Roland Topor, l’homme qui aimait les films mais pas le cinéma

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Roland Topor fut un illustrateur, dessinateur de presse, écrivain, satiriste, provocateur, fumeur, et noceur français que le public cinéphile connaît surtout pour son film d’animation La Planète sauvage (1973). Topor parcourut les années 1960 à 1990 avec pour armes et bagages sa plume Sergent-Major, sa bouteille d’encre de Chine, ses crayons de couleurs, sa pipe et un grand éclat de rire sardonique. Il est assurément l’un des artistes français les plus importants du XXe siècle. Dans Topor et le cinéma (Nouvelles Éditions Place, 2020), Daniel Laforest décortique magnifiquement les rapports tendus, contradictoires et extrêmement féconds de Topor avec la caméra. Entrevue. *

L’ESPRIT TOPOR

Alain Korkos : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un livre sur lui alors que vous êtes Canadien, et trop jeune pour avoir connu son travail à l’époque où il paraissait ?

Daniel Laforest : L’envie d’écrire sinon un livre, du moins quelque chose sur Roland Topor, m’a longtemps habité. En effet je ne suis pas de sa génération, mais il ne faut pas non plus sous-estimer la prolifération du style et de ce que j’appellerai l’esprit Topor dans la culture populaire jusqu’à aujourd’hui. Enfant, très jeune enfant, j’y ai été exposé un peu par la bande. Il faut préciser que je suis Québécois d’origine. Je suis donc francophone avant tout, et ai grandi dans le contexte unique du Québec où, à travers la télévision dans mon cas, un enfant un tant soit peu curieux se trouvera exposé à au moins trois sources culturelles : la culture québécoise évidemment, mais ensuite celle des États-Unis, et celle de la France. Dans mon cadre familial, la culture française a toujours occupé une bonne place. Et plus précisément en ce qui concerne Topor, je me souviens que la télévision nationale (Radio-Canada) diffusait une émission pour enfants très populaire composée en partie de petits intermèdes animés venus d’Europe. Ces productions dataient déjà, même à l’époque. Elles avaient probablement été achetées en bloc auprès de distributeurs français ou belges. Des trucs comme Aglaé et Sidonie, Animal Parade (avec Carlos !), ou Colargol. Bref, des petits bijoux de créativité débridée, avec des marionnettes, des mouvements saccadés, des trames sonores aux synthétiseurs curieusement mélancoliques, et surtout… Surtout cet indéfinissable fond d’inquiétante étrangeté dont je parle dans mon livre. Je ne sais pas quand j’ai vu un dessin de Topor pour la première fois. Probablement à cette époque aussi. Mais je sais une chose, c’est qu’aussitôt entré en contact avec l’œuvre de Topor j’ai vu qu’il y avait là une des origines les plus claires d’une grande part de mes émotions enfantines irrésolues.  

Topor disait qu’il avait peu de goût pour le cinéma et une totale aversion pour la télévision. Il dessina pourtant des génériques de films, co-réalisa deux courts métrages d’animation et un long (La Planète sauvage, 1973), collabora avec Fellini alors que dans le même temps, l’un de ses romans était adapté au cinéma par Roman Polanski (Le Locataire, 1976). Il dessina des affiches de films, fut même acteur ! À la télévision, il fut co-créateur de l’émission pour enfants Téléchat (1983-1986) et co-écrivit de nombreux sketches pour les séries Merci Bernard (1982-1984) et Palace (1988-1989) de Jean-Michel Ribes. Comment expliquez-vous cette énorme contradiction ?

