Zombies, une figure politique de la peur

par

Joe : C’est un mort qui marche… 

Mario : Et nous, on est pas des morts qui marchent ?

Le Salaire de la Peur

H.G. Clouzot

Les rues désertes, la pandémie qui nous cloitre chez nous, les contacts interdits au risque d’être contaminés, le gouvernement accusé d’opportunisme, le nombre de morts qui ne cesse de grimper et l’apparente incapacité d’une société individualiste à endiguer le virus par le respect et l’entraide…  En cette année si particulière, les films de zombies imprègnent notre réalité. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, les revenants se contentaient de défiler sur nos écrans devant la caméra experte de nombreux réalisateurs, qui tentaient de nous mettre en garde contre les dérives engendrées par nos sociétés… Hé oui ! Vous qui pensiez que le film de zombies n’était qu’un énième cinéma de divertissement sans plus de réflexion qu’il n’y en a dans les cervelles en décomposition des morts-vivants, jetez-vous sur le livre d’Erwan Bargain Zombies : des visages, des figures – Dimension sociale et politique des morts-vivants au cinéma (éd. Ocrée, 2020) pour faire vaciller vos certitudes et vous apercevoir avec effroi qu’en réalité, les zombies, c’est nous !

L’ÉTERNELLE NUIT DES MORTS-VIVANTS

Depuis le succès-surprise de La Nuit des morts-vivants de George A. Romero (1968), le souverain du genre, le zombie hante l’imaginaire des réalisateurs de films d’épouvante, tels que Wes Craven, Joe Dante, et bien d’autres qui, pour être moins célèbres, n’en sont pas moins intéressants. Ces êtres fascinants à la fois morts et vivants trouvent leur origine dans les cultes vaudous et haïtiens, où l’on punissait les personnes ayant enfreint les règles et les lois en les contraignants à n’être que l’ombre d’elles-mêmes – des marionnettes sans volonté propre, que l’on pouvait exploiter, voire réduire en esclavage…  Les véritables « zombies », qui ont foulé la Terre comme vous et moi, étaient donc avant tout des parias de la société, une conséquence du dysfonctionnement social qui les a créés. Rien de plus naturel alors que les cinéastes s’emparent de cette métaphore à forme humaine, la déconnectant de ses origines religieuses pour en faire une véritable figure politique, et donner à voir un réel qui auparavant se refusait à la représentation. Souvent prisonnier de la société de consommation (il reproduit inlassablement les gestes de son quotidien), parfois lui-même réduit à l’état d’objet, de marchandise, le zombie devient dès lors prétexte à interroger notre responsabilité à nous, spectateurs, quant à l’alarmante évolution de la société dans laquelle nous vivons. Dans Zombies, des visages, des figures…, Erwan Bargain nous présente par ordre chronologique tous ces films bien plus engagés qu’il n’y paraît, soulignant invariablement l’urgence d’un propos toujours terriblement actuel. L’auteur nous apprend que, pour renforcer l’analogie entre zombies et société contemporaine, beaucoup de réalisateurs, à l’instar de Romero dans La Nuit des Morts-Vivants, choisissent de miser sur une esthétique réaliste, presque documentaire. D’autres, comme Andrew Currie (Fido, 2006), s’en éloignent au contraire pour se rapprocher de l’universalité de la fable… Bien que les styles de réalisations diffèrent, les scénarios dans lesquels évoluent ces zombies, symboles des laissés-pour-compte du monde contemporain, quelles que soient leur époque et leur origine, condamnent quasi unanimement une société pervertie par l’individualisme et l’ultralibéralisme, en voie de déshumanisation critique. Les films choisis par Erwan Bargain abordent toutefois la question à travers différents prismes, stigmatisant les rapports de force dominants/dominés véhiculés par la politique, le pouvoir et l’argent, la peur de l’Autre – souvent de l’Etranger, exacerbée après les attentats du 11 septembre 2001 -, les dérives de la société de consommation, et, plus récemment, le danger des médias, outils de manipulation des masses, qui falsifient la réalité pour en faire l’unique « vérité », fabriquant et répandant la peur ; le problème écologique, la question de l’intolérance, du sexisme et de la misogynie sont également ciblés…

Autant de causes ayant pour résultat d’isoler les individus, de les empêcher de communiquer, de créer la cohésion qui leur serait salutaire. La conclusion de ces films-études de ces sociétés génératrices d’exclusion est sans appel : l’espèce humaine, cupide, cruelle et égoïste, plus monstrueuse encore que les zombies par son indifférence et son incapacité à se remettre en question, mérite-t-elle d’être sauvée ? Seul un changement radical pourrait permettre la reconquête de cette humanité en voie d’extinction. D’ici l’avènement de l’apocalypse zombie purificatrice, il ne tient qu’à nous d’en prendre conscience, de sortir de notre état de passivité léthargique qui nous transforme lentement, implacablement, en vivants-morts incapables de penser par nous-mêmes, pour analyser, comprendre et apporter les changements essentiels à l’indispensable restauration des valeurs humaines au centre de nos préoccupations. Aujourd’hui plus que jamais, c’est une nécessité… *

