Maître de l’ultra-violence dopé à la cocaïne et à la vitamine B, Sam Peckinpah a déversé sans relâche un baquet de sang sur Hollywood avec une hargne sans égale. « Comme Goya dans sa série des Désastres de la Guerre employait la gravure pour dévoiler les aspects les plus sombres de la nature humaine, Peckinpah grave l’écran, l’inonde de sang pour éclairer son sujet. Son sujet, c’est l’honneur, ce n’est pas la violence », dira plus tard Kathryn Bigelow. Une voix dissonante dans le brouhaha critique dont Alain Cresciucci, professeur de littérature du XXe siècle, se fait l’écho dans une biographie captivante sobrement intitulée Le cinéma de Sam Peckinpah.
Boris Szames : Vous avez signé plusieurs ouvrages sur des auteurs négligés par l’institution universitaire. C’est ce qui vous a mis sur la piste de Sam Peckinpah ?
Alain Cresciucci : Effectivement, j’ai toujours eu le goût des œuvres « en marge », celles qui ne valent pas à leurs auteurs les Prix Nobel, les noms de lycées ou de rues. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, œuvres secondaires. Simplement, pour de multiples raisons, elles n’ont pas accès aux plus hautes formes de reconnaissance. Sam Peckinpah est un très bon exemple, dans le domaine du cinéma, de ces auteurs qui, sans être oubliés ou négligés, n’occupent pas la place qui devraient être la leur.
Sam Peckinpah grandit dans une famille petite bourgeoise de Californie. Son grand-père a-t-il exercé une influence décisive sur sa carrière ?
Sam Peckinpah n’est pas d’origine petite bourgeoise, c’est un enfant de la nouvelle bourgeoisie de la Californie centrale (Fresno) ─ son père était avocat. Les deux branches de la famille appartiennent à la dernière génération des pionniers de la « frontier », celle qui marqua la fin de la conquête de l’Ouest au milieu du XIXe siècle ─ la Californie est devenue le 31e État de l’Union en 1850. Les Peckinpah, entrepreneurs et commerçants ont sans doute moins bien « réussi » que les Church ─ ils ont tout de même donné leur nom à un mont, la Peckinpah Mountain… Alors que Charles Mortimer Peckinpah serait plutôt un personnage de western, Denver Church, le grand-père maternel est un personnage digne d’À l’Est d’Eden de Steinbeck ou de Géant d’Edna Ferber. Après une jeunesse agitée et souvent matériellement difficile, Denver Church fut élu district attorney à Fresno en 1906, puis représentant démocrate de la Californie au Congrès, en 1913 – il y accomplit trois mandatures. Patriarche à l’ancienne à l’autorité implacable, Denver entendait vivre selon l’esprit de l’Old West qu’il prolongea dans le territoire du Dunlap Ranch, dans la Crane Valley sur les contreforts de la Sierra Nevada, non loin de la Peckinpah Mountain. C’est d’ailleurs là qu’un jeune cowboy employé au ranch, Dave Edward Peckinpah, rencontra Fern Louise Church, la fille de Denver Church. Le « boss » préféra la virilité ambitieuse du jeune cowboy au promis pâlichon qui courtisait sa fille. Il encouragea Dave à faire des études de droit et ce dernier s’inscrivit parfaitement dans la lignée de son beau-père : la loi, la Bible, les valeurs traditionnelles… Sam a été marqué par ce grand-père qui ne prônait, pour les garçons que la vie dure des grands espaces et le droit comme carrière professionnelle. Plus sensible, il ne partageait pas toujours, l’anti intellectualisme et la simplicité des principes de la lignée Church adoptés par son propre père. Sam n’a jamais renié ses origines mais ni son père (mort avant premier film), ni son grand père n’ont exercé une influence sur une carrière qu’ils étaient loin d’approuver.
Vous brossez le portrait d’un jeune Sam Peckinpah féru de cinéma et de littérature, à mille lieues de l’image de cinéaste rustre qui lui collera à la peau. Cette page de sa vie aura-t-elle également une influence sur lui lorsqu’il deviendra réalisateur ?
