« Spielberg a un côté Attila » : Gilles Penso

par

C’est l’histoire d’un homme né avec une « caméra quasiment greffée à son corps ». Un Übermensch capable de déplacer des montagnes. Spielberg. Le roi du divertissement, le « wunderkind », « The Boss », etc. Les sobriquets ne manquent pas pour un réalisateur dont la démesure se jauge à l’aune de son cinéma, une machine à grand spectacle qui ne s’est presque jamais enrayée en plus de 50 ans de carrière. A 75 ans, le si pudique Steven raconte enfin l’avant-Spielberg dans The Fabelmans, autofiction nostalgique et tardive où s’échouent les images de toute une vie. Un dialogue avec le passé dont Gilles Penso écrit le canevas dans une biographie romancée où l’enthousiasme communicatif du cinéphile ne cède jamais le pas à la rigueur de l’analyse critique.

Boris Szames : Steven Spielberg raconte avoir été subjugué par une scène d’accident ferroviaire dans Sous le plus grand chapiteau du monde. On pense aux spectateurs effrayés par L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, l’un des premiers films de l’histoire du cinéma.

Gilles Penso : Spielberg était très jeune quand il a vu le film de Cecil B. DeMille. Je doute qu’il ait dû comprendre grand-chose à son âge, mais l’accident de train l’a profondément marqué. Le train a une puissance d’évocation à la fois très visuelle et symbolique. Son mouvement évoque celui du défilement d’une pellicule à l’horizontale. Dans son premier film où il reproduit cet accident avec une maquette, Spielberg a eu envie de reproduire et d’exorciser la même sensation qu’il avait éprouvée devant Sous le plus grand chapiteau du monde : le danger à l’écran mêlé au confort de la salle. Il lui rendra encore une fois hommage plus tard dans le prologue d’Indiana Jones et la Dernière Croisade tourné à bord d’un train de cirque.

Lorsqu’il s’empare de la caméra de son père, Steven Spielberg devient officiellement le reporter de sa famille. Trouvera-t-on plus tard des traces de cette tentation documentaire dans son cinéma ?

Spielberg ne faisait pas du documentaire quand il filmait sa famille : il la mettait en scène. Ses sœurs et ses parents n’avaient pas l’impression de voir à l’écran ce qu’ils avaient vécu quand il leur projetait ces « home movies » expérimentaux. Spielberg essayait déjà de raconter des histoires à partir de ce matériau brut qu’était le quotidien de la famille. Son seul essai documentaire, inachevé, remonte aux années 60, Slipstream, l’un de ses premiers films en 35 mm. Spielberg y suivait une course de vélos. Le projet n’a pas pu être mené à son terme à cause d’un manque d’argent et des conditions météorologiques défavorables. Une averse a ruiné la journée de tournage la plus importante où Spielberg avait investi dans la location d’une grue ! Les quelques rushs disponibles sur YouTube laissent deviner un documentaire « fictionné » sous l’influence de la course de chars de Ben-Hur (avec beaucoup moins de moyens).

Spielberg s’attaque beaucoup plus frontalement à l’Histoire dans La Liste de Schindler.

Spielberg sort de sa zone de confort, oublie le découpage classique et le storyboard – même si certains cadrages évoquent le cinéma d’Orson Welles – pour essayer de se rapprocher le plus près possible de la réalité. Du moins des images des reportages de guerre. C’est notamment pour cette raison qu’il a tourné La Liste de Schindler en noir et blanc, contre l’avis d’Universal et de son propre père, qui avait connu la Seconde Guerre Mondiale « en couleur ». Spielberg approche cette époque par l’image documentaire, ce qu’il reproduira dans l’introduction chaotique du Soldat Ryan où on a l’impression de suivre un reporter de guerre dans l’urgence, sur le terrain. Les scènes de fusillades de French Connection de William Friedkin l’ont énormément inspiré pour concevoir cette séquence.

HBO
Universal Pictures
HBO

STEVEN RACONTE SPIELBERG

Qu’est-ce qui décide Spielberg à tourner de « vrais films » de fiction ?

