Ce n’est un secret pour personne : David Cronenberg est LE cinéaste du corps. Certes, et après ? Impossible de plier l’affaire avec une simple moue de dégoût face aux monstres humains, trop humains, de son bestiaire infréquentable. « La société a une peur panique de la chair » se désespérait déjà Seth Brundle, le biologiste un brin barré de La Mouche (1986) dans lequel Cronenberg en personne s’improvisait gynécologue obstétricien le temps d’une séquence cauchemardesque. Par-delà le bien et le mal, la chair et les viscères, le cinéma du « roi de l’horreur vénérienne » n’a cessé de repousser les limites du corps, de la sexualité et de la morale en dépeçant méticuleusement l’espèce humaine.
LA TRANSGRESSION SELON DAVID CRONENBERG
« La philosophie est une chirurgie ; la chirurgie une philosophie » peut-on lire dans Consumés (éd. Gallimard, 2016), premier roman de David Cronenberg, concentré de chairs putrescibles, d’insectes galopants et de nouvelles technologies. « Kidnappé par le cinéma » expliquait-t-il lors d’une masterclass au NIFF (Festival international du film fantastique de Neuchâtel) en 2018, le réalisateur a bâti de ses propres mains quarante ans durant un édifice théorique inspiré de sa passion pour la biologie et la chimie organique – qu’il a d’ailleurs étudiée dans ses jeunes années à l’Université de Toronto. La science du vivant le fascine dans sa capacité à permettre aux individus de s’imaginer en dieux créateurs, en propagateurs d’espèces invasives en tous genres. Qu’elles informent leurs névroses (Chromosome 3, 1979) ou rêvent de faire corps avec la matière (Crash, 1996), les divinités cronenbergiennes fantasment une nouvelle forme d’humanité hybride, débarrassée du souci de la sexualité dans sa pure dimension reproductive. De leur côté, les ligues puritaines ne manqueront pas d’épingler l’œuvre d’un évolutionniste parti à la recherche de nouvelles configurations anatomiques à travers le prisme du genre (body horror, snuff movie, medical porn, etc.) Le malaise ressenti face à l’hémorragie d’un poste de télévision (Vidéodrome, 1983) ou l’érection d’une machine à écrire (Le Festin nu, 1991) amorcent la première étape d’une mutation programmée de l’espèce. L’œil ne veut, plus qu’il ne peut, se détourner de ces images mutantes et brutales à forte charge érotique. Leur radicalité effraie et durcit le cuir pour mieux s’élever au-dessus d’une condition humaine déficiente. Pas question de panser ses plaies chez Cronenberg : on se perd dans des orifices artificiels (eXistenZ, 1999) sans jamais être certain d’en ressortir indemne. Entre expérimentations douteuses (Rage, 1977) et transgression des normes (Faux-Semblants, 1988), son cinéma trace le chemin d’une quête spirituelle vers un nouvel absolu. En attendant l’épiphanie promise, Fabien Demangeot, docteur en Lettres modernes et en Études cinématographiques, décrypte la philosophie tortueuse du réalisateur dans un essai dont la concision séduira les néophytes comme les cinéphiles chevronnés. La Transgression selon David Cronenberg (éd. Playlist Society, 2021) fait partie de ces petits indispensables de poche qu’il est toujours bon d’avoir sous la main pour comprendre une œuvre « ouverte à toutes les métamorphoses. » *

David Cronenberg sur le tournage de Vidéodrome, à l’hiver 1981 © Universal Pictures/Rick Porter

Jeff Goldblum et son metteur en scène sur le tournage de La Mouche, en 1986 © Attila Dory/20th Century Fox
LES TROIS VISAGES DE L’HORREUR
Boris Szames : Quelles grandes époques distingueriez-vous précisément dans l’œuvre de David Cronenberg ? Comment êtes-vous d’ailleurs venu à sa filmographie ?
