La subversion a-t-elle une date de péremption ? Certainement pas à en croire John Waters sacré « pape du trash » par William Burroughs en personne. A soixante-dix ans passés, le cinéaste résolument transgressif n’a toujours pas perdu de sa verve comme il le prouve dans son huitième ouvrage, M. Je-Sais-Tout : Conseils impurs d’un vieux dégueulasse (éd. Stock, 2021), Discours de la méthode anticonformiste à l’attention d’une jeune génération d’artistes désespérément trop frileuse à son goût.
CELUI PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE
Une quinzaine de films réalisés tout au long d’un demi-siècle auront suffi à John Waters et à sa clique de monstres pour briser les codes du bon goût et définir une esthétique de l’ordure. Donald Trump, roi des outsiders, aura réussi à mettre à mal ce grand édifice trash le temps d’un mandat de quatre ans à la Maison-Blanche… Car en effet, l’ex-président a tout bonnement « ruiné le camp » déplore John Waters dans une interview accordée au magazine Vulture en juin 2019. Comment cultiver dès lors le mauvais goût ? Inutile de songer à commettre des attentats à la pudeur en marge des institutions : la marginalité n’a jamais autant eu la cote ! Et pour cause, RuPaul et ses Glamazones pailletées pavanent sur une chaîne grand public aux États-Unis et un peu partout dans le monde grâce à des spin-off en cascade. Les casse-cous décérébrés de Jackass défient sans honte les lois de l’attraction depuis presque vingt-ans. Donald Trump, ex-président antisystème, incite ses concitoyens à ingurgiter de l’eau de Javel pour guérir de la Covid-19. Pendant ce temps-là, John Waters, lui, a mis un point final à sa carrière de cinéaste en 2004 avec un film de sexploitation déjanté, A Dirty Shame, trituré par la censure américaine, boudé des critiques et du public américains. Ce triste épilogue n’augurait rien de bon pour les vieux jours d’un artiste joyeusement iconoclaste. Une quinzaine d’années plus tard, l’agenda de John Waters n’a jamais été aussi chargé comme en témoigne le principal intéressé dans M. Je-Sais-Tout. Le dandy punk taille chaque année la route pour monter sur scène avec deux one-man shows désopilants (This Filthy World et A John Waters Christmas), honore de sa présence le Camp John Waters chaque mois de septembre dans le Connecticut, dédicace des jaquettes DVD – quand on ne lui demande pas d’apposer sa signature sur un tampon hygiénique imbibé de sang -, préside un festival de vétérans du punk rock à Oakland, rend régulièrement visite à des détenus « condamnés à perpét’ parce que « ça aurait très bien pu [lui ] arriver » – s’il n’avait pu régler au tribunal les 5000 dollars d’amende pour attentat à la pudeur lors du tournage de Pink Flamingos (1972) -, présente les copies restaurées de ses films, même les plus sulfureux, dans des cinémathèques aux quatre coins du globe, s’offre quelques savoureux cameos sur grand et petit écran… Toujours avec une rare élégance. Le corps chétif engoncé dans un complet Comme des garçons, la lèvre supérieure surmontée d’une fine moustache dessinée à l’eyeliner en hommage à son idole de jeunesse Little Richard, John Waters est devenu une marque, un emblème. Pire : un « trésor national » frappé du sceau de la respectabilité depuis qu’il a reçu la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres il y a trois ans à l’ambassade française de New York.

Divine (Glenn Milstead) incarne l’iconique Babs Johnson dans Pink Flamingos, en 1972 © Dreamland/New Line Cinema

John Waters pose avec le casting de Polyester au grand complet à Baltimore, en 1981 © Larry Dean/New Line Productions
« Soudain, la pire chose qui puisse arriver à un artiste me tombe dessus : je suis accepté » écrit-il en introduction de son nouvel ouvrage. M. Je-Sais-Tout prolonge d’une centaine de pages le récit autobiographique entamé en 1981 avec Shock Value: A Tasteful Book About Bad Taste (éd. Delta Book). A l’époque, John Waters et son gang de Dreamlanders, trublions de Portland, terrifient l’Amérique puritaine avec Polyester, un mélodrame en odorama dans lequel un gérant de cinéma porno (David Samson), père d’un adolescent fétichiste (Ken King) et d’une jeune fille enceinte jusqu’aux dents (Mary Garlington), trompe sa drag-queen de femme au foyer (Divine), elle-même courtisée avec insistance par un playboy blond (Tab Hunter). Son succès, le film le doit certes à l’audace de Bob Shaye, fondateur de New Line Cinema et collaborateur de longue date, mais aussi à sa palette olfactive insolite… Et au « besoin irrépressible [du public, voire de l’humanité toute entière] de renifler une odeur de pet ». Fluides et émanations corporelles cimenteront ainsi pour les vingt ans à venir une œuvre profondément cohérente, entre les fronts dégoulinants de sueur d’Hairpsray (1988), les effusions d’hémoglobine de Serial Mom (1991) et l’éjac’ faciale à même l’écran en conclusion de son ultime long-métrage, « retour à la case caniveau » certes, mais préambule à un train de vie fastueux en guise de doigt d’honneur au récit classique du rise and fall.

