Michael Feeney Callan : « Robert Redford reste un hippie dans l’âme »

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Gendre idéal pour les uns, belle gueule fadasse pour les autres : Robert Redford n’a jamais cessé d’incarner une certaine idée de l’Amérique WASP et dilettante. « Il aura toujours trente ans, sera toujours blond, la perfection incarnée », disait de lui Sydney Pollack. Un acteur idéalisé jusqu’à plus soif « parce que personne ne souhaite la mort du rêve ». « Bob » a pourtant survécu à plus d’un effondrement. Celui de l’Amérique d’abord, ballottée entre la Grande Dépression et le scandale du Watergate. Celui d’un cinéma de l’Âge d’or dont il a vénéré les idoles comme beaucoup de ses contemporains. Sur les ruines de ce monde incertain, Redford a bâti discrètement sa propre mythologie, se parant du masque du jeune premier romantique pour raviver la flamme d’une culture exsangue dans son propre sanctuaire artistique, Sundance. Une tranche d’Americana que dissèque au scalpel le romancier irlandais Michael Feeney Callan dans une biographie généreuse nourrie de centaines d’heures d’interviews menées pendant quatorze ans. Rencontre.

Boris Szames : Parlez-nous de votre première rencontre avec Robert Redford.

Michael Feeney Callan : Je l’ai rencontré pour la première fois en 1995. A l’époque, je cherchais à écrire sur un artiste qui racontait quelque chose de la culture américaine et de son influence dans le monde. Robert Redford m’est venu tout de suite à l’esprit. Son agent m’a fait savoir qu’il n’était pas intéressé par une biographie. J’ai persévéré et fini par obtenir un rendez-vous à New York où j’ai pu lui expliquer mon véritable projet : raconter le parcours d’un acteur, de ses débuts modestes jusqu’à son ascension vers la gloire à Hollywood – Hollywood étant une « arme sociale » considérable aux États-Unis – et donc brosser un portrait de l’Amérique à travers son oeuvre. Tous les grands films de Redford commentent d’une façon ou d’une autre l’américanité, que ça soit à travers la politique, le sport ou l’industrie.

Qu’avez-vous appris des États-Unis en voyageant à ses côtés ?

J’ai grandi en regardant la télévision américaine dans les années 60, notamment La Quatrième Dimension de Rod Serling, Des agents très spéciaux et Your Are There, une très bonne émission pédagogique présentée par Walter Cronkite. J’imaginais l’Amérique comme un endroit très coloré, imprégné de fantaisie et d’idées novatrices qui insistaient surtout sur l’unité de la nation. Quand je me suis mis à lire sur les États-Unis à partir de l’adolescence, j’ai découvert un pays moralisateur qui s’était construit sur le génocide. Dans les années 90, Redford et moi avons commencé par discuter de l’histoire de sa famille partagée entre deux Amériques : celle du Nord, éduquée, et celle du Sud, immortalisée par les vagabonds du Dust Bowl. Le pays qui s’est dessiné sous mes yeux ressemblait à celui que le monde verrait lors de l’élection de Trump des années plus tard. Les meilleurs films de Redford évoquent cette dualité morale et politique : Les Hommes du Président, Quiz Show ou La Descente infernale.

Au milieu des années 50, Robert Redford s’exile en Europe. Qu’a-t-il en tête ?

Quand il s’est fait renvoyer d’une université du Colorado, Bob a voulu passer du temps aux Beaux-Arts de Paris. Plus tard, il a vécu six mois en Espagne dans une sorte de communauté hippie où il fréquentait Lorenzo Semple Jr., le scénariste de la série Batman [Semple est également co-auteur de scripts des Trois Jours du Condor (1975), de King Kong (1976) ou encore de l’adaptation de Flash Gordon (1980), ndlr]. Je pense que son amour pour l’Europe a quelque chose à voir avec l’idée que s’en faisaient les classes aisées anglaises au XIXe siècle. Bob voulait vraiment s’installer en Espagne. Il a eu le coeur brisé quand son agent l’a appelé pour tourner un film avec la Paramount. A un moment, Redford a aussi voulu vivre en Irlande. Je l’y ai toujours encouragé au nom de sa sensibilité plus européenne qu’américaine.

Vous échangez encore aujourd’hui ?