Fabien Demangeot : Pour beaucoup, David Cronenberg est un cinéaste de l’horreur corporel qui aurait délaissé le gore pour réaliser, à partir du début des années 2000, des films plus psychologiques. Ce point de vue est bien restrictif puisque, dans les années 80-90, Cronenberg avait déjà, avec des longs-métrages comme Faux-Semblants et M. Butterfly, mis de côté les représentations de corps mutants ou déliquescents pour s’intéresser plus spécifiquement à la psyché de ses personnages. S’il est possible de distinguer plusieurs périodes dans l’œuvre de Cronenberg, celles-ci ne sont jamais totalement figées. Cronenberg n’a jamais cessé de surprendre le public comme la critique, en revenant, par exemple, avec des films comme Crash, en 1996, et Cosmopolis, en 2012, à des formes cinématographiques plus expérimentales. De son premier court-métrage Transfer, en 1966, jusqu’à The Italian Machine, épisode pour la série Teleplay, diffusée à la télévision canadienne, au milieu des années 70, Cronenberg évoluait principalement dans le domaine du cinéma d’avant-garde. Ses œuvres, dépourvues d’images chocs, bien qu’elles missent déjà en scènes des corps et des esprits mutants, faisaient écho aux travaux de réalisateurs underground américains tels que Kenneth Anger, Jonas Mekas ou encore Ed Emshwiller. A partir de Frissons, en 1975, Cronenberg a commencé à réaliser des films d’horreur dotés de structures narratives plus classiques. Si jusqu’à eXistenZ, le cinéaste évoluait principalement dans le domaine du Body Horror, il a, à partir de Spider jusqu’à son dernier long-métrage Maps to the stars, cessé d’exposer frontalement des corps monstrueux même si l’on trouve encore, dans son cinéma, des images d’une grande violence. Il est donc possible de distinguer, de manière schématique, trois grandes époques dans le cinéma cronenbergien : expérimentale, corporelle et psychique. J’ai découvert, pour ma part, le cinéma de David Cronenberg, au lycée. J’étais, à cette époque, amateur de cinéma de genre, notamment de slashers comme Halloween de John Carpenter et Scream de Wes Craven. J’ai d’abord vu La Mouche puis Crash qui m’ont totalement fasciné et donné envie de m’intéresser à l’intégralité de son œuvre.
Vous décortiquez dans votre livre le cinéma de David Cronenberg à l’aune de la transgression des normes (physique, psychique, morale, etc.) J’ai pourtant l’impression que cette même transgression permet de les éprouver plus qu’autre chose, notamment parce que la plupart des personnages de l’univers cronenbergien finissent dans l’ensemble par échouer d’une façon ou d’une autre… ?
Étymologiquement, le mot transgression vient du latin « transgressio » qui signifie passer de l’autre côté, traverser. Chez Cronenberg, cette notion de passage reste, en effet, très souvent à l’état de fantasme, que l’on songe à la fusion impossible des frères Mantle, dans Faux-Semblants, ou encore à la quête de jouissance mécanique des personnages de Crash. Certaines transgressions peuvent d’ailleurs être difficilement considérées comme telles puisqu’ elles trouvent leur place dans des univers totalement dépourvus de morale. Dans certains films, comme Vidéodrome, Le Festin Nu et eXistenZ, l’idée de transgression perd également une part de son sémantisme premier puisqu’il est impossible, pour le spectateur, de savoir si les personnages commettent des actes transgressifs ou s’ils ne font que les fantasmer. Curieusement, c’est sans doute, dans ses derniers films, que la notion de transgression est la plus incarnée. Les personnages de A History of Violence, des Promesses de l’ombre et même de A Dangerous Method et de Maps to the stars, finissent par accepter leur nature bien qu’ils aient pu l’occulter par le passé. Ils deviennent ou redeviennent des assassins, acceptent la nature incestueuse de leurs fantasmes et réussissent, peut-être, finalement là où ont échoué les héros des précédents films de Cronenberg. Et contrairement aux habitants de la résidence de Frissons, aucun virus n’est ici la cause directe de leur transformation.
David Cronenberg a suivi dans sa jeunesse des études de biologie et de chimie organique, ce qui ne manquera pas d’infuser dans son œuvre de cinéaste. Plus qu’un scientifique, ne vous semble-t-il pas qu’il ne calque sa pratique artistique davantage sur celle d’un explorateur classique que celle d’un scientifique de laboratoire ou d’un chirurgien ?
