Stanley Kubrick, un cinéaste américain : entretien avec David Mikics

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À mi-chemin de l’analyse critique et de la biographie pleine d’anecdotes de tournages et de témoignages de première main, Stanley Kubrick: American Filmmaker (Yale University Press, 2020) balaie chronologiquement tous les projets de Kubrick, aboutis ou non, depuis ses premiers travaux photographiques jusqu’à l’énigme d’Eyes Wide Shut. Peut-être pour tenter de dégager une cohérence dans cette carrière à la fois très longue et en pointillés, très obsessionnelle et pourtant touche-à-tout. Reprenant parfois des idées de Michel Ciment, son auteur David Mikics parvient à synthétiser le style et les motifs kubrickiens dans une langue souvent percutante. S’il néglige un peu, malgré son titre, de développer en quoi le réalisateur exilé au Royaume-Uni reste si américain, il offre des détours inattendus du côté de la politique et de la peinture, de la psychanalyse et de la Shoah, de Hitchcock et de Chaplin…

KUBRICK, UN RÉALISATEUR AMÉRICAIN

Florence Arié : Comment passe-t-on d’essais sur l’art du sonnet et les poètes Spenser, Milton et Emerson à un livre sur Kubrick ?

David Mikics : Mon dernier livre, il y a quatre ans, était une biographie critique de l’écrivain Saul Bellow. Il avait la même structure que celui-ci, sur Kubrick, mêlant présentation de la vie et de l’oeuvre. Quand j’étais étudiant à la New York University, j’ai suivi beaucoup de cours de Film Studies, avant de me spécialiser en littérature. Je donne tous les ans un cours sur le cinéma, où je fais découvrir aux étudiants des grands classiques, dont Kubrick. Je suis un fan de Kubrick depuis que j’ai été ébloui par 2001 (1968) à l’âge de douze ans.

Vous qualifiez l’état d’esprit de Kubrick de mélange entre le rationalisme européen du XVIIIe siècle et l’humour juif. Le premier transparaît clairement dans tous ses films, mais pourriez-vous expliciter en quoi ce dernier se retrouve, en dehors du Docteur Folamour (1964) ?

Kubrick n’est pas vraiment un rationaliste du XVIIIe siècle, c’est plutôt qu’il réfléchit sur les excès paradoxaux auxquels mène la croyance en la raison : des formes de contrôle hypertrophiées et rigides, et une domination violente. Là-dessus, je suis le critique Michel Ciment. Mais Kubrick est aussi un réalisateur américain, qui revient constamment au thème de l’homme solitaire, de sa révolte machiste contre le système, et à la violence dangereuse et exaltée par laquelle passe cette renaissance. Sur l’humour juif, c’était un élément important de sa personnalité mais cela ne se voit pas beaucoup dans ses films. Sa femme raconte qu’il lui faisait penser au personnage de Tevye des nouvelles de Sholem Aleichem quand il levait les yeux au ciel. Il adorait Woody Allen, son réalisateur vivant préféré, avec Spielberg. Les films de Kubrick ont souvent un humour triste, très noir, que ce soit Orange mécanique (1972), Shining (1979) ou Full Metal Jacket (1987). 

Vous formulez clairement quelques constantes kubrickiennes : « dépeindre une maîtrise qui se dérègle », « parler de la liberté en montrant son contraire » ou encore la création de « documentaires mythologiques ». Selon vous, Kubrick revenait-il sciemment à ces thèmes et ces procédés en les appliquant à toute une palette de genres ?

Le thème de la maîtrise qui se dérègle parcourt toute son œuvre. Dès L’Ultime Razzia (1956), nous assistons à l’échec d’un braquage réglé au milimètre et Les Sentiers de la gloire (1957) parle du carnage absurde des tranchées de la Première Guerre mondiale, alors que les généraux prétendent qu’il s’agit d’un plan de bataille parfaitement exécuté. Dans Docteur Folamour, l’idée de génie d’empêcher une guerre nucléaire grâce à la machine infernale tombe à l’eau à cause d’un homme. Dans 2001, HAL en vient à éliminer l’équipage pour éviter une erreur humaine. Orange mécanique critique le programme d’État de modification des comportements, la volonté de créer des automatismes socialement acceptables : il se révèlera impossible de contrôler le rebelle Alex. Comme on le sait, le début de Full Metal Jacket montre la transformation en profondeur des recrues en Marines, mais cette programmation s’effondre quand ceux-ci errent dans le bourbier vietnamien. La société secrète d’Eyes Wide Shut (1999) paraît impressionnante avec son air de secte orgiaque, mais au fond, le thème du film, c’est de montrer comment le couple parvient à échapper à la vision stérile et oppressive du sexe que présente cette secte. 