Contrairement à la légende, qu’il a complaisamment encouragée, Peckinpah n’est pas un « primitif ». Il a fait des études d’art dramatique plus poussées que sa carrière dans les Marines. Cinéphile averti, lecteur des meilleurs auteurs américains et européens, il n’oubliera jamais sa culture. Cela est sensible dans le soin parfois maniaque qu’il apporte à la réécriture (très souvent sujet de conflits) des scénarios.
Rashōmon et Les Sept Samouraïs le marqueront aussi durablement. Retrouve-t-on l’ADN de Kurosawa dans son œuvre, selon vous ? Quels autres films vont également imprégner son cinéma ?
Aucun doute ! Il a même remercié Kurosawa d’avoir rendu La Horde sauvage possible. C’est une boutade, certes, mais l’admiration de Sam pour Kurosawa est totale. Sam est un cinéphile, donc il aime le cinéma, et c’est un créateur et, en tant que tel, il n’aime pas trop reconnaître ses dettes. S’il fallait citer un seul film, je dirais, Le trésor de la Sierra Madre de John Huston, cinéaste de l’ironie et de l’échec, auquel il rend hommage (par clin d’œil) dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.



L’HOMME DE L’OUEST
La carrière de metteur en scène de Sam Peckinpah commence au théâtre, à Los Angeles. Comment passe-t-il ensuite à la télévision, puis au cinéma ?
Il a commencé comme directeur et producteur du Huntington Park Civic Theatre, au sud-est de Los Angeles… pour nourrir sa famille. Puis comme beaucoup de réalisateurs de sa génération, il a pensé que la télévision était le meilleur moyen d’entrer dans domaine de l’image animée. Grâce à son frère aîné et par l’intermédiaire du producteur Walter Wanger, il devint l’assistant de Don Siegel (notamment sur L’invasion des profanateurs de sépulture) qui l’introduisit dans le milieu de la télé en le proposant comme scénariste pour la série Gunsmoke ─ Siegel fut le mentor de Sam Peckinpah ; il sera plus tard celui de Clint Eastwood. En quelques années Sam devint un des scénaristes, réalisateurs et producteurs les plus cotés de la télévision en plein développement (voir mon chapitre 2). Mais ce qui l’intéressait, c’était de passer au cinéma. L’acteur-vedette de la série The Westerner l’imposa comme réalisateur pour un film dont il subodorait la faiblesse, pensant qu’un garçon de caractère comme Sam pourrait lui insuffler un peu de vie : ce film était The Deadly Companions/ New Mexico.
Sam Peckinpah a souvent désigné Coups de feu dans la Sierra comme son premier film. Il avait pourtant réalisé un autre long-métrage auparavant, New Mexico. Pourquoi ce désaveu ?
Sam était (presque) prêt à tout pour diriger son premier film. Il comprit tout de suite la faiblesse du scénario de The Deadly Companions ; il tenta une réécriture qui fut refusée sans discussion par le producteur (premier conflit !). Du coup, il se contenta de faire pour le mieux. Le résultat n’est pas indigne. Pour bien des réalisateurs, il serait honorable… mais pour Sam Peckinpah, même débutant !
La production de Major Dundee donne ensuite naissance à la « grande famille des films mutilés », écrivez-vous. Est-ce à partir de là que Peckinpah cultive une certaine paranoïa à l’égard de Hollywood et du système ?
Après le succès critique de Coups de feu dans la Sierra, Sam apparaissait comme un successeur probable de Ford et des grands maîtres du western. Columbia lui confia un budget considérable avec des acteurs de premier plan (Charlton Heston, Richard Harris) mais affligé d’un scénario bancal que Sam et Oscar Saul ne parvinrent pas à organiser. Le tournage fut particulièrement difficile, les conflits nombreux (avec les producteurs surtout) et le résultat (un film de plus de quatre heures) fut rejeté par le studio. Columbia coupa aux dimensions d’un western classique (mais particulièrement violent) bien loin du Moby Dick on horseback (Moby Dick à cheval) qu’avait imaginé Peckinpah. Le film fut très mal accueilli par la critique et le public. Le ressentiment et même la haine de Sam envers le « système » commençait à grandir.
