu d’une nostalgie surannée à l’encontre d’une époque pas si lointaine que ça, celles des hippies de Woodstock et des pattes d’eph’ à paillettes.
L’art n’existe pas seulement pour divertir, mais aussi pour contester, provoquer, même à déranger, dans une recherche constante de la vérité.

Groucho Marx rend visite à Barbra Streisand sur le tournage de Nos plus belles années, en 1973 © DR

Jon Peters, Barbra Streisand et Kris Kistofferson à l’avant-première newyorkaise d’Une Étoile est née, le 23 décembre 1976 © Suzanne Vlamis
Babs ‘n’ Cats
Entre deux productions cinématographiques, Barbra Streisand fort de ses succès sur grand écran, prend également le temps de produire des albums en studio, réinterprétant ainsi des standards de Broadway tel que « Not while I’m around » de Sweeney Todd, « Somewhere » de West Side Story ou encore « Memory » de la comédie à succès d’Andrew Lloyd Webber, Cats dans l’album Memories sorti en 1981. L’intensité et la justesse de son interprétation feront bien vite oublier au public celle d’Elaine Paige, première dame à avoir « miaulé » le tube des chats. Nous sommes alors en 1983. Babs jouit désormais d’une sacré réputation au sein d’Hollywood pour pouvoir imposer son nom à la réalisation d’un premier film dans la veine de son genre de prédilection, la comédie musicale. Ce sera Yentl, d’après une nouvelle du prince de la littérature yiddish contemporaine, Isaac Bashevis Singer. Yentl justement, c’est cette jeune femme juive polonaise qui souhaite vivement étudier les textes sacrés, encore interdits aux femmes au début du XXe siècle. Refusant la vie de bobonne au foyer qu’on lui offre, elle décide donc de se déguiser en garçon pour intégrer une yeshivah [une école religieuse juive]. Cette première œuvre brillamment réussie permet à Barbra Streisand non seulement de faire ses armes à la réalisation mais surtout d’évoquer des sujets qui la touchent de près ou de loin, comme la misogyne des dogmes religieux, la question des genres (Yentl outrepasse allègrement la barrière sociale par le travestissement) et notamment celle de l’orientation sexuelle en filigrane. Si donc son camarade Avigdor (Mandy Patinkin) se lie d’amitié avec elle, c’est surtout sa vivacité d’esprit qui saute aux yeux de l’étudiant. Ainsi tombera-t-il peu à peu amoureux de la beauté androgyne de Yentl sans parvenir à mettre des mots sur ce sentiment nouveau. Certes, le film n’a pas vocation à devenir un manifeste féministe, mais son personnage éponyme n’en exprime pas moins souvent son aversion envers les femmes qui s’accommodent de leur place toute assignée par une société patriarcale. Et si l’égocentrisme de Streisand est légendaire, c’est bien son obstination qui va faire des étincelles sur le tournage de Yentl. L’acteur et chanteur lyrique Mandy Patinkin, surtout connu pour ses interprétations de l’œuvre de Sondheim, en fera les frais puisque la réalisatrice ne lui accordera aucune scène chantée pour mieux prouver son amour à la belle Hadass (Amy Irving). Streisand et personne d’autre chantera à sa place cette passion. Après tout, faut-il rappeler qu’elle a porté contre vents et marées ce projet pendant plus de quinze longues douloureuses années de gestation et de refus essuyés aux portes des studios ?
Babs far from home
Yentl renforcera le succès et la popularité de l’éternelle insatisfaite de Brooklyn puisque la comédie musicale reçoit un Golden Globe au terme d’une exploitation qui lui permet de récolter plus de 50 millions de dollars sur le territoire américain, sans compter les 3 millions d’exemplaires rapportés par la bande originale du film. Barbra Streisand réalisera par la suite deux autres comédies romantiques dont Le Prince des marées en 1991 d’après un roman éponyme de Pat Conroy sur la résilience d’une famille du Deep South qui ne semble toujours pas avoir tiré un trait sur son douloureux passé. Ce deuxième essai estampillé Streisand ne devra se contenter que d’un succès d’estime en salle, eu égard à un casting de choix : Nick Nolte à l’écran (récompensé par un Golden Globe), James Newton Howard à la musique, et à l’image, Stephen Goldblatt, le chef op’ de Coppola sur Cotton Club en 1984. Streisand ne reviendra à la réalisation que cinq ans plus tard pour pasticher un vieux film français d’André Cayatte (Le Miroir à deux faces, 1958) sous le titre de Leçons de séduction, une comédie légère sans prétention qui lui permet de jouer avec son ami Jeff Bridges.

Barbra Streisand, en 1990 © Terry O’Neill/Barwood Films
La cinéaste s’intéresse cette fois aux relations entre mères et filles, hommes et femmes, et à la place que chacun est prêt à accorder au sexe et à l’amitié dans cette dernière. C’est enfin avec cette romance douce-amère dans la veine d’un George Bernard Shaw que s’achève la carrière de réalisatrice de Streisand qui par la suite se fera de plus en plus rare au cinéma, s’accordant de temps en temps quelques apparitions dans des comédies plus ou moins réussies en tant qu’actrice. Aussi a-t-on pu la croiser dernièrement dans l’insipide Maman, j’ai raté ma vie (A. Fletcher, 2012), sorti directement en DVD en France, une énième variation sur les rapports tumultueux entre une mère (Streisand) et son fils (Seth Rogen) sous la forme d’un road trip à travers les États-Unis. Reste (encore) le bon souvenir de Mon beau-père, mes parents et moi (J. Roach, 2004) dans lequel elle campait le rôle d’une maman excentrique, sexologue, militant pour l’épanouissement sexuel auprès du troisième âge. Cette expérience couronnée de succès, devenue depuis une trilogie, lui a permis de tourner avec des partenaires aussi prestigieux que Dustin Hoffman, Robert De Niro et Ben Stiller, en plus de pallier à des années d’absence au terme d’une carrière récompensée au total par deux Oscars et neuf Golden Globes. Les apparitions de Streisand se comptent désormais sur les doigts d’une main et font donc à chaque fois événement. Ainsi de son concert à Hyde Park en juillet 2019, un an après le concert diffusé sur Netflix, Barbra: The Music…The Mem’ries…The Magic!Barbra, Babs, Streisand, actrice, productrice, réalisatrice… Chacune de ses multiples facettes auront été saluées par de nombreuses distinctions au fil d’une carrière époustouflante. Entend-elle donc s’arrêter là ? Pas sûr, à en croire la principale intéressée…
Je pourrais toujours faire mieux.