La jeune Ricki Lake fait des étincelles dans Hairspray, en 1988 © Henny Garunkel/New Line Cinema

Le bureau de travail de John Waters à son domicile de Baltimore, ville conspuée par Donald Trump © Christopher Leaman
CONSEILS IMPURS D’UN VIEUX DÉGUEULASSE
Passée la centaine de pages consacrée aux traditionnelles mémoires agrémentées d’anecdotes croustillantes, M. Je-Sais-Tout se lit surtout comme le manuel de savoir-vivre d’un insider porté par une ardente flamme anarchiste. Oubliez l’archétype du « réalisateur excentrique et incompris » qui noie son désespoir dans des bars de bikers de Baltimore, du crève-la-faim romantique exilé en Europe où l’art est apprécié à sa juste valeur. En septuagénaire séditieux revenu des paradis artificiels et autres déviances, John Waters égrène de « précieux » conseils à la jeune génération de cinéastes à venir pour faire son trou dans le système hollywoodien aux côtés de ses autochtones « moitié poissons, moitié androïdes », le dynamiter de l’intérieur et cultiver sa propre célébrité par la même occasion. N’épargnant rien ni personne, le sympathique « vieux dégueulasse » détaille les grandes étapes d’un programme révolutionnaire sans aucune concession. Impossible de citer ici un florilège des punchlines toutes plus savoureuses les unes que les autres. Le livre en compte pas moins d’une dizaine par pages – un record ! Des poils sous les bras à la transidentité en passant par la dendrophilie, John Waters prône le décloisonnement des styles et des genres dans un manifeste anar’ et antisocial traversé de saillies humoristiques. Les homosexuels de tous bords sont ainsi exhortés à traverser une « nouvelle frontière » en infiltrant l’hétérosexualité par un « coming in » séditieux. Bref, la plume acérée de l’auteur nourrie de lectures sulfureuses depuis sa plus tendre jeunesse (de Beauvoir, Genet, etc.) n’épargne rien ni personne pour notre plus grand plaisir. Waters se paie la tête des grands homophobes de l’époque (dont 50 Cents, « nouveau riche pleurnichard » et Alveda King, qu’il rêve d’entarter), tacle d’ailleurs sur le sujet les prises de position tiédasses du Pape François et pointe du doigt le manque de représentativité de la communauté gay dans les grands mouvements contestataires qui ont émaillé la seconde partie du XXe siècle pour conclure que « la désobéissance civile, c’est mieux que le Botox, haut la main ». M. Je-Sais-Tout exhume les souvenirs d’une époque vieille de plus d’un demi-siècle déjà, celle des happenings politiques fantasques du YIPPIE (Youth International Party) – dont les membres menaçaient les Républicains de faire léviter le Pentagone grâce à leur force mentale -, des virées nocturnes dans les clubs gays interlopes de New York et du free sex pratiqué par monts et par vaux, et rêve de réinjecter son ADN dans une nouvelle économie socio-culturelle hétérodoxe. Sans doute inspiré par un dernier trip au LSD (à 70 ans bien tapés, rappelons-le !) avec sa camarade Mink Stole, John Waters vante les mérites de l’art simien, de l’architecture brutaliste et de la gastronomie séminale entre une déclaration d’amour adressée à Bill, sa poupée transgenre circoncise, et imagine le récit par le menu détail de son enterrement (bien sûr, présidé par son sosie, Steve Buscemi) jusqu’à sa résurrection dans une tornade de slips sales… Satisfait d’avoir planté le germe de la discorde, le « roi du camp » peut bien désormais se reposer sur ses lauriers et ne boude pas son plaisir à regarder les drapeaux brûler à l’horizon.
Copyright illustration en couverture : Bobby Doherty/Gone Hollywood.
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