C’est le point de départ de mon livre. Au fond, je crois que Topor aimait les films mais pas le cinéma. Il aimait les films comme tant d’autres qui dans sa génération, en jeunes gens vivant leur éducation sentimentale en plein Paris, considéraient avec raison la cinémathèque d’Henri Langlois comme un lieu de découvertes inouïes en art, mais aussi comme un lieu social de rencontres, d’échanges entre amateurs. Topor a toujours dit détester le cinéma, mais quand on prête attention à ses interviews, ses textes d’humeur, on voit tout de suite que ce qu’il détestait fondamentalement c’était l’industrie du spectacle. À savoir la tendance généralisée à lisser les œuvres afin de les rendre toujours plus consensuelles, et d’en accroître sans cesse le marché. De même, le dessinateur en lui détestait comment le cinéma, avec le montage, entend toujours faire dire quelque chose de spécifique aux images, ou à tout le moins les orienter dans une direction unique. La boutade de Topor que je préfère est : « Quand on parle d’art, dans les secondes qui suivent on parle d’argent. » Ça résume à mon avis l’essence de son problème avec le cinéma. Mais alors : comment a-t-il pu être si actif dans le monde cinématographique ? Tous les témoignages concordent : Topor était un être d’une générosité totale, doublé d’un viveur excessif, expansif, à qui l’ennui faisait absolument horreur. Je crois que ses innombrables collaborations avec le monde du cinéma ont eu lieu sur cette base : soit par générosité et amitié, soit parce que l’aventure lui semblait valoir le coup, parce qu’il espérait s’y amuser avant tout. Et je pense qu’il en va de même pour la télévision, à la différence près que Topor était sur les plateaux comme un poisson dans l’eau. Ça, ça semblait l’amuser, ça semblait convenir à sa personne à partir des années 1980. En outre, j’en parle plus longuement dans mon livre, même au cinéma Topor a eu tendance à fréquenter des originaux ou des potaches. Des gens comme Pierre Richard, Jean-Michel Ribes, Jérôme Savary, ou encore Werner Herzog. Toute une époque. Et Fellini c’est peut-être immense et très estimé critiquement, mais c’est aussi une œuvre inclassable et, quand on y pense, absolument pétrie d’anxiété et d’étrangeté. Ce qui est formidable, c’est qu’une telle décontraction dans le rapport de Topor au cinéma a fini par faire de chacune de ses collaborations quelque chose de tout à fait unique. Je ne connais pas de rapport équivalent au cinéma chez un autre artiste. Mais il est aussi vrai que je ne connais aucun autre artiste qui ressemble à Roland Topor.  

Roman Polanski incarne un locataire chimérique dans son propre film inspiré d’un livre de Roland Topor, en 1976 © Bernard Prim/Paramount Pictures

Le journal télévisé satirique Téléchat co-créé par Roland Topor a été diffusé sur Antenne 2, de 1983 à 1986 © DR

LE DESSIN ET L’ÉCRITURE AVANT LE CINÉMA

En 1966, Topor dessina le générique de fin de Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? de William Klein. Il s’agit d’un long dessin présentant plusieurs figures, plusieurs scènes au-dessus desquels ont été inscrits le titre, les noms du réalisateur, des acteurs, du personnel technique, etc. Le dessin défile donc devant l’objectif de la caméra, donnant ainsi l’illusion que cette dernière effectue un panoramique. Vous affirmez que par là, « c’est le cinéma qui devra inventer sa propre façon de voir le dessin » et non l’inverse. C’est encore plus pertinent avec le générique de Viva la Muerte de Fernando Arrabal (1971), immense dessin présentant une multitude de scènes atroces que la caméra semble survoler (Guy Pellaert utilisera le même procédé quand il réalisera en 1982 le dessin du générique de l’émission Cinéma Cinémas). Pouvez-vous nous éclairer sur cette sujétion du cinéma au dessin de Topor ?

J’insiste beaucoup là-dessus dans mon livre car à mon avis c’est de cette façon que Topor en est arrivé à contourner l’empire du spectacle cinématographique dont je parle dans ma réponse précédente, dont la logique repose sur le contrôle des images, sur leur mise en récit toujours plus linéaire, et leur mise en marché toujours plus systématique. Topor, même s’il a tout fait avec beaucoup de bonheur, est à mes yeux d’abord deux choses : dessinateur et écrivain. Il a maintenu ces deux activités jusqu’au bout de sa vie. Et c’est en tant que dessinateur qu’il a su le mieux résister au bulldozer du spectacle cinématographique. Et on est frappé par le caractère abouti de cette résistance. Forcer la caméra à regarder un dessin, c’est en quelque sorte exactement le contraire de ce que fait ordinairement le cinéma pour qui les images doivent se plier à la logique du récit et aux impératifs globaux de la production. En ce sens, dans Polly Maggoo, dans Viva la Muerte, mais aussi dans le Casanova de Fellini et ses œuvres d’animation avec René Laloux, les dessins de Topor restent en tous points les dessins de Topor. Ils ne cèdent pas un pouce de leur esthétique et de leur pouvoir d’évocation aux médium qui les accueille. C’est très fort.  

En 1973 paraît sur les écrans La Planète sauvage, que Topor réalisa avec René Laloux. Ce film d’animation le rendit mondialement célèbre. En quoi est-il remarquable ? Parce qu’il est un peu dérangeant mais pas trop ? Vous parlez de « lissage visuel » opéré par les animateurs tchèques qui gommèrent par exemple les tétons des femmes.