Je ne lui ai pas parlé depuis un moment, surtout parce qu’il a pris sa retraite depuis la mort de son fils, James, emporté par un cancer à 58 ans. C’était un bon ami. Bob avait déjà annoncé prendre ses distances avec le cinéma en 2018. Mais quand Jamie est mort, il s’est retiré complètement. Je le connais assez bien pour comprendre son besoin d’isolement et d’intimité. Il est très proche de ces figures poétiques qu’on associe en littérature aux transcendantalistes américains comme Henry David Thoreau, qui appréciait se retirer du monde à Walden Pond. Son Walden, Bob l’a trouvé dans son immense ranch de l’Utah. Ses besoins d’interactions sociales ne sont pas les mêmes que ceux des gens ordinaires.

On imagine moins Redford en beatnik qu’en gendre idéal. Pourquoi ?

Parce qu’en tant qu’acteur, on est une marionette, ou du moins, on porte un masque. Redford en a fait un atout. En un sens, il incarne une version caricaturale de la normalité ou d’une certaine idée de la beauté, celle de l’Américain typique qu’on peut voir à la télévision aux heures de grande écoute ou dans un cabinet d’avocats, par exemple. Mais le vrai Redford est beaucoup plus contemplatif. Je m’en suis rendu compte en regardant son travail, en lisant ses scénarii, même ceux qu’il n’a pas officiellement signés, comme Les Hommes du Président ou Jeremiah Johnson. C’est un « auteur » dans le sens français du terme, mais il reste un hippie dans l’âme comme Alan Watts [l’un des papes de la contre-culture américaine à qui l’on doit la diffusion de la pensée orientale en Occident, ndlr]. On sent particulièrement son influence dans La Légende de Bagger Vance dont le scénario s’inspire de l’histoire de Bhagavad Gita [l’un des textes fondamentaux de l’Hindouisme, ndlr].

Redford n’a pas non plus trouvé son compte avec les hippies du Nouvel Hollywood…

Redford m’avait raconté une anecdote savoureuse. Un journaliste de Newsweek lui a un jour demandé pourquoi il ne se rasait jamais la tête pour jouer un méchant. Bob lui a demandé d’arrêter son enregistreur. En off, il lui a expliqué que c’était une mauvaise question, d’autant plus qu’il l’avait déjà fait dans des séries au début de sa carrière. Voici ce qu’il lui a répondu : « L’Amérique se choisit ses icônes », que ça soit John Wayne dans le rôle de l’infatigable cowboy ou Cary Grant, un personnage romantique éternellement souriant. Redford avait l’impression qu’on avait fait de lui un archétype de beauté classique, comme on peut en voir dans la statuaire grecque, à l’époque où les stars masculines s’appelaient Clint Eastwood, Burt Reynolds, Robert De Niro ou Al Pacino. Il a donc fait très attention à cultiver cette image de « héros américain ». C’est pour ça qu’il a refusé Le Parrain et Superman. Bob ne s’imaginait pas voyager au coeur des ténèbres. Il a cultivé cette beauté sereine, presque stérile.

Jeremiah Johnson, 1972 © Warner Bros.
Les Hommes du Président, 1976 © Warner Bros.

BOB LE MAGNIFIQUE

Syndey Pollack a dirigé pas moins de sept fois Robert Redford, des années 60 à 90. Comment définir leur relation ?

Ils étaient tous les deux très différents. Il y avait d’un côté Sydney, le petit juif, et Bob, le WASP. Ils sont restés proches pendant très longtemps. C’était une relation d’autant plus étrange que tout les séparait. Ils se sont disputés souvent, notamment sur le tournage de Jeremiah Johnson, comme je le raconte dans mon livre. Malheureusement, ils ont pris leurs distances après une sorte de brouille dans les années 90. Ils n’étaient plus en très bons termes. Mais Sydney a certainement fait ressortir le meilleur de Bob dans des films comme Les Trois Jours du Condor ou Jeremiah Johnson, qui reste à ce jour le film préféré de Redford parce qu’il montre comment un homme essaie de s’assimiler dans un monde qui lui est étranger. C’est en grande partie l’histoire de la vie de Bob.

Qu’avait-il en commun avec George Roy Hill et William Goldman qui ont signé quelques-uns de ses plus grand succès dans les années 70 ?

