Saviez-vous que Jean Renoir avait œuvré à Hollywood ? Qu’il avait même obtenu sa seule et unique nomination à l’Oscar pour un film que l’on cite rarement : L’Homme du Sud, réalisé en 1945 – plusieurs années après ses chefs-d’œuvre La Grande Illusion (1937) et La Règle du Jeu (1939) ? Le 5 février ressort en salle ce film oublié, qui trouve pourtant aisément place aux côtés des classiques Raisins de la colère de John Ford. L’occasion de découvrir une facette méconnue d’un Renoir toujours profondément épris de cosmos et de liberté…
SOUS LE SOLEIL DE CALIFORNIE
Nous sommes en 1941. Afin de fuir le régime de Vichy, Jean Renoir s’installe aux États-Unis. Il obtient rapidement la nationalité américaine, car son grand-père maternel se trouve être l’un des fondateurs du Dakota ! Il y restera six ans, jusqu’en 1947, et réalisera six films, sans qu’aucun d’eux ne soit une réelle réussite. Tous souffrent de petites faiblesses, résultant sans doute de la difficulté d’adaptation du réalisateur à un système où contrôle et contraintes imposés par les studios hollywoodiens le brident. Ces studios ne savent d’ailleurs quel genre de films assigner à Renoir, bien déroutés par son cinéma peu conventionnel qu’il écrit, réalise et joue, parfois (rappelons qu’à cette époque, aux États Unis, la notion d’auteur « complet » n’existe pas vraiment, à quelques exceptions près). Renoir est alors obligé de réapprendre son art pour se conformer aux attentes d’une industrie toute puissante. Entre échecs commerciaux, obligation de tourner en studio, censure au montage, le style de Jean Renoir ne s’épanouit pas sous le soleil de Californie… Toutefois, L’Homme du Sud, sur lequel il retrouvera une certaine indépendance artistique, fait figure d’exception. Le film est en effet financé par United Artists, la petite société de production montée par Charlie Chaplin, Mary Pickford, Douglas Fairbanks et D. W. Griffith afin de protéger la liberté financière et décisionnaire des artistes. Il s’agit de l’adaptation d’un classique de la littérature américaine jamais traduit en France, Hold Autumn in your Hand de George Sessions Perry, publié en 1941. L’histoire, qui se déroule au fil des quatre saisons, raconte le destin de Sam Tucker (Zachary Scott), qui travaille avec sa famille dans les plantations de coton. C’est alors que dur labeur et chaleur écrasante ont raison de la vie de son oncle, qui, dans son dernier souffle, enjoint Sam à cultiver sa propre terre. Bon travailleur, fort d’une volonté farouche, Sam demande donc un crédit à la coopérative, quitte son poste, et s’en va, avec sa femme Nona (Betty Field), leurs deux enfants, et sa vieille mère (Beulah Bondi), prendre possession d’une vieille cabane délabrée et d’un terrain en friche. La petite famille s’emploie à réhabiliter maison et champs, mais les difficultés commencent lorsqu’ils réalisent que l’eau de leur puits n’est pas potable, et que leur voisin, Devers (J. Carrol Naish), est loin de leur vouloir du bien… Sur L’Homme du Sud, pas de star comme dans Vivre Libre (1943) avec Charles Laughton, ou Journal d’une femme de chambre (1946) avec Paulette Goddard. Renoir est libre de choisir ses acteurs et opte, comme il aime à le faire, pour des interprètes en inadéquation avec leurs rôles.