La Planète sauvage est un cas à part. Longtemps je l’ai considéré, à l’instar de plusieurs autres, comme une curiosité issue des années 1970. Et il est vrai que ce film ne ressemble à rien d’autre. Mais au gré de ses rééditions dans les quinze dernières années grosso modo, j’en suis venu à le voir comme un véritable chef-d’œuvre du cinéma. Ce qui frappe le plus est l’intelligence et la poésie diffuse de son scénario, auquel collabora Topor en plus des dessins. N’oublions pas qu’il s’agit par ailleurs d’une adaptation d’un récit de l’écrivain de science-fiction français Stefan Wul, dont un autre roman inspira aussi le film suivant de Laloux (Les maîtres du temps [réalisé en 1982 à partir de dessins de Jean Giraud alias Moebius, ndlr]). Vue de l’extérieur, la France n’est pas du tout considérée comme une terre propice à la littérature de science-fiction. Pour la bande dessinée c’est différent bien sûr, mais pour le roman… Stefan Wul, Pierre Boule, George Langelaan, René Barjavel à la rigueur, et puis qui ? Cela dit les auteur.es de science-fiction français (sauf Barjavel, le pétainiste) m’apparaissent tous comme ayant intégré une espèce de poésie dans l’inspiration et l’exécution de leurs œuvres. 

C’est ça, je crois, que La Planète sauvage a su capturer et même transcender. À l’arrivée, en spectateur contemporain, force nous est de constater qu’il s’agit tout avant tout d’un très beau film, émouvant, philosophique, et qui à aucun moment ne semble avoir voulu céder quoi que ce soit aux impératifs du marché. C’est un cliché de le dire, mais on ne fait vraiment plus des films comme celui-là. Dans mon livre je parle beaucoup de l’importance de sa trame sonore notamment, de même que de ses rapports jusqu’ici mal explorés avec l’inspiration dite « psychédélique » dans l’esthétique de l’époque. Mais ce qui ressort le plus est le récit de l’aventure qu’a représenté la réalisation du film en elle-même. Il s’avère que Topor n’y a pas tout dessiné, et qu’en effet le contexte de la Tchécoslovaquie communiste (le film a été réalisé à Prague) a créé toute une série de problèmes pour Laloux et Topor qui ont dû rivaliser d’ingéniosité afin de faire passer toutes leurs idées à l’écran sans subir de censure. Ultimement, j’espère avoir démontré dans mon livre combien le contexte pragois a influencé la création de La Planète sauvage, et combien l’art de Topor, chose rare, s’y est mélangé à plusieurs autres apports de créateurs outre-rideau de fer qui sont aujourd’hui passés sous silence.  

© Argos Films

Cette incursion dans le cinéma d’animation n’est-elle pas, là encore, une formidable contradiction quand on sait que pour Topor, le découpage de dessins en séquences, en scènes, est une aberration ? Vous rapportez d’ailleurs, à ce propos, le dégoût qu’il éprouvait envers les livres pour enfants garnis d’« horribles dessins, bouffis de travail et de suffisance, exacts et gais comme des cartes de géographie. Ah ! les affreuses belles choses ! »

Très juste. Mais c’est justement la grande affaire de La Planète sauvage : il fallait réussir à retenir les services de Topor pour une production s’étalant sur un temps long (quatre ans, au final). Lui, qui menait toujours cinquante projets de front, n’allait certainement pas s’enchaîner à ce genre de choses. D’où l’apport des studios tchécoslovaques et de tout un contingent d’autres dessinateurs appelés à paufiner les décors, retoucher les croquis originaux de Topor, etc. Pour ce qui est de la découpe des images effectivement honnie par Topor, eh bien il faut voir toute l’importance que j’accorde à la technique aujourd’hui plutôt oubliée du papier découpé animé dans La Planète sauvage. Technique incroyablement fastidieuse pour les animateurs de l’époque, mais qui a permis à la fois de conserver l’intégrité des dessins de Topor, et de faire l’économie de sa présence constante en studio à Prague. Il serait assommant de décrire cette technique ici, mais en guise de référence plus contemporaine on se référera à l’esthétique de la série américaine South Park diffusée depuis vingt ans au mois de ce côté-ci de l’Atlantique et qui a revitalisé un peu ironiquement la technique du papier découpé animé. 