L’envie de raconter des histoires arrive très tôt dans sa vie. Après avoir utilisé sa famille pour (re)créer des histoires, Spielberg réunit ses copains scouts pour produire de la fiction, sous l’influence de ce qu’il voit au cinéma mais aussi à la télévision – même si ses parents contrôlaient beaucoup ce qu’il avait le droit de regarder en couvrant l’écran d’un drap. Les films de Walt Disney le pétrifiaient autant qu’une série policière. Spielberg était en revanche un très mauvais lecteur parce qu’il était dyslexique, ce dont il a été diagnostiqué bien des années plus tard. La lecture lui demandait deux fois plus de temps qu’à ses camarades. Ce n’était donc pas le meilleur vecteur pour lui apprendre l’art de raconter des histoires. Encore moins le dessin : Spielberg dessine avec des bâtons pour prévisualiser ses films. La caméra s’est imposée naturellement.

Steven Spielberg a quand même adapté plus d’une dizaine de romans dans sa carrière. Quelles œuvres littéraires l’ont nourri dans sa jeunesse ?

Spielberg cite peu de sources littéraires, même si Richard Matheson, l’auteur de Duel et l’un des scénaristes de La Quatrième Dimension, le touche beaucoup. Son imagination se nourrit surtout des films, ce qui explique notamment pourquoi il a tourné des remakes ou des relectures, Always et West Side Story. S’il connaît La Guerre des Mondes, c’est moins par la prose de H. G. Wells que par les images spectaculaires de l’adaptation des années 50. Spielberg garde surtout un vif souvenir des nouvelles de science-fiction publiée dans des magazines comme Weird Science et Amazing Stories. On peut s’étonner qu’il ne fasse jamais référence à de grandes œuvres littéraires, surtout quand on sait qu’il s’est attaqué à des monuments comme Empire du soleil, La Couleur pourpre et Lincoln, un roman très verbeux. Ces adaptations ne sont d’ailleurs pas toujours à son initiative. Spielberg n’avait pas particulièrement apprécié le livre Jaws de Peter Benchley, dont il avait trouvé les épreuves sur le bureau d’un producteur chez Universal, jusqu’à ce que les scènes avec le requin lui donnent envie de voir un vrai film de cinéma.

Grand lecteur de comics dans son enfance, Steven Spielberg n’a jamais tenté l’aventure DC ou Marvel. Selon lui, les super-héros sont d’ailleurs voués au même sort que les cowboys…

La grosse vague des super-héros arrive tardivement à Hollywood, bien après que Richard Donner ait donné le ton avec son Superman en 1978. La technologie a été longtemps un frein à ce genre de production pour les réalisateurs. Est-ce que Spielberg aurait un quelconque intérêt à mettre en scène un super-héros, alors qu’il préfère d’habitude un monsieur Tout-le-Monde bardé de problèmes ? Peter Parker se rapproche un peu de son univers. Mais quand on lui a proposé d’adapter Spider-Man au début des années 2000, Spielberg était déjà passé à autre chose. Il préférait donner cette chance à un réalisateur dont c’était le rêve, plutôt que de rester dans sa zone de confort. Les seuls défis moins risqués de sa carrière, ce sont les suites d’Indiana Jones qu’il a réalisées pour faire plaisir à son copain George Lucas mais aussi pour se raconter lui-même. Spielberg s’ouvre sur son rapport à la paternité dans La Dernière Croisade, met en scène sa future femme Kate Capshaw dans Le Temple maudit, etc. Le Monde perdu n’a pas non plus été un grand risque. Il s’agit presque d’un film de commande parce que Spielberg avait besoin de sceller un accord avec Universal pour fonder DreamWorks. Un film de super-héros n’a donc rien d’exaltant pour lui à ce stade avancé de sa carrière.

Vous décrivez un jeune Steven Spielberg rivé devant son écran de télévision à regarder les Looney Tunes. L’humour noir des cartoons de Chuck Jones imprègnera davantage Steven Spielberg, producteur – on pense notamment aux Gremlins de Joe Dante – que réalisateur, non ?