Vous racontez que Kubrick faisait écouter des musiques aux acteurs pour les plonger dans la bonne atmosphère juste avant de tourner, pour que leur ton soit juste. Plus largement, pour vous, qu’est ce que l’essence du ton kubrickien ?

Question difficile ! Il y a quelque chose de froid et de lucide chez Kubrick (le mot français est plus adéquat qu’en anglais, car il suggère autant la précision et la pénétration que la clarté). Kubrick observe la vie et les émotions, non sans pitié.

Stanley Kubrick dirige Keir Dullea dans la séquence finale de 2001 : L’Odyssée de l’espace, en 1968 © Warner Bros/Collection Christophel

Stanley Kubrick derrière la caméra sur le tournage de Shining, en 1980 © Warner Bros/Kobal/REX/Shutterstock

KUBRICK, UN CINÉASTE DE NOTRE TEMPS

Passons à des questions plus précises sur quelques films. À propos du Docteur Folamour, le très sérieux Point Limite (S. Lumet) est sorti à peine quelques mois plus tard. Les deux films abordent les mêmes questions avec des tons diamétralement opposés. Pour vous, lequel saisit mieux l’air du temps de cet après crise des missiles de Cuba ?

Point Limite, par sa sobriété, fait très bien passer l’extrême tension de l’Amérique de la guerre froide. Lumet montre l’énorme responsabilité qui pèse sur les épaules du Président, Henry Fonda, quand il ordonne la frappe nucléaire de New York pour répondre à l’attaque accidentelle de Moscou. D’une certaine façon, ce réalisme brut est plus effrayant que Le Docteur Folamour, qui dépeind la destruction du monde comme une absurdité, car à l’époque on parlait réellement de ces sujets comme si tout ça était logique. Lumet a bien saisi l’air du temps mais Kubrick saisit quelque chose de plus large : la folie rabelaisienne généralisée, comment l’armée était bouffie de postures machistes et de pseudo-héroïsme ridicule, l’absurdité des théories de Herman Kahn déblatérant sans sourciller sur les « mégamorts ». Il fallait à la folie nucléaire un cadre plus large que celui de Point Limite, et c’est ce que Kubrick a réussi à créer avec Docteur Folamour.

Interstellar (C. Nolan, 2014) se présente ouvertement comme un hommage à 2001. La liste des références qu’il contient est longue, en commençant par sa structure même. Mais peut-on vraiment se montrer à la hauteur de 2001 ? Autrement dit, ce genre d’hommages n’est-il pas voué à décevoir ?

Rien ne peut se montrer à la hauteur de 2001, ce tableau du sublime, de l’abandon et de l’harmonie dans les espaces infinis, ni des débats auxquels ce film a donné lieu, ce qui était nouveau en 1968 pour un film hollywoodien. Comme Interstellar, Ad Astra (J. Gray, 2019) doit beaucoup à Kubrick, qui a complètement révolutionné le film de voyage dans l’espace. Au-delà de ce genre, certains films adoptent la même ampleur cosmique, comme Tree of Life (T. Malick, 2011) ou reprennent les sentiments liés à une rencontre avec une intelligence extraterrestre, comme Premier Contact (D. Villeneuve, 2016). Malick et Villeneuve sont imprégnés du style cérébral et des grandes images envoûtantes de Kubrick mais ne les copient pas.

Vous comparez la scène du duel de Barry Lyndon (1975) à une confrontation à la Sergio Leone. C’est de l’ironie de votre part ? Ou de la part de Kubrick ?

Je vois une grande similitude entre le duel qui oppose Barry à son beau-fils et les duels chez Leone : la scène s’éternise, produisant un plaisir devant cette tension ritualisée. Et la version électronique de la Sarabande de Handel qu’on entend pendant cette scène me fait beaucoup penser à du Ennio Morricone.

