« Walt Disney : l’homme au destin animé » – Rencontre avec Alain Duchêne

par

Walt Disney

Qui ne connaît pas Walt Disney, l’homme couronné de 29 Oscars de son vivant par l’intermédiaire de son studio, devenu depuis lors le plus puissant du cinéma américain ? Si  son visage n’évoquait autrefois guère grand chose au public, du moins de son vivant, impossible aujourd’hui de ne pas reconnaître la frimousse de l’oncle Walt. Qui se doute pourtant que l’incarnation souveraine du dessin animé n’était en réalité pas tant le dessinateur de talent que l’on imagine, mais un chef d’entreprise de génie, un visionnaire toujours en avance sur son temps qui sut s’entourer d’une fine équipe d’animateurs d’exception ? Dans son livre, Walt Disney : l’homme au destin animé (éd. Sutton, 2019), Alain Duchêne s’intéresse à la question, et nous présente, sans en éluder la part d’ombre, l’ascension d’un jeune dessinateur sans le sou, qui devint en quelques années un chef d’entreprise chevronné, créant les fondations d’un empire qui aujourd’hui encore ne cesse de s’accroître.

L’HOMME AU DESTIN ANIMÉ

On ne présente plus Walt Disney, ce passionné de cinéma et de trains auquel on doit le premier long-métrage animé de l’histoire du 7art, Blanche Neige et les Sept-Nains (1937). Le livre d’Alain Duchêne nous le dessine pourtant sous un jour nouveau, et remet par-là même les pendules à l’heure. En effet, la petite souris par qui tout a commencé, celle dont le nom est indissociable de celui de Walt Disney dans le monde entier, Mickey, enfin, auquel Walt a des années durant prêté sa voix, n’aurait jamais existé sans l’un des premiers collaborateurs et ami de l’artiste et entrepreneur de génie, l’animateur Ub Iwerks, responsable du graphisme désormais iconique du souriceau. L’auteur met également en avant d’autres génies du dessin qui ont œuvré dans l’ombre de l’oncle Walt, parmi lesquels Floyd Gottfredson, premier auteur des bandes dessinées de Mickey. Le talent sans égal de Disney réside, moins dans sa plume (bien que dessinateur, il délègue quasiment instantanément cet aspect à d’autres pour se concentrer sur la mise en scène, qu’il maitrise bien mieux), mais dans ses idées sans cesse renouvelées, le poussant toujours à innover et à se placer à la pointe des technologies d’un cinéma alors en pleine évolution. Ainsi, dès l’apparition du parlant en 1927, Walt vend sa voiture pour financer la sonorisation de Steamboat Willie sorti un an plus tard. Il choisit alors d’inverser le postulat classique (la musique d’un film est choisie en fonction de l’action), et réalise ses courts-métrages, les Silly Symphonies, en fonction du rythme imposé par la musique. Lorsque le Technicolor trichrome apparaît, il sécurise le partenariat pour s’assurer la meilleure couleur possible. Mieux : tonton Walt a même inventé le 7.1 avant l’heure, avec le Fantasound, développé spécialement pour Fantasia, en 1940. Le procédé nécessitait pas moins de 7 pistes sonores pour 30 diffuseurs en salle ! Au regard de l’incroyable savoir-faire de ses animateurs, peut-on encore s’étonner que les productions du studio Disney évincent systématiquement celles de ses concurrents ? 

Plus remarquable encore est la clairvoyance de Disney en tant qu’homme d’affaire. Walt comprend l’importance de réaliser des recettes ininterrompues (auparavant l’argent ne rentre que lors de l’exploitation d’un film en salle), et décline alors le personnage de Mickey en bandes dessinées, vend son image pour la conception de produits dérivés, et sauve ainsi, par ricochet, de nombreuses entreprises de la faillite pendant la Grande Dépression. Quelques décennies plus tard, dans les années 50, les produits dérivés de la série Davy Crockettremporteront un tel succès que seul Star Warsen 1977 réussira à faire mieux ! En conservant les droits sur ses œuvres, Walt Disney s’est assuré des revenus stables, qui augmenteront encore de manière significative avec l’ouverture de son parc à thème, Disneyland, en 1955. Le livre d’Alain Duchêne retrace donc la carrière et l’œuvre de Walt Disney, de son enfance jusqu’à sa mort, de manière extrêmement dense, mais sans lourdeur. Truffé d’anecdotes, d’extraits de correspondances, de télégrammes, de discussions, et de détails amusants, l’ouvrage est incroyablement vivant, et déroule la vie du créateur sous nos yeux, avec ses succès, ses échecs, son aspect sombre et décrié, également. Les mots de l’auteur projettent sur notre écran mental les nombreux films et séquences qu’il évoque grâce à un descriptif minutieux, n’ayant pourtant rien d’assommant. Bien au contraire, ses commentaires mettent en avant les particularités des films cités et en renforcent l’intérêt. La plume d’Alain Duchêne donne à voir plus qu’elle ne donne à lire l’histoire de Walt Disney. Asseyez-vous confortablement, et laissez-vous happer par la biographie d’un homme dont l’oeuvre a bercé presque tous les enfants du monde. Aujourd’hui, le héros du conte, c’est lui.