Après Major Dundee, Peckinpah devient la bête noire des studios. Certains lui interdisent leur entrée. Comment remonte-t-il la pente ?
Après Major Dundee, Sam commença The Kid from Cincinnati avec Steve McQueen et Edward G. Robinson. Il voulut tout reprendre à zéro ─ en particulier, tourner en noir et blanc. Martin Ransohoff le producteur et la M.G.M avertis des problèmes rencontrés par Sam sur Major Dundee et de son attitude incontrôlable le renvoyèrent rapidement. Sam fut littéralement blacklisté par Hollywood et il disparut plusieurs années du grand écran. Il tenta, en vain, de vendre des scénarios et retravailla pour la télé à laquelle il donna un chef d’œuvre (hélas invisible en France, Noon Wine). Au Festival de Cannes, 1965, il rencontra le responsable de Seven Arts Europe, Kenneth Hyman, et le félicita pour le film La Colline des hommes perdus de Sydney Lumet qu’il avait produit. Revenu aux USA, comme chef de production de la Warner Bros. – Seven Arts, Hyman se souvint de cet homme, ancien marine, comme lui, auteur d’un western estimé qu’il ne connaissait pas… et au creux de la vague. Il lui proposa une histoire de braquage en Afrique, The Diamond Story… Tout en travaillant sur le scénario peu excitant, Sam fit lire à Hyman une ébauche de western : The Wild Bunch (La Horde Sauvage). Et Warner préféra l’épopée tragique d’une bande de hors-la-loi entre Texas et Mexique à l’aventure africaine.
Peckinpah n’a eu de cesse d’affirmer que la violence n’était pas un caractère inné de l’être humain. Une théorie étayée par un certain Robert Ardrey. Qui est-ce ?
Peckinpah a eu deux marottes, disons philosophiques : la catharsis et les thèses de Robert Ardrey. La catharsis est héritée de la théorie aristotélicienne de la purgation des passions et de la purification de l’âme par l’effroi et la pitié qu’éprouve le spectateur devant le spectacle d’une destinée tragique. Quant aux théories « ardreystes », qui auraient également influencé Kubrick dans 2001, l’odyssée de l’espace, Sam les a rencontrées dans Les Enfants de Caïn qui traite de la violence naturelle de l’homme, héritée de ses ancêtres préhominiens, et dans Le Territoire qui analyse la pulsion territoriale poussant l’individu à définir une zone d’influence. Robert Ardrey (1908-1980), à la fois dramaturge, scénariste et chercheur en paléoanthropologie a développé une pensée s’opposant à la doxa rousseauiste de la bonté naturelle de l’homme.
Après La Horde Sauvage, Peckinpah signe un western beaucoup plus élégiaque, Un nommé de Cable Hogue. Était-ce pour surprendre là où on ne l’attendait pas ?
Peckinpah a très rarement choisi ses sujets. Mais dans ses 14 films, il en est deux qu’il a vraiment choisis : Un nommé Cable Hogue et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia. Je ne pense pas que c’était pour « surprendre » mais parce qu’il en avait envie et qu’on lui donne les moyens (modestes pour ces deux films) de le faire.



UN HÉRITIER INFIDÈLE
Quelle définition donneriez-vous de l’art du montage « peckinpesque » ?