On oppose souvent Full Metal Jacket à Platoon (O. Stone, 1986), mais Kubrick s’est de toute évidence inspiré de The Boys in Company C (S. Furie, 1978) : même première partie au camp d’entraînement, même R. Lee Ermey dans le rôle du sergent instructeur ordurier, même personnage principal rêvant de devenir journaliste. À votre avis, pourquoi ne parle-t-on jamais de ce flagrant plagiat ?  

Pour moi, ce n’est pas du plagiat. The Boys in Company C est un film intéressant. R. Lee Ermey y tient son premier rôle au cinéma et certains plans annoncent ce que Kubrick fera plus tard dans Full Metal Jacket, par exemple Ermey en sergent instructeur ordonnant l’extinction des feux aux recrues, qui se tiennent alignés de part et d’autre en sous-vêtements blancs. Kubrick a pris des idées dans The Boys in Company C et son film fait écho à certaines  scènes. Mais les tons sont tout à fait différents, surtout dans la partie au camp d’entrainement, que Kubrick présente comme un monde extrêmement ordonné où les comportements sont robotisés. On ne voit pas cette transformation des hommes en machines à tuer dans Company C. Enfin, Full Metal Jacket s’inspire de très près du roman Le Merdier de Gustav Hasford, qu’il a adapté avec Michael Herr.

R. Lee Ermey dans son premier rôle d’instructeur militaire au cinéma pour Sidney J. Furie, en 1978 © Columbia Pictures

L’inoubliable sergent instructeur Hartman auquel R. Lee Ermey prête ses traits dans Full Metal Jacket, en 1987 © Warner Bros.

KUBRICK-HITCHCOCK, ALLER-RETOUR

Vous affirmez que Kubrick « voulait que son œuvre soit emblématique, au cœur de la culture [américaine]. Se placer au cœur de cette culture, c’est-à-dire chercher à mettre le doigt sur quelque chose d’essentiel à son pays ». Dans Full Metal Jacket, les soldats filmés et interviewés par une équipe de télévision se mettent à blaguer, à faire comme s’ils tournaient « Viêt Nam, le film », en se distribuant les rôles de John Wayne, du Général Custer, des bisons, et en attribuant ceux des Indiens aux Vietnamiens. S’agissait-il pour Kubrick d’opérer une inversion de ce qui se faisait dans les années 70 : représenter la guerre du Viêt Nam par la métaphore des westerns, comme dans Soldat Bleu (R. Nelson, 1970) ? Était-ce une façon de montrer comment l’Amérique a tendance à se représenter son histoire comme un scénario de film ?

La confrontation finale avec la tireuse vietnamienne rappelle en effet un épisode classique de western où les Blancs sont assiégés par des Indiens agiles difficiles à repérer. Et la tireuse porte de longues nattes qui font penser à une coiffure indienne. Comme les Indiens, les Viet Cong sont rusés, survivent en terrain hostile et mènent des attaques sournoises. Le chef de bataillon est surnommé Cowboy. Mais je ne trouve pas que l’analogie puisse être poussée plus loin.

Curieusement, vous rapprochez Eyes Wide Shut et La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1959), même si leur rythme et leur atmosphère n’ont rien à voir. En effet, dans les deux cas, le héros tente de reparcourir un chemin illusoire tout en se faisant manipuler. Peut-on trouver d’autres convergences entre Hitchcock et Kubrick, deux réalisateurs très indépendants qui par ailleurs ont tous deux traversé l’Atlantique avant d’entamer la seconde partie de leur carrière ?

Oui, c’est vraiment une comparaison intéressante. Hitchcock et Kubrick mettent en scène des personnages à la merci d’une structure qui en fin de compte est l’oeuvre du réalisateur lui-même. Les personnages sont des pions, c’est très clair dans Eyes Wide Shut et La Mort aux trousses. Le héros est souvent piégé, et sa Passion nous est montrée à distance. Kubrick n’a pas comme Hitchcock le désir de se montrer ingénieux, l’envie de faire briller son humour et sa sophistication, mais il partage son besoin de contrôle. Leurs méthodes étaient très différentes. Hitchcock travaillait avec des storyboards très complets et il disait en plaisantant que pour lui, les tournages étaient ennuyeux. Il avait le don de tirer le meilleur des acteurs sans faire trop de prises ni de répétitions. Kubrick ne faisait pas de storyboards, n’arrêtait pas de reprendre les scénarios au fil des tournages et exigeait toujours des prises nombreuses. Mais comme Hitchcock, il s’abstenait de donner trop d’indications aux acteurs. Il disait juste : « On la refait ».