Cronenberg est passionné par l’intérieur des corps et par tout ce qui a trait au domaine de la tératologie. Cependant, bien qu’il expose toutes sortes d’organismes mutants dans son œuvre, il n’explique jamais réellement les causes de ces modifications. Les explications scientifiques ne l’intéressent pas. Dans Chromosome 3, nous ne savons, par exemple, pas comment il est possible pour Nola de mettre au monde des créatures monstrueuses sortants de ses excroissances dermiques. Si la thérapie expérimentale du docteur Raglan est la cause de ses transformations, à aucun moment le lien entre la médecine et la monstruosité du personnage n’est vraiment interrogée. Cronenberg peut, dans ce cas, être considéré comme un explorateur qui voyage à l’intérieur des corps mutants de ses personnages sans pour autant les expertiser. Si les mutations exposées ont souvent une explication (l’accident du héros de Dead Zone, la prise d’un médicament expérimental dans Scanners), celle-ci ne sert, en général, que la compréhension globale du récit.
On remarque une forte dimension entomologique chez David Cronenberg. Je pense notamment à la machine à écrire du Festin nu. Pourquoi la rencontre avec La Métamorphose, œuvre canonique du « genre », ne s’est-elle jamais faite, selon vous ?
Il me semble que plusieurs films de Cronenberg font indirectement référence à La Métamorphose. Je pense au Festin Nu, au court-métrage The Nest, dans lequel une jeune femme est persuadée qu’un nid d’insectes a pris possession de l’intérieur de son sein gauche et, bien sûr, de manière plus marquée encore, à La Mouche puisque Seth Brundle, le héros du film, accepte, comme Gregor Samsa, le personnage de la nouvelle de Kafka, son nouvel état sans se poser de questions. Si Cronenberg n’a jamais directement adapté l’auteur de La Métamorphose, son œuvre, est, à mon sens, profondément kafkaïenne. Ses premiers films, notamment Stereo et Crimes of the future, mettent en scène des êtres dépersonnalisés évoluant, à l’image des héros du Château et du Procès de Kafka, dans des mondes complètement absurdes. Comme Kafka, Cronenberg interroge la condition humaine. Ces personnages n’ont pas d’autre choix que d’accepter leur sort, ils semblent même incapables de le remettre en question. En 2014, Cronenberg a signé la préface d’une nouvelle traduction de La Métamorphose. Il est évident que cette œuvre a fortement marqué son imaginaire de cinéaste bien qu’il se soit toujours refusé à l’adapter. Il est possible que le cinéaste ait eu peur de traduire l’esprit de ce texte fondateur. Bien qu’il se soit attaqué à des adaptations de romans jugés inadaptables (Le Festin Nu, Crash et Cosmopolis), Cronenberg a toujours reconnu la supériorité de la littérature sur le cinéma. Pour lui, aucun film ne peut retranscrire les mots d’un texte et le propos d’un auteur. C’est même ce qui l’a poussé, en 2014, à écrire Consumés, un roman qui, sur le plan de la représentation organique, va bien plus loin que ne l’a jamais été aucun de ses films.

La machine à écrire kafkaïenne du Festin nu, sorti en 1991 © Attila Dory/20th Century Fox

David Cronenberg s’attaque à l’adaptation de Crash de J. G. Ballard, en 1996© Michael Gibson/Fine Line
VERS LA NOUVELLE CHAIR
Un profond optimisme irrigue l’œuvre de Cronenberg. Ce dernier est d’ailleurs un vrai geek mû par une incroyable foi en la technologie (qu’il réussit égament à connecter à une dimension purement organique dans ses films). Ne serait-il pas paradoxalement le plus humaniste des cinéastes de notre temps ?
Dans la plupart des films de Cronenberg, la technologie permet à l’homme de s’améliorer ou du moins de tendre vers une meilleure version de lui-même. Dans Crash, les personnages, par l’intermédiaire de prothèses orthopédiques, se muent en de nouveaux objets de désirs tandis que les héros d’eXistenZ utilisent les jeux virtuels pour se façonner de nouvelles identités plus attrayantes. Dans Vidéodrome, Max Renn, contaminé par les images de son écran de télévision, a même la possibilité de devenir la Nouvelle Chair. D’une certaine façon, Cronenberg, comme les humanistes, souhaitent que l’homme se construise lui-même sans se référer à une instance supérieure que celle-ci soit morale, politique ou religieuse. Ce désir de liberté, propres aux humanistes, irrigue l’ensemble de son œuvre, depuis Frissons.