Dans Montage, mon beau souci, Godard définit le montage non comme la simple nécessité de raccorder des images pour assurer la continuité du récit mais comme le moyen de donner plus de force, de profondeur à la mise en scène : « mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur ». Pas sûr que Peckinpah se réfère à Godard mais le montage est pour lui essentiel ─ les studios l’en ont assez souvent privé ! ─ et il est célèbre pour l’originalité de l’agencement des plans courts, parfois à la limite du subliminal. Plus de 3600 plans dans La Horde sauvage, une complexité incroyable dans la composition des séquences, dans l’agencement, parfois complètement irréaliste, de l’enchaînement des images.Àune époque où tout se faisait à la main et non par le truchement de robots ! Pour être (trop) simple, Peckinpah est avec d’Eisenstein et Kurosawa un des maîtres du montage expressif, privilégiant l’émotion plus que la simple narration.
Quels rapports ses westerns entretiennent-ils avec un grand maître du genre comme John Ford ?
Peckinpah est le successeur, l’héritier infidèle des grands maîtres. Il ne s’est jamais senti très proche des réalisateurs nés avec le cinéma lui-même. Il connaissait très bien l’œuvre de Ford, mais son ambition était de renouveler la lecture de l’histoire de l’Ouest, pas de répéter les chefs d’œuvres anciens.
Sur le traitement de l’ultra-violence, où se positionne-t-il par rapport à ses contemporains comme Scorsese ou Arthur Penn ?
L’image que l’on retient trop simplement de Peckinpah est celle du grand initiateur de l’ultra violence — « bloody Sam » —, c’est fortement réducteur : la violence et la noirceur de la plupart de ses films n’auraient pas eu le même impact si elles ne témoignaient d’un univers imaginaire et d’une esthétique. Sam est l’exact contemporain d’Arthur Penn ─ Bonnie and Clyde précède La Horde de deux ans ─, il a avoué assez discrètement qu’il voulait surpasser le film de Penn. Il y a réussi. La Horde est beaucoup plus dur que Bonnie and Clyde qui par son mélange des genres, l’empathie qu’il suscite pour ses voleurs-tueurs, victimes de la société, demeure plus acceptable (pour ne pas dire rassurant) et non dépourvu de glamour. Martin Scorsese est vraiment un successeur de Sam Peckinpah. Comme chez son aîné, l’’expression graphique extrême de la violence est indissociable d’un univers imaginaire et d’une esthétique.
Quid du féminin dans sa filmographie ?
Voilà un thème qui fait mal aujourd’hui ! Misogyne, machiste, complaisant pour la violence envers les femmes… tout y est. Les Chiens de paille, sorti en décembre 1971 a provoqué une levée de boucliers assortie de coupures, et d’interdiction aux mineurs… Et pourtant la critique a reconnu que c’était un film important. On le sait l’art et la morale font rarement bon ménage ; il y a une morale de l’art qui n’a rien à voir avec la morale de la vie quotidienne ─ Baudelaire et Flaubert sont passés par la case tribunal ! D’ailleurs, Chiens de paille est un film moral ! Aujourd’hui, Les Chiens de paille ne repasse guère en salle ou à télé et les étudiant.e.s des écoles de cinéma, certain(e)s du moins, se bouchent le nez et les yeux devant la scène du viol… J’ai essayé d’analyser cette question dans mon essai pour montrer que les choses ne sont pas aussi caricaturales. Je ne cherche pas le paradoxe en disant qu’Amy est la victime de la brutalité masculine (psychologique de la part de David, son mari, et physique de la part de Charlie Venner et Norman Scutt). Et Peckinpah ne laisse aucun doute là-dessus. J’ajoute que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est en partie construit sur la tragique histoire d’amour entre Benny (Warren Oates) et Elita (Isela Vega).



BLOODY SAM ET LES ROUTIERS SYMPAS
La carrière de Sam Peckinpah s’envole à la fin des années 60 pour s’effondrer une dizaine d’années plus tard. Appartient-il au Nouvel Hollywood au même titre que de jeunes cinéastes de l’époque comme Martin Scorsese ou Francis Coppola ?