Exact. Spielberg a essayé d’injecter cet humour dans 1941 où l’on sent des traces de Tex Avery et des Looney Tunes, mais ça ne lui réussit pas. Le personnage de John Belushi ressemble presque à un Diable de Tasmanie. Spielberg a même contacté Chuck Jones pour lui demander de participer à une scène, finalement abandonnée car techniquement trop compliquée, où un missile traversait tout Hollywood pour exploser en plein milieu de la ville. Le film a été un échec, mais pas un four, comme on l’entend souvent. Universal n’avait pas perdu foi en Spielberg après Sugarland Express et Les Dents de la mer. 1941 lui a permis de comprendre que l’impertinence n’était pas son point fort. Cet humour transparaît plutôt dans ses productions. Le premier Gremlins se situe exactement à la jonction des univers de Spielberg et de Joe Dante. Poltergeist porte encore plus la marque de son producteur : Spielberg l’a écrit, produit et officieusement co-réalisé. 

Grand enfant, Steven Spielberg ne sait pendant longtemps trop quoi faire de la sexualité dans ses films.

Je ne pense pas que Spielberg ait le moindre problème avec ce sujet-là. La sexualité est toujours restée en retrait dans son cinéma. C’est particulièrement visible avec Indiana Jones qui, s’il partage l’ADN macho de James Bond, se montre timide avec les femmes dans l’intimité. Spielberg filme la sexualité comme un jeu enfantin dans la saga, que ça soit avec Karen Allen ou Kate Capshaw – que Harrison Ford boude d’ailleurs pour aller jouer aux cartes avec Demi-Lune. Dès Sugarland Express, sur la cavale d’un couple de marginaux, le public aurait pu s’attendre à voir des scènes de sexe. Spielberg filme plutôt ces amoureux comme des enfants. Cette pudeur atteint son point d’orgue dans La Couleur pourpre, une œuvre très problématique pour Spielberg puisque le livre original contient une scène de sexe très crue entre les deux personnages principaux féminins. L’autrice Alice Walker l’a poussé à la tourner, alors que lui était pétrifié. Spielberg n’as finalement pas mis en scène cette séquence de manière explicite. Sa caméra s’éloigne après avoir filmé quelques caresses. Dans Empire du soleil, Jim entend des gémissements derrière un drap dans sa chambre, et, au lieu de découvrir un couple faire l’amour, décide d’éteindre la lumière. Spielberg ne sent alors pas prêt à filmer la sexualité frontalement. Il se forcera un peu plus tard dans Munich avec une scène d’amour qui se transforme en scène de massacre. Eric Bana est saisi par une vision de l’attentat en plein acte sexuel. Spielberg évoque aussi la sexualité ouvertement dans West Side Story quand Anita se prépare à passer une nuit d’amour assez torride avec son amoureux. La relation de couple reste encore aujourd’hui naïve dans son cinéma. Peut-être parce que sa part d’enfance le bride…

Paramount Pictures
Universal Pictures
Paramount Pictures

PASSEPORT POUR HOLLYWOOD

Quand il fait sa percée dans les studios hollywoodiens, Steven Spielberg reçoit une leçon de cinéma de la part de John Ford. Que lui a appris son autre maître à penser, Alfred Hitchcock ?

Les films de Spielberg débordent d’allusions à Hitchcock, bien sûr. Les Dents de la mer, Duel et Minority Report sont des films très hitchcockiens. Dans Rencontres du troisième type, la scène de poursuite sur le flanc de la montagne s’inspire de celle de l’avion qui pourchasse Cary Grant dans La Mort aux trousses. Spielberg a aussi été très marqué par Psychose qu’il a vu très jeune avec son père et un camarade de classe. La scène de la douche l’obsédait. Ses camarades de classe n’en pouvaient plus de l’entendre parler du « Maître ». La rencontre entre les deux ne s’est malheureusement jamais produite. Spielberg a croisé Hitchcock une première fois sur un plateau de tournage, mais il était trop jeune pour entamer la conversation avec lui. Il l’a revu ensuite après être devenu l’enfant prodige d’Universal. Hitchcock était en fin de carrière, un peu aigri de voir la nouvelle génération de jeunes cinéastes chevelus prendre Hollywood en otage. On lui avait demandé d’enregistrer sa voix pour l’attraction des Dents de la mer chez Universal, ce qui n’a pas arrangé sa rancœur. Dans ses mémoires, Bruce Dern, qui joue dans son dernier film, Complot de famille, se souvient l’avoir entendu dire qu’il se sentait comme « une pute » face au réalisateur du « film de poisson ». Hitchcock a demandé à son assistant de l’éconduire. Spielberg ne manque pas de lui rendre hommage, mais il ne revoit jamais ses films parce qu’il les connaît par cœur, contrairement à ceux de Ford et de David Lean, qu’il connaît tout aussi bien mais se projette régulièrement.