LE TRAVAIL D’UNE VIE

Marie Laugaa : En lisant votre biographie, on s’aperçoit que vous avez été dessinateur et graphiste, auteur-compositeur de chansons… Un vrai touche-à-tout en somme ! Quand et pourquoi vous êtes-vous tourné vers l’écriture ?

Alain Duchêne : Il faut d’abord préciser que le premier film que j’ai vu au cinéma, deux ans après la mort de Disney, était Bambi; un festival de magie et de couleurs qui m’a marqué à vie ! Je voulais faire « ça » ! J’ai d’ailleurs fait de l’animation à titre privé et, les femmes ne me démentiront pas (sourire), donner la vie (même avec des milliers de dessins projetés sur écran blanc) relève de l’incroyable. Ensuite, la signature de Walt Disney m’ayant très impressionné, je me suis mis à conserver tous les articles, parlant de cet homme mythique, qui me tombaient sous la main. J’étais tellement fasciné par son œuvre qu’adolescent, j’ai commencé à écrire sur les films de longs-métrages que je pouvais revoir au cinéma (à l’époque, les magnétoscopes n’existaient pas encore). C’est ainsi qu’à l’âge de 17 ans, j’ai écrit un article sur Fantasia qui sera publié trois ans plus tard à l’intérieur d’une revue spécialisée dans l’animation. Bien que non rémunéré, voir mon nom imprimé en bas de l’article fut pour moi comme un électrochoc. Je crois que le virus de l’écriture m’a contaminé à ce moment-là puisque j’en ai profité pour acheter une machine à écrire. Aujourd’hui, je ressens quelque chose de curieux vis-à-vis de Walt Disney. Bien que ne croyant absolument pas à la réincarnation, j’ai la certitude de l’avoir connu dans une autre vie. Peut-être que cela fait trop longtemps que je tourne autour de lui (rire).

Pourquoi vous intéresser particulièrement à Walt Disney ? Est-ce une étape logique après votre biographie sur Albert Uderzo, l’inoubliable dessinateur d’Astérix pour lequel vous semblez nourrir une certaine passion, et qui porte la plus grande admiration à l’homme à la souris (il a d’ailleurs écrit la préface de votre livre) ?

Pour moi, Disney et Uderzo sont intimement liés dans mes passions car, à quelques mois près, elles m’ont explosées au visage toutes les deux. C’est quasiment à l’âge de sept ans que le génialissime Albert Uderzo, dessinateur de cette épopée gauloise, a attiré mon attention sur son existence réelle. À la maison, nous n’avions que peu d’albums ; plusieurs Astérix, quelques Lucky Luke, deux ou trois Tintintout au plus… Et le premier épisode de la série de Tanguy et Laverdure : L’École des Aigles… Un album dans lequel je me plongeais toujours en rêvant de devenir pilote de chasse ! J’ai appris par la suite que je n’étais pas le seul, loin de là, et que bien d’autres le sont devenus, pilote de chasse ou pilote tout court, grâce à cette série qui s’avèrera être une véritable mine de vocations… A donner des ailes ! C’est alors qu’en 1967 paraît Astérix Légionnaire. J’ai dévoré l’album, sans tout comprendre sur les guerres fratricides romaines entre Pompée et César mais avec une frénésie non dissimulée… Pour m’arrêter soudain sur la deuxième vignette de la dernière page. C’est un gros plan de Tragicomix(le bellâtrecomme le surnomme Obélix), le fiancé de la belle Falbala… Un visage qui me rappelle instantanément celui de Michel Tanguy… Pour la première fois de mon existence, je vérifie le nom du dessinateur sur la couverture de l’album pour découvrir le patronyme d’A. Uderzo (le prénom n’apparaît pas encore, il n’y a que son initiale). Je me souviens m’être dit : « Uderzo, quel drôle de nom ! » (forcément, quand on a un nom comme le mien !), avant de saisir l’album de L’École des Aigles pour constater qu’il s’agissait bien du même dessinateur pour les deux séries ; l’une réaliste, l’autre humoristique… Quel uppercut ! J’étais abasourdi !