Il est énormément question du corps dans ses aspects les plus « rebutants » chez Cronenberg : ses plaies et ses cicatrices béantes, ouvertes aux « mains baladeuses ». Cette éventration à même l’image m’évoque une forme de 3D avant l’heure, pré-Avatar si j’ose dire. Il est d’ailleurs question d’une imprimante 3D dans son livre, Consumés. Ce lien vous semble-t-il évident ou pertinent ?
Dans Consumés, Cronenberg présente des morceaux de corps produits thermoplastiquement à partir d’une imprimante 3D. Ces objets apparaissent comme de nouveaux supports fantasmatiques d’autant plus troublants qu’ils renvoient à des scènes de crimes ou de mutilations. L’auteur évoque d’ailleurs une langue gonflée, protubérante ainsi qu’une tête fendue en deux et béante. Il donne, à travers ses mots, un certain relief à des images monstrueuses. On retrouve ce même type de procédé dans son cinéma lorsqu’il filme l’intérieur des corps. Le spectateur se retrouve happé au cœur de l’image. Il vit une expérience qui se rapproche donc de celle de l’immersion 3D. Il me semble que ce sentiment est particulièrement prégnant dans Vidéodrome notamment à travers l’image, sur laquelle s’achève le film, et qui représente une télévision en train de littéralement cracher ses entrailles.
Les films de David Cronenberg ne cessent de jouer sur la corde raide des genres (horreur, pornographie, fantastique) sans vraiment être identifiables. Comment le réalisateur parvient-il selon vous à éviter ces « écueils » ? D’ailleurs, est-ce qu’une partie de son cinéma pas ne serait pas tout simplement du « mauvais porno » ?
Cronenberg est le créateur d’une œuvre hybride tant sur la forme que sur le fond. Les êtres mutants qui peuplent ses films métaphorisent le caractère composite de son œuvre. Son cinéma, d’un point de vue générique, est assez insaisissable. Il est, par exemple, possible de considérer un film comme La Mouche à la fois comme une œuvre de science-fiction et comme un mélodrame sur la maladie et la mort tandis que Maps to the stars se présente, tour à tour, comme une satire d’Hollywood, un film de fantômes et un drame psychologique sur fond d’inceste. Cronenberg réussit à mêler les genres sans jamais tomber dans la surenchère grotesque. Cette qualité, qui est également propre à certains cinéastes asiatiques comme Bong Joon-ho ou Takashi Miike, est l’une de ses marques de fabrique. Cronenberg refuse d’enfermer, la plupart de ses films, dans un genre prédéfini. Sur la question de la pornographie, le réalisateur de Crash aime exposer, de manière détournée, des pratiques sexuelles pour le moins subversives. Dans Cosmopolis, un toucher rectal se mue, par exemple, en véritable pastiche de fist-fucking. S’il cherche à créer une nouvelle forme de pornographie proprement tératologique, Cronenberg s’amuse aussi avec les conventions du genre en réutilisant, comme dans Frissons et Rage, des personnages stéréotypés du X comme l’infirmière nymphomane et la jeune fille perverse. Sur le plan esthétique, la première scène de Crash évoque, quant à elle, le porno chic et les photographies d’Helmut Newton. Je ne dirai pas que Cronenberg fait du mauvais porno ou cherche volontairement à faire du mauvais porno, sa conception de la pornographie, bien que rattachée à des clichés qu’il surexpose pour mieux les railler, me paraît, au contraire, assez novatrice. On se rapproche davantage de la marge du porno, et notamment du freak porn qui expose des corps considérés comme monstrueux. Un cinéaste underground, issu du porno gay, comme Bruce Labruce, avec son film L.A. Zombie, en 2011, a, en quelque sorte, perpétré le travail de Cronenberg autour de la déconstruction des modèles pornographiques contemporains. Dans ce film, le hardeur François Sagat incarne un zombie qui, en pénétrant les chairs béantes des morts, avec son sexe fourchu, les ramène à la vie. Cronenberg ne hiérarchise pas les genres, dans son œuvre le haut côtoie le bas et si les corps de ses films apparaissent comme de véritables chimères, celles-ci sont, je trouve, toujours parfaitement proportionnées.
Cronenberg n’a cessé de prophétiser certaines mutations de l’humanité, mais aussi de la technologie, de la science… Tout en refusant de se considérer lui-même comme un prophète ! Que nous disent ses films de son rapport au religieux dans une acception globale ?