Un autre cinéaste de l’Âge d’or hante le cinéma de Steven Spielberg : Victor Fleming…

Victor Fleming fait partie des « cinéastes de studio » qui touchaient à tous les genres, au même titre que Richard Fleischer et Robert Wise. Spielberg a été marqué par trois de ses films : Le Magicien d’Oz, Autant en emporte le vent – dont on trouve des traces visuelles dans Cheval de guerre et Empire du Soleil – et Un nommé Joe, un film de guerre et de fantômes qui l’a tant bouleversé dans sa jeunesse qu’il en a réalisé des années plus tard un remake. Dans le film de Victor Fleming, un pilote novice joué par Van Johnson se laisse guider par le fantôme de son prédécesseur (Spencer Tracy) pour mener à bien sa mission. Spielberg, cinéphile accompli, travaille avec les fantômes de ses cinéastes préférés qui lui soufflent à l’oreille. Always a une importance particulière à ses yeux parce qu’il montre justement l’importance de se montrer à la hauteur de ses inspirations. Robert Wise compte aussi parmi les figures tutélaires de son cinéma. Spielberg a été très marqué par Le Jour où la Terre s’arrêta, un film à contre-courant de son époque avec son extra-terrestre « humaniste ». Son West Side Story a suscité la polémique, parce qu’on pensait à tort qu’il s’attaquait au film de Robert Wise. Spielberg lui rendait bien sûr hommage, tout en essayant de s’en détacher le plus possible.

Vous expliquez d’ailleurs que West Side Story lui permet de se reconnecter à son enfance.

Le disque de la comédie musicale tournait en boucle chez lui dans son enfance, bien avant l’adaptation de Robert Wise. Spielberg essayait de visualiser les images qui accompagneraient cette bande sonore qu’il connaissait par cœur. La découverte de West Side Story a été un choc parce qu’il n’entendait que du Bach et du Schubert par sa mère pianiste. John Williams lui a plus tard fait redécouvrir la musique classique. Spielberg revient décidément à son enfance : West Side Story est sorti juste avant The Fabelmans

Steven Spielberg ne ferait-il pas véritablement le pont entre les vétérans de Hollywood et les réalisateurs cinéphiles de sa génération, à l’instar de Martin Scorsese ?

Le rapprochement est intéressant. On aurait pu imaginer Hugo Cabret, un OVNI dans la carrière de Scorsese, entre les mains de Spielberg. Scorsese y joue d’ailleurs avec l’imagerie du train. Mais au contraire de Scorsese, Spielberg a touché à tous les genres. Scorsese a restreint son champ d’action : il a flirté très prudemment avec l’horreur, la comédie et le fantastique quand il ne s’attaquait pas aux films de gangsters. Spielberg se rapproche des vieux cinéastes de studio, capables d’enchaîner sur un western après un film de science-fiction. Victor Fleming et Robert Wise n’avaient cependant pas acquis le statut d’auteur de leur vivant, ce que Spielberg a réussi à décrocher assez tôt, aux côtés de ses compères Martin Scorsese, Brian De Palma et George Lucas.

Vous osez un parallèle avec William Friedkin dans votre livre…

Si Steven Spielberg a insisté pour filmer Les Dents de la mer en plein air, c’est parce que William Friedkin tournait déjà dans des décors naturels. Le prologue de Rencontres du troisième type dans le désert s’inspire de l’ouverture exotique de L’Exorciste. On peut trouver d’autres empreintes très visibles du cinéma de Friedkin dans le cinéma de Spielberg, notamment dans sa manière de filmer des polars dans les années 70. Le chassé-croisé dans le métro du Pont des espions doit beaucoup à French Connection. Munich ressemble aussi à un film de Friedkin avec ses zooms vifs et sa caméra embarquée.