© Éditions Ocrée

LE VISAGE POLITIQUE DE LA PEUR

Marie Laugaa : Vous êtes un touche-à-tout : journaliste, poète, dramaturge – vous avez même écrit des livres pour enfants ! Néanmoins, vous êtes surtout spécialiste du cinéma fantastique, un genre très vaste… Pourquoi avoir décidé d’écrire au sujet des zombies, spécifiquement ?

Erwan Bargain : Je me passionne pour le cinéma fantastique depuis l’âge de mes douze ans. Je pense que cette passion remonte même plus tôt quand j’ai découvert, à l’âge de 7 ans, E.T., qui a été l’un de mes premiers gros chocs en tant que spectateur. Toujours est-il qu’au fil du temps et grâce à des revues comme L’Écran Fantastique ou Mad Movies, je me suis intéressé au cinéma d’horreur et d’épouvante et quand j’ai découvert La Nuit des Morts-vivants et Zombie, de George A. Romero, j’ai tout de suite été fasciné par les zombies, ces êtres déambulant, à priori, sans but et amateurs de chair humaine. Quand j’avais douze ans, ces créatures étaient sans aucun doute celles qui me terrifiaient le plus, contrairement aux vampires ou aux loups-garous. Je ne saurais réellement expliquer pourquoi. Quoiqu’il en soit, à force de regarder ce genre de films, et en grandissant, je me suis en quelque sorte pris d’amour pour les zombies et ai durant le lycée puis à l’université compris leur dimension métaphorique. Pour la revue L’Écran Fantastique, j’ai souvent abordé ce sujet et écrire un livre sur le thème, et en particulier sur la dimension sociale et politique des morts-vivants, s’est imposé comme une évidence.

Le titre de votre livre et sa couverture font immanquablement penser à l’album éponyme de Noir Désir. Est-ce une étrange coïncidence, ou y-a-t-il véritablement un lien entre les deux ?

Alors, comment dire…Je suis un grand amateur de rock, et ai écrit dès la fin du collège pour des fanzines musicaux. J’écoute Noir Désir depuis mes 14 ans, groupe qui m’a beaucoup influencé dans ma poésie et dans ma modeste « carrière musicale » que je poursuis. J’ai toujours aimé l’engagement de cette formation et les paroles de Bertrand Cantat m’ont toujours accompagné, d’une façon ou d’une autre, dans mon existence car selon moi, c’est un poète. Même si, avouons-le, je suis le premier à condamner les actes qu’il a commis car je pense être féministe dans l’âme. Mais effectivement, ce n’est pas une coïncidence de reprendre ce titre qui correspond selon moi à leur meilleur album et qui m’est tout de suite venu à l’esprit quand j’ai commencé la rédaction de cet ouvrage, car je pensais qu’il correspondait parfaitement à cette dimension sociale et politique des zombies à l’écran. Nous sommes tous d’une façon ou d’une autre des zombies dans la société, et pour ainsi dire, des visages, des figures, des êtres singuliers en devenir (quel que soit notre âge), qui ne sont pas pris en compte par l’Etat, avec un grand E. Nous ne sommes que des visages, des figures aux yeux des puissants qui dirigent le monde. Des anonymes dont les visages sont désormais captés par les caméras dans les rues ou sur les réseaux sociaux, et qui n’ont aucun poids vis-à-vis de la puissance économique. L’être humain a été relégué au second plan au profit de puissances financières et là est tout le problème. Mais c’est mon point de vue et il n’engage que moi. Sinon, peut-être qu’en tant que poète, j’envie et jalouse Noir Désir d’avoir pensé à ce titre pour un de leur album. J’espère juste qu’ils ne me feront pas un procès pour ce clin d’œil que j’assume totalement car je n’aurai pas les moyens de me payer un avocat ! 

Dans l’ouverture de votre livre et dans sa conclusion, vous abordez plusieurs films aux traitements originaux et très intéressants (Contracted, E. England, 2013, par exemple). Qu’est-ce qui a motivé vos choix de films pour les analyses exhaustives, et votre classement ?