Les créatures mutantes que Cronenberg expose, notamment dans eXistenZ, évoquent certains monstres bien réels que l’on peut trouver dans les musées d’histoire naturelle. Le cinéaste a pu affirmer, à plusieurs reprises, notamment lors de ses entretiens avec Serge Grünberg, que le monde était en perpétuelle mutation et que les êtres étranges qui peuplent son univers pourraient un jour devenir réels. Cronenberg ne se présente pas comme un prophète mais il est évident que son intérêt pour les sciences et notamment la biologie nourrit sa réflexion cinématographique. En cela, il est, comme a pu l’être au XIX ème siècle un auteur comme Jules Verne, une sorte de visionnaire qui perçoit les grands changements que le monde s’apprête à affronter. Si Cronenberg a foi en la science, il n’en fait pas, contrairement à certains de ses personnages, une religion. C’est aussi pour cela qu’il condamne violemment, dans certains de ses films, le scientisme. Les scientifiques de Rage, de Chromosome 3 ou encore de Scanners échouent lamentablement. Ils ne font pas évoluer l’espèce humaine mais créent des monstres destructeurs. Disons que si la science apparaît, pour bon nombre de personnages cronenbergiens, comme une forme de religion, le cinéaste se montre beaucoup plus nuancé dans son propos. Profondément athée, Cronenberg croit davantage à l’humain qu’à sa possible transcendance, ce qui explique aussi, peut-être, pourquoi ses personnages échouent souvent à devenir autres.

David Cronenberg condamne le scientisme et ses pires dérives dans son film Scanners, sorti en 1981 © Denis Fugere/AVCO Embassy Pictures

Les créatures mutantes d’eXistenZ évoquent certains monstres des musées d’histoire naturelle, en 1999 © Ava Gerlitz/Dimension Pictures
LA TENTATION NIETZSCHÉENNE
Le transhumanisme cronenbergien flirte avec la philosophie nietzschéenne, affirmez-vous. Les mutations nécessaires à ce dépassement de soi ne relèvent-elles pas plutôt de la pure et simple survie de l’espèce humaine dans son œuvre ?
Je n’ai pas l’impression que les personnages cronenbergiens cherchent à survivre. Ils ne mutent pas pour perpétrer l’espèce humaine mais, au contraire, pour la quitter afin d’atteindre un nouvel état, un au-delà de la chair pour reprendre une expression usitée par Seth Brundle, le héros de La Mouche. Selon moi, Cronenberg dépasse largement la question du transhumanisme puisque ses personnages souhaitent, à travers l’expérience de la métamorphose, devenir de véritables surhommes, au sens nietzschéen du terme, c’est-à-dire totalement libérés des contraintes du monde matériel. Il ne s’agit pas seulement de s’améliorer mais de quitter, d’une certaine façon, l’humanité à l’image de Max Renn, qui en se suicidant, à la fin de Vidéodrome, s’apprête à devenir la Nouvelle Chair. Si, pour Cronenberg, la technologie est une extension de notre corps, les personnages de ses films ne se contentent pas des améliorations portées par la science, ils veulent dépasser leur statut d’être humain pour devenir leur propre dieu.
Au sujet des surhommes cronenbergiens, vous évoquez le sort de Seth Brundel, personnage principal de La Mouche, qui « perd une part de son humanité » pour accroître sa puissance. N’avez-vous pas l’impression que Cronenberg touche ici (et dans plusieurs de ses films) au cinéma des super-héros sous une forme moins standardisée qu’elle ne l’est aujourd’hui à Hollywood ?
Cronenberg a toujours détesté les films de super-héros. En 2012, lors d’une interview pour le site Next Movie de MTV, le cinéaste avait fortement critiqué The Dark Night Rises de Christopher Nolan. Pour lui, les films de super-héros proviennent des comics et ne sont faits que pour les gamins. Le cinéaste n’a jamais compris l’engouement de la critique pour la trilogie de Nolan puisque, pour lui, Batman restera toujours un personnage ridicule qui s’agite avec sa cape. Quand on lit les propos de Cronenberg sur The Dark Night Rises, on n’ose imaginer ce qu’il pense des franchises de type Marvel ou DC Comics ! Mais ses propos sont assez paradoxaux parce qu’il me semble qu’un film comme Scanners peut être perçu comme une sorte de relecture des X-Men de Stan Lee. Comme dans la célèbre bande dessinée, il est question de mutants rejetés par la société. La lutte des deux frères ennemis du film évoque, quant à elle, la guerre fratricide entre le docteur Xavier et Magneto puisque si l’un œuvre pour le bien, l’autre cherche, au contraire, à faire le mal. Même si Cronenberg a une certaine aversion pour tout ce qui se rapporte à l’imaginaire des super-héros, plusieurs de ses films y font quand même indirectement référence. S’il garde, de l’univers des comics, les thèmes de la mutation et de la métamorphose, il en rejette tout le folklore. Ses personnages n’ont pas besoin de se dissimuler derrière un costume pour exister.