C’est à cet instant précis que j’ai été fortement impressionné par le talent de ce dessinateur qui avait une palette aussi large au bout de son pinceau. Ce « drôle de nom», tout comme pour Walt Disney je ne le savais pas encore, allait occuper une grande partie de ma vie. À défaut de ne pas avoir connu l’un, l’autre va devenir un ami ! Je n’en reviens pas moi-même ! […] Si vous me le permettez, je voudrais juste ajouter un parallèle intéressant entre Albert Uderzo et Walt Disney : aujourd’hui, les personnages qu’a créé Albert Uderzo avec René Goscinny sont les plus lus au monde (après Mickey dont les ventes ont dépassé le milliard d’albums… mais, contrairement à Astérix, avec une multitude de dessinateurs) ; ils prennent vie dans des dessins animés de long-métrage, dans des films à prises de vues réelles avec des acteurs en chair et en os, au travers de millions de produits dérivés et dans un parc d’attractions. Cela ne vous rappelle rien ? Et pourtant, Albert Uderzo n’est pas le Walt Disney français, il est juste Albert Uderzo, de toute la hauteur de son immense talent ! « 

Quels types de recherches avez-vous effectué en amont, et combien de temps avez-vous mis pour écrire votre livre ?

Comme je le disais, j’ai conservé énormément de choses depuis mon enfance. Et puis, la société Disney a commencé à diffuser ses longs-métrages animés en cassette puis en DVD. J’ai tout acheté. Aux États-Unis, il y a beaucoup plus de matériel sur le marché qu’en France… Aussi ai-je acquis également tout ce que j’ai pu trouver. Je peux dire aujourd’hui que j’ai visionné absolument tout ce qu’a réalisé Disney dans le domaine de l’animation et ce, depuis ses débuts. Inimaginable pour le garçon de 8 ans que j’étais… Quel régal ! J’ai également un très grand nombre de bibliographies (francophones et anglophones) sur ce personnage hors du commun. Grâce à internet, je suis également allé puiser des courriers ou des documents écrits par Disney lui-même… Lorsque l’on aligne tout ça, bout à bout, il y a déjà de quoi faire ! C’est quasiment le travail d’une vie !

En quelle mesure la compagnie Disney a-t-elle été présente lors de l’élaboration de ce projet ?

À aucun moment. Je n’ai pas demandé une autorisation que je n’aurais jamais eue car je parle de Disney dans l’ombre et la lumière de sa gloire. Le sujet de la grève dans son studio et ses témoignages pendant la terrible période du MacCarthysme ne collent pas avec la légende dorée du créateur.

DANS L’OMBRE DE WALT DISNEY

Dès votre introduction, vous évoquez les zones d’ombre du personnage sympathique et débonnaire que cultivait Walt Disney. Admiré un temps par Hitler, il était, à l’image de son temps, misogyne, homophobe, raciste, et anti-communiste notoire… Dans le livre, vous évoquez toutes ces polémiques pour développer notamment certains aspects qui ont eu des répercussions importantes sur son entreprise, en réfuter d’autres etc. Néanmoins, vous le faites de manière élégante, sans jamais porter de jugement de valeur. Est-ce le fait d’une volonté purement documentaire de votre part ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas une certaine difficulté à s’attaquer à un homme dont l’image est si farouchement verrouillée par la société qui porte son nom ?

Même si l’homme n’est pas à la hauteur du créateur, comme c’est souvent le cas (sauf pour Albert Uderzo qui est une exception de talent et de gentillesse), je garde un regard documentaire comme vous dites, sur le bonhomme. Je ne suis pas là pour le juger mais pour analyser une carrière extraordinaire avec ses grands défauts et ses immenses qualités.

Il est intéressant de noter que votre livre ne comporte pas d’image, alors qu’il parle d’un cinéma dont le dessin est l’essence même. Est-ce une décision prise avec votre éditeur afin que votre livre soit le plus abordable possible, ou cela tient-il d’une volonté de votre part « d’illustrer » l’homme Walt Disney, dont le talent, en fin de compte, ne fut pas la maîtrise du dessin qu’on lui attribue généralement ?

Pas d’image car pas d’autorisation de Disney. En revanche, dans ce livre, il y a quelque chose d’unique. C’est la première fois au monde que la filmographie de Walt Disney, de ses débuts à sa mort, est répertoriée de manière aussi complète (avec dates, réalisateurs et animateurs). Il y a même tous les films des séries réalisées pour la télévision. Du jamais vu !

Votre livre remet avec beaucoup de justesse les choses en place et donc les lauriers à Ub Iwerks, le véritable créateur de Mickey. Vous le terminez d’ailleurs par deux portraits de dessinateurs prodigieux (Floyd Gottfredson et Winsor McCay). S’agit-il d’une volonté de réhabiliter les véritables artistes et animateurs cachés dans l’ombre des studios Disney ?