A première vue seulement, car Zachary Scott, qui joue majoritairement des rôles d’hommes raffinés et cyniques, connaît pourtant la vie dans les champs de coton et les difficultés que rencontrent les agriculteurs, puisqu’il a grandi au Texas, l’état même dans lequel se situe l’histoire. Renoir pressent bien que, malgré son physique décalé, l’expérience de Scott ne pourra que nourrir le film, et lui conférer une véracité inédite. De plus, lorsqu’il s’attelle à la réécriture du scénario, dont la version originale d’Hugo Butler lui parait trop politique et mélodramatique, Renoir reçoit l’aide précieuse, non créditée, du romancier William Faulkner, grand admirateur de son cinéma, qui écrit le sud des Etats-Unis comme personne. C’est une évidence, le réalisateur bénéficie d’une liberté d’action bien plus importante que sur ses autres films hollywoodiens, et cela contribue à faire de L’Homme du Sud le film le plus réussi de sa période américaine.

Zachary Scott © DR
Ce qui m’a attiré dans cette histoire, c’est précisément le fait qu’il n’y avait pas d’histoire, mais une série d’impressions fortes – le vaste paysage, l’aspiration simple du héros, la chaleur et la faim.
Un cinéma de l’humain
Jean Renoir a tout de suite senti dans le récit de cette famille luttant contre les éléments la possibilité de déplacer l’histoire à l’arrière-plan, pour se concentrer sur ce qu’il affectionne le plus : les personnages. De la grand-mère capricieuse à la prostituée fanée du bar du village, tous ont leur place et leur dimension plurielle, face à la caméra. Le cinéma de Renoir n’est jamais celui des héros classiques, mais celui de l’humain, avec ses qualités, mais surtout ses failles. « Mon but principal reste celui que je m’étais fixé depuis que je réalise des films -exprimer l’humanité commune à tous les hommes. » Ainsi du personnage de la grand-mère, sans doute le plus ambivalent du film, que le scénario ne cherche pas à faire évoluer? Renoir nous la montre simplement telle qu’elle est. Particulièrement insupportable tout en étant forte de son expérience, elle n’en est pas moins touchante ; pourtant, pas de transformation spectaculaire chez elle comme il serait attendu dans un scénario plus convenu : son mauvais caractère ne s’estompe jamais. Cette vieille femme, bien moins sage et résiliente que les enfants, illustre à elle seule ce que François Truffaut affirmait de la manière dont Renoir filme l’homme, un « bébé râleur qu’il était dans son berceau et le vieux débris râlant qu’il sera sur son lit de mort. » (Les Films de ma vie, éd. Flammarion, 2007). La grand-mère se comporte effectivement comme une enfant colérique (elle refuse de se séparer de sa « bonne couverture » pour que les petits ne prennent pas froid), tout en faisant preuve de la sagesse apportée par l’expérience. C’est ici bien le spectacle des trois âges de l’homme, que nous montre Renoir, ces trois âges qui contribuent à ne former qu’un seul et même être : les adultes ne sont que des enfants ayant grandi, en conservant une part de ce qu’ils étaient (une innocence qui transparait à travers l’optimisme entêté des Tucker face à l’adversité), tout comme les enfants portent en eux l’adulte qu’ils seront un jour.