Je me souviens avoir rendu visite à George dans son appartement de l’Upper West Side. Il lui fallait du temps pour me raconter ses histoires, à cause de la maladie de Parkinson. George avait fait ses études à côté de l’endroit où je vis, au Trinity College de Dublin. C’est là qu’il m’a dit s’être découvert une passion pour la Grèce antique et ses histoires que Robert Graves a merveilleusement compilés dans son anthologie [Les Mythes grecs, éd. Le Livre de Poche, ndlr]. Pour lui, une histoire ne se limitait pas à un simple récit avec un début, un milieu et une fin. Elle avait une résonance métaphorique avec votre propre vie, vos finances, votre relation avec vos parents, etc. William Goldman partageait ce même enthousiasme. Bob Redford, George Roy Hill, Sydney Pollack et Alan Pakula étaient tous fascinés par les histoires qui fourmillent de nombreux détails. Par exemple, Bob adore explorer les moindres recoins de son personnage. George Roy Hill et Bill Goldman lui ont offert ce qu’il aime par-dessus tout, des histoires proustiennes.

Dans votre livre, vous racontez les nombreuses rencontres ratées entre Robert Redford et Mike Nichols au cinéma. Étaient-ils foncièrement « compatibles » ?

Mike adorait Bob. Ils s’estimaient beaucoup. Bob respectait beaucoup Mike depuis le jour où il lui accordé une grande liberté pour construire son personnage sur scène à Broadway dans la pièce de Neil Simon, Pieds nus dans le parc. Quand il est passé à la réalisation, Mike Nichols a imposé beaucoup plus sa vision dans la construction des personnages, ce qu’il a fait notamment sur Le Lauréat d’après un scenario de Charles Webb. Au tournant des années 70, Bob se permettait de déconstruire un scénario et d’y apporter une touche plus personnelle. Il n’hésitait pas à retoucher ses dialogues. Mike n’aurait pas apprécié ça. Je pense pouvoir l’affirmer d’après les conversations que j’ai eues avec eux.

Vous avez rencontré Bob Woodward ?

Quel grand personnage ! Quand je l’ai contacté par téléphone, son assistant m’a prévenu qu’il enregistrerait la conversation. Je lui ai répondu que moi aussi. Nous avons donc commencé par nous méfier l’un de l’autre, comme dans Les Hommes du Président. Bob Woodward s’est très bien entendu avec lui pendant l’écriture de ce film. Il avait beaucoup d’admiration pour Redford. Carl Bernstein était très différent de son collègue, en revanche. Sa femme, Nora Ephron, a écrit une première version du scénario avant William Goldman. Bob soutient que même si Bill a gagné l’Oscar, il n’a écrit qu’environ 10 ou 20 % du film, la majeure partie étant l’oeuvre de Pakula et Redford.

Vous évoquez aussi sa grande traversée des États-Unis à cheval sur les traces du Sundance Kid dans les années 70.

Bob a pour habituder d’emmener ses amis à cheval dans les grands espaces. C’est l’endroit qu’il préfère le plus au monde. Après avoir tourné Butch Cassidy, il a voulu suivre la fameuse piste des hors-la-loi (« Outlaw Trail ») comme s’il était lui-même un bandit. Ce grand voyage a été documenté dans le magazine National Geographic à l’époque.

Butch Cassidy et le Kid, 1969 © 20th Century Fox
The Outlaw Trail, 1975 © Jonathan Blair

GÉNÉRATION REDFORD

Qu’est-ce qui a décidé Robert Redford à passer à la réalisation au début des années 80 ?

Bob n’a jamais cessé d’être un auteur, même avant qu’il ne réalise son premier film, Des gens comme les autres. Il a toujours décidé que ses films auraient un but bien précis. Quand il a voulu dire quelque chose sur le sport américain, il a fait La Descente infernale de Michael Ritchie. Même chose avec la politique et Les Hommes du Président d’Alan J. Pakula, ou avec le business de la télévision et Quiz Show qui revient sur les célèbres scandales des jeux télévisés dans les années 50. Bob est passé à la réalisation moins par prétention que par besoin d’avoir la liberté de raconter des histoires dans les moindres détails à la manière de Proust, ce qui ne l’a pas empêché de s’impliquer très activement dans les films de Michael Ritchie et Alan J. Pakula. Ritchie et Pakula m’ont même dit regretter de ne pas l’avoir crédité en tant que co-réalisateur sur ces deux films.