Winsor McCay n’a jamais travaillé pour Disney… Mais il aurait mérité d’être plus reconnu aujourd’hui. En revanche, Iwerks et Gottfredson (c’est grâce à lui qu’Uderzo a fait de la bande dessinée) ont, comme tous chez Disney, évolué dans l’ombre de cette signature magique. Étant dessinateur, comme vous le faisiez remarquer, je ne pouvais qu’apporter de la lumière sur tous ces illustrateurs et animateurs fabuleux qui ont créé cet empire et sans qui Disney ne serait jamais monté aussi haut.

Votre parti pris est intéressant, car inattendu : pourquoi développer autant les courts-métrages, pour seulement survoler les longs, pourtant bien plus populaires aujourd’hui ? Cela fait-il écho à votre choix de présenter Disney d’une manière inédite ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord pour la notion de survol des longs-métrages. Les Big Five, par exemple, à savoir les cinq premiers longs-métrages de Disney (Blanche-Neige et les sept nains, Pinocchio, Fantasia, Dumbo et Bambi, s’étalent de 1937 à 1942), sont parfaitement développés car primordiaux dans la structure de l’entreprise. Pour les autres longs-métrages, ils sont évoqués en vue de l’importance que Disney leur attachait. À partir de 1950, il se tourne vers la réalisation de son parc et son intérêt pour ses productions va en pâtir… Restent les courts-métrages qui, bien que moins nombreux, demeurent exceptionnels dans ces années-là. Quant aux autres courts-métrages, ceux du début, il s’agit de quelque chose d’absolument unique dans l’histoire du cinéma car Disney a réussi, à une époque où la télévision n’existait pas, à s’imposer avec des films de 8 minutes environ dans un domaine où seuls les longs-métrages nécessitaient de payer une place de cinéma. Certains spectateurs refusaient même d’entrer dans les salles obscures si un film de Mickey n’était pas projeté en hors-d’œuvre du film principal. De plus, c’est dans ces courts-métrages que toute l’ingéniosité de l’équipe Disney explose !

DISNEY APRES WALT

C’est une question attendue, j’en suis certaine, mais on ne peut s’empêcher de se la poser après avoir lu votre livre : quel est donc votre dessin animé Disney favori ? Avez-vous été marqué par un autre film d’animation, d’un autre studio peut-être ? Si oui, lequel ?

Sans conteste aucun, le plus beau film de Walt Disney (et donc mon préféré) est Pinocchio. Réalisé à la fin des années 30, il est unique dans sa conception même. Dans la scène de la baleine, par exemple, à la fin, toutes les vagues de la mer sont animées. Un film à voir aujourd’hui en Blu-ray pour en saisir toute la quintessence. Il faudra attendre plus de 60 ans pour obtenir une telle qualité grâce aux ordinateurs… Mais cette animation n’est déjà plus du dessin animé. Quant aux courts-métrages, mes préférés sont trop nombreux pour être énumérés ici. Pour les autres studios, j’adore ceux de la Warner Bros (Bugs Bunny, Sylvestre et Titi, Beep beep et Coyote…), Tex Avery, bien sûr et Don Bluth (qui a travaillé un temps chez Disney) avec, notamment, son Brisby et le secret de Nimh… Un chef-d’œuvre ! Tout ça… Et quelques dizaines d’autres, bien sûr. 

Aujourd’hui, existe-t-il selon vous un studio dont l’inventivité visuelle et narrative pourrait être comparée à celle de Disney ?

Franchement non ! De la créativité, oui, il y en a beaucoup… Mais bâtir un empire comme celui de Disney me paraît aujourd’hui beaucoup plus difficile, voire peut-être impossible ; je crois que cela est lié au contexte de l’époque… Et peut-être à l’homme aussi. Walt Disney avait un flair infaillible. Il savait ce qui allait marcher ou non. Il avait de la chance, une chance incroyable… Mais ça, c’est lui qui la provoquait. C’était un visionnaire, un homme parfaitement dans son époque quoique très en avance sur son temps.

En tant que dessinateur, que pensez-vous du tournant pris par l’animation, avec l’avènement de l’animation 3D ?

C’est une question de coût. Réaliser un dessin animé coûte plus cher et nécessite beaucoup plus de main-d’œuvre que réaliser un film d’animation sur ordinateur. Les français sont très forts dans ce domaine ; d’ailleurs, les américains ne s’y trompent pas ; ils viennent en France recruter tous nos talents car, eux, ont les moyens financiers. J’aime les films en 3D, aujourd’hui, ils affichent une qualité incroyable… Mais je préfère le dessin animé qui n’existe quasiment plus aujourd’hui. Par chance, de temps à autre, il ressurgit chez Disney, comme dans Mary Poppins 2… Un régal !

Walt Disney : L’homme au destin animé, d’Alain Duchêne (Sutton, 374 p., 25€).

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