© Théâtre du Temple

© Théâtre du Temple
Cette humanité inhérente à tous se traduit souvent par des (ré)actions insensées. Ainsi, celles du voisin, Devers, ne sont pas dictées par la raison, mais par le ressentiment qu’il nourrit envers Tucker, ce nouvel arrivant à qui tout semble sourire, tandis que lui a travaillé dur toute sa vie, et surmonté de nombreuses catastrophes (ses récoltes détruites par la grêle, la peste qui emporte son troupeau…) pour arriver là où il est… Personne ne l’a aidé, cet homme ; il n’aidera donc personne. Même lorsque le fils de Tucker, gravement malade, n’a besoin que d’un peu de lait pour guérir, Devers préfère donner celui de sa vache à ses cochons. La compassion qui devrait le saisir face à la détresse de ses semblables est alors annihilée par les défauts les plus humains qui soient : la rancœur et l’envie. Devers n’en peut plus de voir le nouveau fermier empiéter sur son territoire, sur sa vie. Et lorsque la récolte de coton s’annonce pour Tucker, Devers lâche avec perfidie son troupeau dans le champ. Il est exécrable, mais il a ses raisons. Au-delà de jalousie qui le consume, ce que Devers ne parvient pas à accepter, c’est l’évolution de la société qu’incarne le jeune fermier. « Il faut des gens qui donnent les ordres et d’autres qui obéissent ! » dit-il à Tucker qui, selon lui, ne reste pas à sa place, et « se croit mieux que les autres » en décidant de s’émanciper. Qu’il le veuille ou non, Devers est le représentant d’une époque révolue. La modernité est en marche, et avec elle, l’accroissement des usines, et l’avènement de l’ouvrier citadin. Ouvrier, fermier, deux modes de vies, et deux visions du monde qui s’affrontent à travers les personnage de Tucker et de son ami Tim, le sympathique narrateur. Alors qu’ils se retrouvent devant un verre, Tim propose à Tucker de le rejoindre en ville pour travailler à l’usine et mieux gagner sa vie. Le fermier répond alors sans hésiter qu’il préfère ne pas être riche, mais travailler les champs et se sentir libre (un besoin d’indépendance qui a sans nul doute trouvé écho chez Renoir). Ce à quoi Tim rétorque « Avec l’argent tu es libre ! » Puis, lorsque le citadin arguera « Qu’as tu que je ne puisse acheter ? », sa foi aveugle en la puissance du capitalisme fait vaciller les certitudes du fermier, et germer le doute quant au bien-fondé de sa décision de rester chez lui malgré les malheurs qu’il endure, et un crédit à rembourser qui ressemble de plus en plus à un éternel fardeau. En fin de compte, l’appel de la terre demeure le plus fort, et les deux hommes conviendront que les deux facettes du monde qu’ils incarnent sont nécessaires l’une à l’autre, l’ouvrier ayant besoin du fermier pour manger, le fermier des machines que construit l’ouvrier pour mieux travailler.
Un cinéma d’images et de sensations
L’Homme du Sud est donc un film où chaque homme a son importance ; mais chaque être, et chaque chose, également. L’opossum qui va servir de repas, l’arbre dans lequel il se cache, le champ qu’on laboure inlassablement, ou la tempête qui va le ravager, le regard de Renoir considère ce grand tout comme un ensemble. La Nature, de même que l’Homme, a ses humeurs, et ses accès de violence. Aux éclats de joie lors d’un mariage répondent le vrombissement du tonnerre et la puissance d’une crue sans précédent. Ce sont des impressions visuelles, et sensibles, que véhiculent les images. Des sentiments, aussi. Ainsi, l’idée du foyer familial est-elle transmise par un plan englobant à part égale le vieux poêle tout juste réparé dans lequel le feu crépite, et les Tucker qui se pressent dans sa chaleur et le regardent avec bonheur. Rien n’est dit, pourtant en une image, Renoir transmet sensations (chaleur), sentiments (amour, bonheur), et l’espoir qu’ils symbolisent. Cette manière bien à lui de filmer les choses et les êtres est peut-être un héritage de son père, le peintre Auguste Renoir, qui lui a transmis l’importance de préférer les gens qui « perçoivent » à ceux qui « raisonnent ». En effet, L’Homme du Sud de Jean Renoir repose bien sur la perception. Une perception quasi documentaire d’une part, car les éléments sont filmés de telles manières que le spectateur les ressente, littéralement, tactilement. Un orage ne se met pas en scène, il se capture seulement, et l’on assiste médusés au spectacle de la nature qui se déchaine… Cette esthétique réaliste, sans doute influencée par celui qui rendit possible l’entrée de Renoir aux États-Unis, le documentariste Robert Flaherty, se retrouve également dans la séquence de la chasse à l’opossum. Le critique de cinéma James Agee s’enthousiasme d’y retrouver les impressions et l’atmosphère du monde rural américain. Le journaliste, qui souhaitait un cinéma présentant la vie de misère physique et de privation des agriculteurs sans tomber dans le misérabilisme, trouve enfin en L’Homme du Sud le film qu’il attendait.