On peut penser que Peckinpah appartient au Nouvel Hollywood… mais l’étiquette est bien vague. Si parmi les critères qui définissent ce courant on range : des réalisateurs souvent venus du monde de la télé, qui ne placent pas leurs personnages dans un monde idyllique, ont une vision réaliste des individus et de leurs problèmes, se montrent sceptiques à l’égard de l’autorité (comme de nombreux « classiques », d’ailleurs), ont un goût pour la relecture et la déconstruction des genres classiques…. alors Peckinpah en fait partie. Ne pas oublier qu’il est né en 1925, comme Robert Altman, alors que Coppola est né en 1939 et Scorsese en 1942… pas la même génération.
Sam Peckinpah avait une piètre opinion du roman The Siege of Trencher’s Farm de Gordon Williams qu’il adaptera sous le titre Chiens de paille. Pourquoi s’engage-t-il alors dans le projet ?
The Siege of Trencher’s Farm devenu Straw Dogs/ Les Chiens de paille a été proposé, avec un bon salaire, à Sam par Daniel Melnick, qui l’avait relancé en lui confiant le téléfilm Noon Wine. Sam trouvait le livre absolument nul et avec l’aide de David Goodman, le premier scénariste et de Melnick, il transforma ce roman qu’il jugeait insignifiant en drame terrifiant.
C’est aussi son film qui a le plus profondément divisé. Pourquoi ?
Film « ardreyien » si l’on veut, Les Chiens de paille insiste beaucoup plus que La Horde sur la sexualité. Le film est violemment sexuel. Non pas pornographique ─ la fameuse scène du double viol est peu explicite (on a vu pire depuis) ─ mais profondément dérangeant. La peinture de cet intellectuel américain qui a fui l’agitation des campus dans les années guerre du Vietnam, sa confrontation avec les rednecks de l’Angleterre profonde, la sensualité de sa jeune épouse lolitesque, la violence de la dernière partie mettent le spectateur à rude épreuve… Jamais l’art du montage expressif n’a été aussi loin chez Peckinpah !
Sam Peckinpah sabordait fréquemment les genres et les matériaux qu’il portait à l’écran. C’était un acte de rébellion ou d’auto-sabotage, selon vous ?
Sam s’est mis à satiriser voire à dénigrer ses films dès qu’il s’est mis à ne pas croire à son sujet, c’est-à-dire chaque fois qu’il sentait bien qu’il n’était pas le patron, que le producteur ou le studio ou les deux finiraient par avoir sa peau. Parfois il luttait désespérément (Pat Garrett) parfois, il ironisait (The Getaway), parfois il se moquait (Killer Elite, Convoi)… Curieusement ces films furent parfois de beaux succès.
Croix de Fer lorgne parfois vers le documentaire. On a l’impression par endroits que Sam Peckinpah se désintéresse de son film. Pourquoi ?
L’extraordinaire générique de Croix de Fer illustre à la perfection la notion de montage. À partir de bandes d’actualité remontées selon les règles les plus rigoureuses d’une dramaturgie émotive, Peckinpah nous montre en quelques minutes, au début et à la fin, l’horreur des totalitarismes… du nazisme et au-delà. Ce n’est plus du documentaire, c’est de l’art. C’est beaucoup plus fort ! Croix de fer est le dernier grand film de Sam. L’alcool et la cocaïne ne lui laissaient que quelques heures de lucidité par jour. Depuis des années son état de santé physique et mental se détériorait. Les conditions éprouvantes du tournage n’arrangèrent rien.
Après Croix de fer, pourquoi Sam Peckinpah se tourne-t-il vers un « film de routiers sympas » comme Le Convoi ?
Dans ses dernières années, Sam avait peur de connaître à nouveau un trou dans sa carrière, comme après Major Dundee. Aussi, lorsqu’aucune proposition intéressante ne lui était faite, il était prêt à accepter un peu n’importe quoi, persuadé qu’il en tirerait quand même quelque chose. Et puis, il avait besoin d’argent.