Cronenberg filme également des femmes « augmentées » (dans Chromosome 3 et Faux-Semblants notamment) sans les exhiber comme des monstres de freak shows. Que nous dit son œuvre de son rapport au féminin ?
Chez Cronenberg, la femme est souvent supérieure à l’homme. Elle est davantage du côté de l’action que de l’introspection et réussit là où l’homme, perpétuellement enfermé dans ses névroses, échoue. Cependant cette toute puissance féminine est très souvent sexuelle. Les femmes sont, la plupart du temps, représentées comme des objets de désirs, réduites au rang de poupée érotique dans Crash ou de masochiste perverse dans Vidéodrome et Faux-Semblants. Plusieurs groupes féministes ont d’ailleurs reproché à Cronenberg de mettre en scène des personnages féminins soumis aux seuls désirs sexuels des hommes. Je pense que ce point de vue doit être nuancé. Il y a bien sûr, dans l’œuvre de Cronenberg, un regard masculin sur des corps féminins fortement érotisés qui renvoient, eux-aussi, à un certain imaginaire de la pornographie classique mais le féminin n’est pas réductible à cette seule dimension. Dans Faux-Semblants comme dans Vidéodrome, les femmes assument pleinement leurs désirs sexuels et incitent les hommes à assouvir leurs fantasmes. La femme, même soumise, est toujours en position de force. Elle n’est jamais représentée comme une victime. On retrouvera cette même idée dans A Dangerous Method, à travers la relation amoureuse sadomasochiste entre Jung et Sabina Spielrein. C’est la patiente qui initie ici le psychiatre à sa sexualité et non pas l’inverse. La jeune femme, en apparence, fragile, réussira à se délivrer de ses névroses en acceptant la nature incestueuse de ses fantasmes alors que Jung s’enfermera dans un profond mysticisme qui le coupera peu à peu du monde. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que Cronenberg est un cinéaste féministe d’autant plus qu’il réutilise dans certaines de ses films un imaginaire mythologique profondément archaïque. Dans son ouvrage The Monstrous-Feminine : Film, Feminism, Psychoanalysis, paru en 1993, Barbara Creed avait, par ailleurs, fortement critiqué Chromosome 3 qui réactualiserait, selon elle, les a priori misogynes de Freud sur l’utérus féminin perçu comme un gouffre monstrueux. L’interprétation de Barbara Creed s’appuie sur des éléments analytiques solides mais il me semble que la femme, chez Cronenberg, permet aussi au monde d’imploser pour mieux se réinventer. Elle est, en quelque sorte, l’avenir de l’homme qui reste, trop souvent, à l’image de Jung, à la fin de A Dangerous Method, totalement figé.

Dans son film Chromosome 3 (1979), Cronenberg réactualiserait-il les a priori misogynes de Freud sur l’utérus féminin ? © Rick Porter/New World Pictures

Les femmes sont réduites au rang d’objets de désirs et de poupées masochistes perverses dans Faux-Semblants, sorti en 1988 © Attila Dory/20th Century Fox
LES MUTATIONS CRONENBERGIENNES
Se replonger dans la filmographie de David Cronenberg me semble étonnamment salutaire en pleine pandémie. Il y est énormément question de maladie, de contamination mais aussi de révolte contre l’ordre établi dans une perspective très optimiste. On ne cesse pourtant d’évoquer Contagion de Steven Soderbergh parmi les principaux films pré-Covid. La cinéphilie aurait-elle la mémoire courte ?