© Théâtre du Temple

© Théâtre du Temple
Pas de pathos, il est vrai, juste une véritable poésie qui entoure les choses et les êtres. C’est ainsi que Renoir considérait ses films comme des poèmes. Il filme de fait avec un regard délicat emprunt de lyrisme. Cette atmosphère dont Agee loue le réalisme est cependant très picturale : les arbres se dressent, nus, décharnés, dans la brume, et la lutte pour la survie de l’homme ou de l’animal qui se joue alors évoque le reste du film. La Nature, souveraine, et l’Homme, incapable de vivre sans elle, se partagent la terre. C’est pourquoi Renoir délaisse son emploi caractéristique de la profondeur de champ, pour privilégier ici une légère contre-plongée ancrant les hommes dans les immenses étendues qu’ils cultivent. Il travaille les contrastes entre la terre et les êtres humains, comme dans ce plan surprenants où Nona se jette sur la terre labourée (terre nourricière, mais également terre à laquelle nous retournons tous). C’est un attachement fondamental qui lie la Nature et l’Homme, et il s’en dégage un sentiment d’absolu. Si la nature se déchaine, la volonté de l’homme n’y pourra rien changer. « Ce que j’ai vu, c’est une histoire dans laquelle tous les personnages sont héroïques, où chaque élément joue brillamment son rôle, et dans laquelle choses et hommes, animaux et Nature, tout s’assemble dans une immense pièce en hommage au divin. » C’est sans doute pour cela que la famille Tucker ne semble jamais plus heureuse que lorsque tout semble perdu. C’est en effet l’instant où ils comprennent enfin que leur place est au milieu de cette Nature, même hostile, qu’ils se réalisent enfin, et trouvent ainsi la force, la résolution et la confiance nécessaires pour déjouer le mauvais sort.
Renoir nous livre donc, dans L’Homme du Sud, un symbole universel de la condition humaine. Chacun devra surmonter obstacles et tempêtes mais, comme le dit Tucker « Il faut continuer », car c’est le propre de la vie : elle se déroule, avec son lot de malheurs, mais il faut avancer, oui, coûte que coûte. L’important reste de ne jamais oublier nos valeurs fondamentales (il n’est pas anodin que Jim, le citadin, transporte en permanence sur lui les photos de ses amis), notre humanité, et le lien vital qui nous unit à la Terre et à nos semblables. Mais l’objectif essentiel, c’est de se réaliser, à l’image des Tucker. De trouver son chemin, si semé d’embûches qu’il soit. Jean Renoir nous offre ici un rappel indispensable, une ode à la compassion, à la liberté et la nécessité d’être soi-même, et à la puissance d’un univers où tout a sa place. Sans doute le réalisateur prend-il la parole à travers l’une des dernières phrases de Jim, qui résume à elle seule le postulat du film et qu’il est bon de se remémorer : « […] il faut de tout pour faire un monde. ».

© Théâtre du Temple
L’Homme du Sud (The Southerner, 1945 – États-Unis) ; Réalisation : Jean Renoir. Scénario : Jean Renoir, William Faulkner, Nunnally Johnson, d’après l’oeuvre de George Sessions Perry. Avec : Zachary Scott, Betty Field, J. Carrol Naish, Beulah Bondi, Percy Kilbride, Charles Kemper, Blanche Yurka et Norman Lloyd. Chef opérateur : Lucien N. Andriot. Musique : Werner Janssen. Production : Robert Hakim, David L. Loew et Samuel Rheiner – United Artists. Format : 1,37:1. Durée : 92 minutes.
Sortie originale le 1er puis le 25 août 1945 aux États-Unis, le 30 mai 1950 en France.
Reprise le 5 février 2020 en version restaurée.