« PECKINPAH N’EST PAS UN CINÉASTE OUBLIÉ »
Vous affirmez que Sam Peckinpah n’est pas un cinéaste politique. La Horde Sauvage a pourtant « réveillé les consciences endormies », écrivez-vous. Ce serait également oublier Pat Garrett et Billy the Kid…
Je ne suis pas sûr d’avoir écrit que « La Horde Sauvage a pourtant ‘réveillé les consciences endormies’ ». Mais je maintiens que Peckinpah n’est pas un cinéaste politique. Sam est un homme de la contre-culture, opposé au système en général. Ce n’est pas un homme de gauche, pas un marxiste anti-capitaliste… c’est un libertaire conservateur opposé à toute oppression contre l’individu. Son aversion pour Nixon et l’affairisme des milieux financiers (encore les producteurs !), son hostilité à la guerre du Vietnam cristallisèrent son antipathie pour l’administration républicaine de « Tricky Dicky ». Il est vrai que Pat Garrett and Billy the Kid traite de la lutte inégale de l’individu contre les puissances d’argent. Je vous l’accorde, c’est quelque part un film politique.
On l’engage pour « faire du Peckinpah » dans son dernier film, Osterman Weekend. Vous pensez que c’était une sorte de traquenard ou de suicide artistique pour lui ?
C’est simple : on ne lui a offert que ce scénario boiteux. Sam était au bout du rouleau, il avait besoin de travailler. Mais quand je revois le film, je me dis que dans l’état où il était, il s’en est plutôt bien sorti. Connaissez-vous un « petit » film d’un réalisateur que beaucoup pensaient disparu qui puisse réunir à son générique : John Hurt, Burt Lancaster, Rutger Hauer (Blade Runner), Dennis Hopper, Meg Forster ?
Quel film de Sam Peckinpah mériterait d’être revu ou réhabilité ?
Peckinpah n’est pas un cinéaste oublié. Il est plutôt bien représenté en DVD. Tous ses films méritent d’être revus ─ même, soyons généreux, New Mexico. Deux films mériteraient d’être mieux connus : Junior Bonner avec Steve McQueen (pas de bonne édition DVD !) et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, le plus peckinpien des Peckinpah ─ un échec commercial injuste dû dans doute au côté scabreux du sujet… mais un cher d’œuvre ? Mais j’insiste ! Il est temps de réhabiliter Junior Bonner, un film sans méchants, sans coups de feu, sans morts violentes… paisible et désenchanté qui contient de très brillantes séquences.
Le déclin de Sam Peckinpah ne tient-il pas aussi à la profonde mutation de Hollywood à la fin des années 70 ? Avait-il encore sa place dans l’Amérique des années 80, selon vous ?
Il est vrai que l’apparition de jeunes cinéastes comme Spielberg, Lucas et d’autres, enfants de la télévision et élèves des départements cinéma à l’université, plus passionnés par les technologies innovantes et les effets spéciaux que par l’art du récit et la psychologie des personnages a contribué à démoder, la génération des 20 ans en 1945. La mutation du public de plus en plus avide de « blockbusters » ou d’un autre côté de films intimistes, a aussi joué. Mais le mode de vie de Sam, son addiction à l’alcool et à la drogue n’y sont pas pour rien, non plus.
Que reste-il de Sam Peckinpah aujourd’hui ? A-t-il laissé son empreinte dans le cinéma hollywoodien contemporain ?
J’ai envie de vous demander, que reste-t-il du cinéma à l’ère de Netflix, des franchises Marvel, des super-héros ? Le langage cinématographique de Sam Peckinpah a tant redéfini les critères du cinéma d’action qu’il ne peut être ignoré de l’histoire du cinéma. Sam Peckinpah est présent pour les cinéphiles qui ne confondent pas n’importe quel navet gore avec La Horde sauvage ou Les Chiens de paille. Et nombre de réalisateurs contemporains ne l’ont pas oublié, non plus. Parmi eux, Kathryn Bigelow, Takeshi Kitano, Martin Scorsese, John Woo, qui revendiquent leur filiation — sans oublier le petit fils, Quentin Tarantino.
Le cinéma de Sam Peckinpah, d’Alain Cresciucci (Lettmotif, 300 p., 39€).