A-t-il réellement accompli son rêve avec Sundance ?

Très sûrement. L’institution Sundance naît de son observation d’une Amérique fragmentée. Sa mère et son père n’ont pas fait la même expérience des États-Unis. Dans ses films, Bob se sert d’une grande palette de couleurs pour montrer les différentes facettes de son pays. Sundance représenait une sorte d’absolu. C’est le moment où Bob a déraciné Hollywood. D’abord, il s’est battu pour l’installer dans les collines de l’Utah, au fin fond des États-Unis, un peu comme si vous vous essayiez d’installer un studio de cinéma dans la région de Grenoble. Ça n’avait rien d’une évidence pour les gens de l’industrie. Mais Bob voulait entendre d’autres voix dans son Hollywood alternatif, voir des films qui refléteraient la richesse et la diversité de l’existence. Cette entrerpise a plutôt bien fonctionné. Mais Bob a ressenti une certaine frustration quand certaines de ses idées n’ont pas abouti.

Lesquelles ?

Il avait l’idée de racheter des vieux cinémas un peu partout dans le monde pour en faire des antennes de Sundance. On y aurait projeté des films de toutes les nationalités. Bob voulait que ses cinémas deviennent des lieux de rencontre avec la possibilité de restaurer, un peu comme dans les Starbucks et les Costa Coffees. Il voulait aussi réserver un espace annexe à la location de matériel pour encourager les jeunes cinéastes à réaliser leurs films qui seraient ensuite projetés dans ces salles. La faillite de son partenaire dans la distribution a mis fin à ce projet.

Et la politique ?

Bob s’intéresse de près à la politique depuis les années 70. Il a toujours milité en faveur d’une politique démocrate. Son modèle reste Franklin Delano Roosevelt, un président qui a su préserver l’unité de son pays pendant la Grande Dépression des années 30, notamment grâce à sa conscience de classe. Redford n’a pas réagi face aux idioties de Trump et sa politique égocentrique. Sa dernière déclaration publique remonte aux élections de 2020. Il a affirmé qu’il voterait pour Joe Biden parce qu’il avait l’impression qu’il gouvernerait avec son coeur, pas de manière religieuse ou romantique, mais plus dans un sens très rooseveltien, celui de l’empathie pour l’homme du people. Bob a réussi à exprimer tout au long de sa vie sont point de vue libéral sur la société américaine. Il se préoccupe toujours du sens dans lequel tourne le monde. Je pense pouvoir affirmer qu’il s’inquiète certainement aujourd’hui de la montée des extrémismes et des dérives autocratiques.

Robert Redford a toujours refusé de se convertir mormonisme, un culte auquel appartenait sa première épouse. Quel rapport entretient-il aujourd’hui avec la foi ?

Il n’a aucune relation avec les Mormons, qui sont d’ailleurs très nombreux dans l’Utah où il vit actuellement. Son intérêt pour la religion se mesure à celui de la culture américaine. Bob a grandi dans un milieu presbytérien très strict. Sa grand-mère appartenait quant à elle à la Science Chrétienne. Plus tard, Bob a refusé de se convertir au mormonisme quand il a épousé Lola Van Wagenen, une femme très religieuse issue de Provo, dans l’Utah. Dans les années 60, des gens comme Alan Watts et Allen Ginsberg font découvrir la pensée orientale à la beat generation. Bob est alors dans la trentaine. Il s’intéresse à l’Inde et aux textes védiques. Aujourd’hui, il s’intéresse plus à la spiritualité qu’à la religion, dans un sens presque bouddhiste. La thérapie jungienne l’a aussi beaucoup aidé pendant longtemps. Bob s’interroge sur sa place dans la nature. A Provo, il retrouve d’ailleurs le sentiment de la Frontière devant le mont Timpanogos sous ses fenêtres. Je l’imagine assis en train de méditer sur son destin face au spectacle de la nature.

Robert Redford, de Michael Feeney Callan (La Trace, 765 p., 22€).

Copyright photos : Warner Bros.