Comme vous le faites remarquer, la dernière réplique, très concise, du dernier film de Kubrick détonne par rapport à son style habituel : « Baiser ! ». Le dernier plan du dernier Hitchcock (Complot de famille, 1976) est aussi très surprenant , avec Barbara Harris qui fait un clin d’oeil direct au spectateur. Que vous inspirent ces deux points finaux inattendus ?

J’aime beaucoup Complot de famille, l’adieu de Hitchcock au cinéma, qui est bien plus qu’une pochade : c’est un plaisir de bout en bout. Ce film est conçu comme un parfait petit film hitchcockien. Au contraire, Eyes Wide Shut se veut une œuvre majeure. Kubrick le préparait depuis des décennies et pensait que ce serait son meilleur film. En tout cas, c’est son film le plus controversé. Quand j’annonçais que j’écrivais un livre sur Kubrick, presque tout le monde s’exclamait : « Mais c’est quoi, ce dernier film ? Il est insupportable ! » Le clin d’oeil si espiègle de Barbara Harris à la caméra fait écho à une tradition du cinéma muet, comme quand Chaplin regarde la caméra à la fin de plusieurs films. Dans le cinéma muet, l’acteur s’adressait directement au public beaucoup plus volontiers que dans les films parlants, et je trouve vraiment charmant que Hitchcock, qui avait fait ses débuts avec le muet, y revienne. Cela fait aussi allusion à ses propres films, quand un personnage se révèle face caméra : le professeur dans Les 39 Marches(1935), la mère à la fin de Psychose (1960). C’est un moment parfait. Quand Alice dit : « Baiser ! » à la fin d’Eyes Wide Shut, on est sur le même registre. On sent bien qu’elle nous parle aussi à nous : elle résout le film, même si ce qu’elle dit est ambigu et déconcertant, aussi simple que soit cette réplique. Là encore, cela me fait penser à Chaplin : à la fin d’Une vie de chien (1918), il est avec la fille, ils sont enfin heureux, et pourtant il nous jette un regard un peu inquiet tout en poussant un soupir de satisfaction. Dans tous ces cas, il s’agit d’un instant de surprise dans les toutes dernières secondes du film. Contrairement à la sympathique complicité avec le spectateur de Complot de famille, Alice suggère un niveau de sens supplémentaire. C’est tout et on n’en saura jamais plus.

Vous concluez que Kubrick a changé notre perception des images au cinéma. N’est-ce pas leur meilleur compliment que l’on puisse faire à un réalisateur ?

C’est vrai. Il y a là deux aspects : le style de Kubrick, qui a influencé tant de réalisateurs, et qui est instantanément reconnaissable. Mais aussi le côté révolutionnaire de ses films, en tout cas de sa trilogie de la fin des années 60 et du début des années 70 : Docteur Folamour, 2001 et Orange mécanique. Revenons à l’analogie avec Hitchcock : un réalisateur à l’influence considérable mais pourtant inimitable. Hitchcock a  influencé le cinéma d’une façon plus subtile : une humeur, un type de héros, une  mécanique du suspense qui n’appartient qu’à lui. C’est pareil avec Kubrick : personne n’a réussi à l’imiter, mais de façon sous-jacente, son style fait désormais partie de la culture de tous les réalisateurs. Quand je regarde Le Nouveau Monde (T. Malick, 2005) ou Zama (L. Martel, 2017), je pense à Barry Lyndon. Quand je vois un Scorsese, je pense à Orange Mécanique. Ces réalisateurs se sont appropriés Kubrick. 

© Yale University Press

* Propos recueillis par mail, en août 2020.

Copyright illustration en couverture : Ron Batchelor/Gone Hollywood.