Certains discours critiques accusent Steven Spielberg d’avoir dynamité de l’intérieur le Nouvel Hollywood avec Les Dents de la mer. A-t-il jamais été en adéquation avec les rebelles de sa génération ?

Spielberg se sent en phase avec ses contemporains grâce à la cinéphilie, mais sa démarche reste profondément différente. Contrairement à des cinéastes comme De Palma et Coppola qui ont tout cassé sur leur passage, il a préféré rentrer dans le moule, en commençant à travailler pour la télévision. Sugarland Express ressemble a priori à un film du Nouvel Hollywood, mais lui avait envie de faire des films de studio à la manière du vieil Hollywood. Spielberg a pourtant également un côté Attila, sans en avoir conscience. Quand il réalise un film de guerre ou de science-fiction, on ne peut plus faire machine arrière. Qui pourrait imaginer refaire Le Jour le plus long après Le soldat Ryan ? C’est impossible !

Amblin
Amblin
Amblin

« SPIELBERG A BESOIN DE SENTIR L’ODEUR DU POP-CORN »

Pour son premier long-métrage destiné au cinéma, Steven Spielberg arrête son choix sur un road movie assez loin de son univers, Sugarland Express. Avait-il d’autres projets en tête ?

Spielberg avait déjà la tête dans la science-fiction, comme en témoigne son premier long-métrage amateur, Firelight. Sugarland Express surprend moins au regard de son premier court-métrage professionnel, Amblin, un road movie qu’il a réalisé comme une bande-démo. S’il a décidé d’en faire son premier long-métrage, c’est parce qu’il était réalisable avec un budget raisonnable, tout en se faisant plaisir avec des cascades, etc. Sugarland Express condense la liberté du Nouvel Hollywood et la minutie de son artisanat qui annonce son travail à venir. Spielberg le tourne avec une caméra légère qui lui permet de s’embarquer avec ses personnages en voiture, comme dans Duel. La critique l’a suivi, mais pas le public. Les producteurs, eux, ont compris que Spielberg était capable de réaliser un film de grande qualité, et dans l’air du temps, avec une star, Goldie Hawn, des contraintes logistiques et de tenir les délais. Sugarland Express lui a servi de passeport pour (le Nouvel) Hollywood.

Les Dents de la mer ne ressemble pas non plus à un vieux film hollywoodien. Spielberg l’a tourné en plein air, avec les moyens du bord et des acteurs relativement peu connus…

Ça lui a valu beaucoup de problèmes. Le budget a triplé, le film a failli être abandonné plusieurs fois en cours de production, etc. Spielberg voulait prendre le contrepied des films catastrophes produits à la chaîne en studio avec une ribambelle de stars. Sa démarche se rapproche ici de celle du Nouvel Hollywood. Jaws devient le premier blockbuster de l’histoire, suivi de près par Star Wars… Les chemins des cinéastes du Nouvel Hollywood se séparent à partir de là. Spielberg n’a jamais voulu être un rebelle, mais un storyteller sans arrière-pensée. Son itinéraire diffère aussi de celui de Georges Lucas qui s’est très vite arrêté de tourner pour produire des films.

Lucas et Spielberg cultivent des imaginaires radicalement antagonistes. L’un rêvait à l’origine de SF expérimentale, l’autre de fantaisies naïves.

Lucas regardait un peu de haut Spielberg. Son opinion a changé pour de bon quand il a vu Duel. THX 1138 a confirmé qu’ils étaient faits pour s’entendre. Les deux ont réalisé leurs plus gros films de science-fiction en même temps : Rencontres du troisième type et La Guerre des étoiles, un film d’ailleurs très passéiste en un sens. La symbiose s’opère sur Indiana Jones, une idée originale de Lucas qui convient parfaitement à l’univers de Steven Spielberg. Seul, Lucas en aurait fait un super-héros. Spielberg lui a apporté une certaine maladresse. En revanche, je ne l’imagine pas réaliser un Star Wars, même s’il a storyboardé une scène de la prélogie. Spielberg a besoin d’avoir les pieds sur Terre jusque dans des films comme Ready Player One ou Le Bon Gros Géant.