J’ai vu des centaines et des centaines de films de zombies depuis mes débuts de journaliste et certains m’ont marqué plus que d’autre. J’ai essayé de faire le tri en me concentrant sur les métrages qui avaient, à mes yeux, une toile de fond réellement politique. Car beaucoup de productions « zombiesques » ne sont que de purs divertissements horrifiques n’ayant pas grand-chose à dire ni à apporter si ce n’est de satisfaire un public en quête de sensations fortes (ce qui soit dit en passant n’a rien de déshonorant). J’ai donc tenté de me concentrer sur les productions à dimension métaphorique tout en fonctionnant au coup de cœur. Car il faut aimer un film, selon moi, pour en parler. Et puis ayant fait des études de philosophie, j’aime l’idée de creuser ce qui se cache derrière chaque œuvre.

L’assaut des zombies dans La Nuit des Morts-Vivants de George Romero, sorti en 1968 © Image Ten/Laurel Group/ Archives du 7e Art/Photo12/AFP

Romero filme le crépuscule des morts-vivants dans Zombie, en 1978 © Katherine Kolbert/Laurel Group/Solaris Distribution

L’ARMÉE DES MORTS À HOLLYWOOD

Votre livre fait état de différents « types » de zombification : les mort-vivants « classiques » à la Romero, et plus récemment ceux que vous appelez les « infectés » dont la contamination intervient par le biais de virus ou d’animaux (Rec, J. Balagueró et P. Plaza, 2007 ; Mullberry Street, J. Mickle, 2006). Comment définirez-vous le zombie d’une manière générale ?

Selon moi, dans les films que j’aborde au fil des pages de cet ouvrage, les zombies sont les révélateurs des maux de notre société. Ils agissent sur nous comme des miroirs, ils sont d’une certaine manière, le reflet de ce que nous sommes, de nos peurs, de nos dérives, de nos erreurs, de nos désespoirs. Bref, de notre humanité.

On s’aperçoit à la lecture de votre livre que les zombies, des êtres lents et maladroits que l’on retrouve chez Romero ou Andrew Parkinson aux créatures désarticulées mais vives de La Nuit à Dévoré le monde (D. Rocher, 2018) en passant par les Revenants calmes et peu agressifs de Robin Campillo (2004), ont finalement des manières de s’incarner très différentes. Voyez-vous une corrélation entre cette progression de la représentation des morts-vivants et l’évolution des problèmes sociétaux soulevés par les réalisateurs ?

A la base, la figure du zombie contemporain a été définie par Romero, des créatures lentes mais affamées. Cette image a été celle qui, pendant longtemps, a fait loi et qui a inspiré de nombreux cinéastes. Les zombies sont devenus des êtres vifs et agressifs avec L’Armée des morts, remake de Zombie mis en boite par Zack Snyder. Cette production qui mise sur le spectacle au détriment de la satire sociale a, selon moins, eu un impact considérable sur la façon dont une nouvelle génération de cinéastes a, par la suite, appréhendé la figure du zombie. Je pense que cette approche de Snyder est avant tout générationnelle et témoigne de l’évolution d’Hollywood et du public, un public qui vit dans la société du zapping et qui s’ennuie quand les choses ne vont pas assez vite. Les zombies de Snyder répondent tout simplement à la demande de cette nouvelle génération de spectateurs, rien de plus, c’est une approche purement commerciale qui a guidé les choix du réalisateur. Je ne vois pas de réelle corrélation entre la représentation des zombies et l’évolution des problèmes sociétaux, je crois que, pour l’industrie du cinéma, c’est plus une question d’époque et de choix commerciaux, le désir des réalisateurs d’être en phase avec leur public.. Et puis, je pense que certains cinéastes souhaitent également s’affranchir de l’influence de Romero.

Il semblerait que les attentats du World Trade Center aient fortement impacté les films de morts-vivants américains. Pensez-vous qu’il y ait une véritable démarcation dans le discours et la représentation des films de zombies post 11 septembre 2001 ? Quelle serait-elle ?

Land of the Dead, de Romero est clairement hanté par les attentats du 11 septembre et arrive à un moment où les studios étaient frileux à l’idée de produire des films politiques. Dans ce film, les zombies tentent de s’organiser et ne sont pas dénués de ressentis. Bref, ils s’humanisent. Et si les vivants les perçoivent comme une menace c’est parce qu’ils sont différents. Il me semble que désormais, dans beaucoup de films de morts-vivants, le zombie incarne cette peur de l’autre qui caractérise notre époque. La différence est devenue une menace et l’utopie du « vivre ensemble » s’est estompée. Il suffit pour s’en rendre compte de jeter un œil sur l’actualité. La société est de plus en plus divisée et je crois que les films de zombies reflètent cela depuis quelques années.