Roland Topor signe en 1966 le générique du film français Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, réalisé par William Klein © Delpire Productions/Rank

La Planète sauvage réalisé en 1973 par René Laloux rend célèbre Roland Topor grâce aux dessins qui serviront de base à l’élaboration du film © Argos Films

L’ART DE LA MARIONNETTE

L’univers graphique de Topor était centré sur le corps humain, la chair. On retrouve cette passion dans Les Temps morts (1964), court film d’animation réalisé en papier découpé avec René Laloux. Les personnages, dessinés à la plume et à l’encre de Chine, sont démembrés afin que jambes et bras puissent s’animer image par image, un peu comme des pantins. Les pantins, d’ailleurs, reviennent souvent chez Topor. Il a même illustré le Pinocchio de Collodi ! N’est-ce pas cette même obsession des personnages articulés qu’on retrouve de deux manières totalement différentes dans les marionnettes de Téléchat et dans les personnages masqués du Marquis (1989) ? Lequel se fabrique, dans sa cellule, un petit théâtre de marionnettes…

Outre la technique du papier découpé, l’art de la marionnette est selon moi l’autre grande clé afin de comprendre l’intégration de l’esprit de Topor au cinéma et à la télévision. Les marionnettes, on croit en avoir tout dit, on n’en avoir rien à dire, tellement elle nous paraissent simplistes et enfantines, mais aussitôt qu’on se penche sur leur histoire immémoriale, ou plus simplement sur leurs rapports avec l’essor de la télévision, ou encore leur présence de loin en loin au cinéma, on découvre un véritable continent. Les marionnettes nous ramènent directement aux émotions troubles de l’enfance que j’essayais moi-même d’évoquer en réponse à votre première question. Les marionnettes fascinent les cerveaux enfantins non parce qu’elles sont des personnages auxquels s’identifier d’une façon réaliste mais au contraire parce qu’elles court-circuitent une telle identification. Les marionnettes, avant de représenter des personnages, incarnent d’abord des mouvements. Qui plus est : des mouvements inimitables. Personne ne bouge comme une marionnette. D’où le trouble qu’elles peuvent évoquer. Topor, bien sûr, avait compris tout cela. Il ne s’est d’ailleurs pas privé d’en parler. Il a même affirmé que l’art de la marionnette était pour lui, avec le théâtre, l’art le plus accompli et le plus digne d’admiration. Et vous le dites bien : Téléchat et Marquis peuvent être vus comme les deux pôles de l’art de la marionnette dans l’œuvre de Topor. Le premier avec de vraies marionnettes, le second avec des acteurs portant des masques aux traits animés par des « servo-moteurs » téléguidés. Je ne saurais dire lequel des deux est le plus fascinant et le plus troublant !  

Vous dites, à propos de Téléchat, « On peut choisir d’appeler cela poésie, mais c’est restrictif. » Il y a pourtant du Vialatte, dans Topor. Du Lewis Carroll, du Magritte, du Bosch et du Villon. N’était-ce pas une marque de pudeur, de modestie quand il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il se moquait qu’on le traite de poète ?

C’était une marque de pudeur à n’en pas douter, mais aussi une de ces boutades dont il était coutumier. Je crois que ce que Topor détestait, c’était les cliques artistiques et les groupes d’influence chez qui la haute opinion de l’art et les discours afférents ne font souvent que masquer des tentatives un peu pathétiques pour maintenir leur privilège dans la sphère culturelle. N’y a-t-il pas le mot « parisianisme » pour désigner cette tendance ? Considérons l’anecdote suivante. Encore très jeune, Topor est reçu au Café de Flore, avec quelques autres compères, à la table du « maître », c’est-à-dire à la table d’un André Breton vieillissant et qui pontifie à qui mieux mieux.  Au bout d’une demi-heure, Topor en avise deux autres, aussi jeunes et dégoûtés que lui, et leur propose de filer en douce. Les deux compères sont Fernando Arrabal et Alejandro Jodorowsky. Ils se retrouvent ensemble non loin et, inspirés par leur rejet viscéral de cette vénération qu’il faudrait semble-t-il accorder à l’art, fondent sur-le-champ le mouvement Panique. Donc Topor était un être extrêmement cultivé et profondément lettré (on dit qu’il lisait des heures chaque jour), mais qui plus que tout autre à ma connaissance, n’a jamais accepté la pantomime du spectacle social auquel les gens cultivés se croient obligés de participer, et pis : de reconduire. L’étiquette de poète : très peu pour lui. Par contre, l’activité artistique en tant qu’elle produit des affects et des émotions poétiques, alors là oui, absolument. Il n’y voyait pas de contradiction. Et moi non plus.

* Propos recueillis par mail, en novembre 2020.

Copyright illustration en couverture : DR.

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