En 1968, Steven Spielberg découvre, subjugué, 2001 : l’Odyssée de l’espace. Qu’est-ce qui scellera plus tard son amitié avec Stanley Kubrick ?

Peut-être leur différence. Spielberg raffole de Kubrick depuis qu’il a vu 2001. L’idée de rencontrer ce géant le pétrifie. Tout commence dans les studios d’Elstree, en Angleterre, où Kubrick a bâti l’hôtel de Shining et où Spielberg a ensuit reconstruit la fosse aux serpents de L’Arche perdue. Le succès, la popularité et la rapidité d’exécution de Spielberg impressionnent beaucoup Kubrick. Kubrick tannait Spielberg pour connaître la recette de son immense succès. Cette amitié improbable et à distance a duré jusqu’à la mort de Kubrick. A.I. aurait dû célébrer cette amitié. Spielberg en a fait un hommage à Kubrick. C’est un très film très amer et mélancolique dans sa carrière. Le cinéma de Spielberg porte des traces de son admiration pour Kubrick, qu’on pense aux extra-terrestres de Rencontres du troisième type semblables au fœtus astral de 2001, à l’hôtel Overlook de Ready Player One ou à Tom Cruise, qui a joué dans Eyes Wide Shut.

Rencontres du troisième type condense à peu près toutes les obsessions de son enfance. C’est aussi l’un des très rares scénarios signés de la main de Steven Spielberg. Ne tiendrait-on pas là son grand œuvre ?

C’est son film le plus personnel, selon moi, au même titre qu’E.T. Le scénario regorge d’éléments autobiographiques, dont la virée nocturne d’un père et de ses enfants pour aller voir les étoiles, le divorce des parents, la fascination pour l’espace, le vieil Hollywood (la Devils Tower fait penser au mont Sinaï des Dix Commandements) et la Nouvelle Vague, via François Truffaut. Le film condense aussi ses peurs : la scène terrifiante de l’enlèvement de l’enfant pourrait servir de bande-annonce à Poltergeist. C’est aussi le film où Spielberg essaie de réunir symboliquement ses parents divorcés en mélangeant technologie et musique pour échanger avec les extra-terrestres.

On a l’impression qu’après Munich, le cinéma de Steven Spielberg devient de plus en plus nostalgique :  Tintin fait un lointain écho à Indiana Jones ; Ready Player One explore son héritage quand The Fabelmans raconte carrément son enfance…

Spielberg a toujours nourri ses films de son passé. Le premier Indiana Jones a redéfini les canons du cinéma d’action, malgré sa patine rétro inspirée des serials de son enfance. Ready Player One évoque la culture pop des années 80 dont il a été l’un des architectes – le livre d’Ernest Cline regorge encore plus que son adaptation d’allusions au cinéma de Spielberg -, et les films qui ont bercé sa jeunesse, comme King Kong et Godzilla. Cependant, il n’est pas impossible de penser que Spielberg se raccroche encore davantage à son enfance au vu de son âge avancé.

Spielberg n’est revenu que deux fois à la science-fiction ces quinze dernières années. En aurait-il fini avec le grand spectacle ?

Spielberg a besoin de revenir de temps en temps à ses premières amours, pour « sentir l’odeur du pop-corn », comme il le dit lui-même. En témoignent Tintin et Indiana Jones 4… La science-fiction s’assombrit dans ses films après les attentats de 2001. La Guerre des Mondes a la même noirceur que Munich. Le futur dystopique de Ready Player One ne fait pas non plus rêver. Spielberg aime alterner films récréatifs et films réalistes, voire historiques. Les spectateurs ne l’ont pas tous suivi quand il a opéré le premier virage de sa carrière avec La Couleur pourpre. Ce grand écart artistique peut aussi être douloureux sur un plan plus personnel. Il en a fait l’expérience en enchaînant Schindler et Jurassic Park au début des années 90.

Steven avant Spielberg, de Gilles Penso (Michel Lafon, 320 p., 18,95€).

Copyright illustration en couverture : Getty Images / The Ringer.