© Pan Européenne Distribution

LE SPECTRE POLITIQUE DU ZOMBIE

Pourquoi, à votre avis, le zombie s’est-il imposé -plutôt que le vampire par exemple, auquel sont pourtant également associés mort, transformation, assimilation, et prédation- pour personnifier la nécessaire révolution sociale ?

A la différence du vampire, qui est une créature « folklorique » (dans le sens noble du terme), c’est-à-dire mythologique et qui existe dans de nombreuses cultures, le zombie est humain, je veux dire par là qu’avant sa transformation, il était comme n’importe quelle autre personne. De plus, il est ancré dans le réel, dans le monde contemporain, alors que le vampire, qui craint les rayons du soleil et qui vit donc essentiellement la nuit, est souvent associé à une imagerie gothique. De plus, le vampire possède une dimension sensuelle, presque qu’érotique que n’affiche pas le zombie, qui affiche des particularités physiques repoussantes. Le zombie est la plupart du temps laid et en état de décomposition, et ce qu’il représente est plus frontal, plus radical, et, de ce fait, il est ainsi plus approprié pour aborder des questions sociétales.

Si la figure du zombie est choisie pour la peur qu’elle engendre – la décomposition, la perte d’autonomie, d’identité propre… -, pensez-vous que son impact puisse perdurer maintenant qu’elle s’humanise et retrouve une forme de conscience ?

Oui, je pense que la figure du zombie est entrée dans l’imaginaire collectif et que son impact peut perdurer surtout si ce sont des cinéastes qui ont des choses à dire, qui développent une réelle pensée, une réflexion qui s’emparent de ce personnage.

Vous évoquez la dérive inverse : l’emploi des morts-vivants pour servir des propos fascisants, à l’image du film Zombie Self-Defense Force (Zonbijeitai, N. Tomomatsu, 2006). Est-ce un fait isolé, ou avez-vous connaissance d’autres films ayant suivi cette mouvance ?

Non, je n’en connais pas d’autres mais il en existe sûrement, cependant leur diffusion est sûrement restée confidentielle, je pense. Zombie Self-Defense Force peut être visionné sur internet, sur YouTube. C’est d’ailleurs par ce biais que j’ai pu le regarder. Il est tourné avec les pieds et est absolument abject, tant artistiquement que philosophiquement. Mais je trouvais intéressant de le citer pour montrer que la figure du zombie peut aussi être utilisée pour diffuser des idées d’ultra-droite car il s’agit là aussi d’une dimension politique du mort-vivant.

Zombie Self-Defense Force, film japonais réalisé par Naoyuki Tomomatsu, sorti en 2006 © GP Museum Soft

Le réalisateur Bruce McDonald propose une lecture singulière du film de zombie dans Pontypool, en 2008 © Ioana Vasile/Opening Distribution

UN VIRUS CONTAGIEUX

Les films que vous analysez proviennent de différents pays, et suivent des trames très diverses pour traiter d’un sujet similaire, et conclure généralement sur la même note pessimiste quant à l’avenir de l’humanité.  Existe-t-il toutefois des films de zombies sans propos, tournés pour le simple plaisir du divertissement ?

Oui, bien sûr. Ils sont même majoritaires. Le cinéma étant un art de divertissement, en particulier s’il provient d’Hollywood, la plupart des films de zombies n’ont rien à dire et se contentent d’offrir au public des sensations fortes et du gore. Mais je peux également prendre plaisir à visionner ce type de productions, si elles sont bien réalisées.

Vous semblez avoir sincèrement apprécié la plupart des films sur lesquels vous vous appuyez, votre enthousiasme est communicatif ! Vous devez tout de même avoir eu un ou deux coups de cœur en faisant votre étude ?

Outre tous les films de Romero, et en particulier Zombie, j’ai eu effet quelques coups de cœur. Notamment Pontypool qui est film d’une intelligence rare, où ce sont les mots qui propagent le virus. Autres films : Cargo, un film australien diffusé sur Netflix et qui évoque la communauté aborigène ou encore The Dark, de Justin P. Lange qui traite de l’enfance maltraitée et qui possède une dimension poétique troublante. Dernièrement, j’ai découvert The Rain, sur Netflix, une série danoise post-apocalyptique avec des infectés et je l’ai trouvée très divertissante même si je pense qu’elle aurait pu développer une dimension sociale et politique plus appuyée. Toujours sur Netflix, j’ai également apprécié #Alive, une production coréenne qui sans être transcendante mérite le détour. Et j’ai hâte de visionner Peninsula, la suite du Dernier Train pour Busan.

* Propos recueillis par mail, en novembre 2020.

Copyright illustration en couverture : Alex Burch.

ÇA VOUS A PLU ?

Le spectacle continue… Et vous pouvez y apporter votre rime !