Contagion est un film quasiment documentaire dans son traitement. Soderbergh met en scène la gestion d’une pandémie à l’échelle mondiale. Il n’interroge pas la relation intime qui se peut se lier entre l’homme et son virus alors qu’il s’agit, sans aucun doute, de l’une des problématiques majeures du travail de Cronenberg. Alors qu’un film comme Contagion, qui renvoie, d’une certaine manière, à l’univers du film catastrophe, semble plus proche de notre réalité, les œuvre de Cronenberg déconstruisent habilement les idées reçues autour de la problématique de la contamination. Notre organisme est en perpétuelle évolution et les bactéries et autres virus peuvent, comme le montre habilement le cinéaste dans des œuvres comme Frissons et La Mouche, avoir une incidence positive sur nos êtres.
D’un autre point de vue, les films de Cronenberg ne seraient-ils pas également un très bel antidote à ce qu’on désigne comme « la dysphorie post-coïtale » puisque l’acte sexuel n’y est plus ni reproductif ni performatif, mais un formidable « réservoir de mutations » ?
L’acte sexuel, chez Cronenberg, ne relève, en effet, ni de la performance ni du désir de reproduction. Que l’on songe à la métamorphose de la machine à écrire du Festin Nu en un Blob muni d’un énorme pénis turgescent ou au ventre magnétoscope ultra-pénétrable de James Woods dans Vidéodrome, les mutations organiques des personnages comme des créatures qui peuplent ses films permettent, au-delà de la quête du plaisir, de constituer des êtres supérieurs dans une perspective qui est, pour le coup, résolument transhumaniste. La technologie et la science façonnent des êtres surpuissants, notamment sur le plan sexuel, comme Seth Brundle qui, suite à la mutation de son ADN avec celui d’une mouche, voit son appétit sexuel se décupler. Dans Crash, le rapport à la sexualité me paraît néanmoins un peu différent. Si les personnages découvrent de nouvelles formes de sexualités à travers la mutilation et même la mécanisation de leurs corps, ils n’ont l’air d’éprouver que bien peu de plaisir. Alors qu’elle multipliera, tout au long du film, les expériences sexuelles les plus extrêmes, Catherine Ballard, le personnage incarné par Deborah Kara Unger, se retrouvera dans l’incapacité de jouir. Même proche de la mort, elle restera bloquée dans l’attente d’un orgasme apparemment inatteignable.
Nous fêtons cette année les 30 ans du Festin Nu et les 40 ans de Scanners. Quels liens vous semblent entretenir ces deux œuvres ? Pourquoi faut-il encore aujourd’hui les revisiter ?
Scanners est un film a la structure narrative assez classique. Il n’a pas la dimension expérimentale du Festin Nu qui se présente comme une sorte d’immense hallucination et où il devient rapidement impossible, pour le spectateur, de démêler le vrai du faux et le fantasme de la réalité. De plus, les représentations organiques sont assez peu présentes dans Scanners, si l’on occulte l’impressionnante scène de la tête qui explose, alors que Le Festin Nu ne cesse de surexposer des corps monstrueux et suintants. Ces deux films mettent cependant, chacun en scène, des esprits complètement malades et défaillants. Les télépathes de Scanners n’arrivent plus à gérer les voix qui les assaillent alors que Bill Lee, le héros du Festin Nu, évolue dans un dédale mental monstrueux qui n’arrête pas de se dérober à lui. Bien que les troubles psychiques évoqués soient de natures différentes, ils ont une place centrale dans la narration de ces deux films. Scanners doit être revu aujourd’hui pour son caractère proprement anti-spectaculaire même si certaines scènes, notamment la lutte entre les deux frères ennemis, marquent encore durablement l’esprit. La mise en scène du film est aux antipodes de ce que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans le domaine de la science-fiction. Scanners est, en quelque sorte, le croisement improbable entre la série B et le drame intimiste. L’intérêt du Festin Nu réside, en revanche, dans la manière dont Cronenberg cherche à mettre en images les obsessions de William Burroughs. C’est un film qui est absolument irracontable mais aussi risible, par certains aspects, tant les créatures qui y sont exposées apparaissent fausses voire caoutchouteuses. On a l’impression que Cronenberg met ici en scène l’idée que le cinéma ne peut se substituer à la littérature. Le Festin Nu est, de ce fait, une vraie curiosité, kitsch mais fascinante tant le bestiaire qu’il nous présente ne ressemble à rien de ce que nous avons déjà pu voir au cinéma.
* Propos recueillis par mail, en février 2021.
Copyright illustration en couverture : AP/Vecteezy/Gone Hollywood.
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