Parlons peu. Parlons sexe. La réalisatrice suédoise Ninja Thyberg n’a pas froid aux yeux. Pleasure, son premier film, prolonge un court-métrage présenté en 2013 à Cannes dans lequel une Lolita suédoise s’en allait vivre le rêve américain dans l’industrie du X à Los Angeles sous le nom de scène de Bella Cherry. Critique acerbe d’une culture phallocentrée et raciste, Pleasure déconstruit brillamment le male gaze par le prisme du féminisme à tendance marxiste et réussit là où échouait Paul Verhoeven il y a vingt-cinq ans avec Showgirls. A quelques heures de la sortie de son film, Ninja Thyberg évoque avec nous son voyage dans la Porn Valley, son intérêt pour les gender studies et le tournage d’un film iconoclaste. *
COMMENT IMPROVISER AUX ÉTATS-UNIS
Boris Szames : Tourner un premier long-métrage aux États-Unis, ça n’était pas effrayant pour une jeune cinéaste européenne ?
Ninja Thyberg : Je n’ai pas vraiment eu peur. Disons que j’ai dû faire face à des chocs culturels. Notamment à cause de mon sujet et de la différence entre ma façon de travailler « à l’européenne » et les méthodes auxquelles les acteurs porno américains étaient habitués. En Europe, la tradition de l’auteur reste très prégnante. En plateau, tout tourne autour du réalisateur. J’ai l’habitude d’avoir la possibilité de modifier le scénario ou la mise en scène en fonction de mon inspiration et d’improviser. Ça fait partie d’une sorte de processus d’investigation où on reste à l’écoute de son instinct. Aux États-Unis, on attend surtout d’un réalisateur qu’il suive le scénario.
Qu’est-ce qui a posé problème avec les acteurs issus du porno ?
Il faut en général pas plus d’une journée pour tourner un film porno. On ne fait pratiquement pas de deuxième prise. Personne ne se soucie vraiment des dialogues. Moi, je multiplie les prises, je modifie les dialogues en dernière minute, etc. C’était donc assez difficile de travailler avec de vrais acteurs porno au début. Au bout d’un certain temps, ils ont fini par comprendre ma méthode de travail. Mais ça a pris des mois, voire des années…
Vous avez justement fait beaucoup d’allers-retours entre la Suède et la Californie pendant quatre ans pour nourrir votre scénario. Quel accueil vous a réservé l’industrie du X à Los Angeles ?
Les gens ont été bien plus accueillants que ce que je ne m’imaginais, peut-être parce que j’étais une femme ou parce que mes intentions étaient transparentes dès le début. Je leur ai dit que j’avais beaucoup de préjugés et que je voulais justement les remettre en question. Plus jeune, j’ai fait partie d’un réseau de pornographie féministe. Je n’étais donc pas là pour juger qui que ce soit. Tous ces arguments ont été très utiles aux personnes que j’approchais pour comprendre qui j’étais et ce que je voulais vraiment connaître de leur histoire. Les gens ont pris l’habitude de me voir traîner avec eux et j’ai intégré leur communauté en quelque sorte.
L’histoire de Pleasure se déroule à Los Angeles, capitale mondiale du X. Pourquoi ne pas l’avoir située en Suède ? Votre pays a une longue tradition avec le porno. On y a produit des films « adultes » dès les années 60.
Il n’y plus d’industrie du porno en Suède depuis les années 90 au moins. L’univers que je souhaitais filmer n’existe qu’à Los Angeles. C’est le seul endroit au monde où on trouve une industrie, au sens classique du terme, avec des travailleurs qui ont des horaires de bureau, des grandes infrastructures, etc. Même si l’industrie diminue de plus en plus chaque année, c’est à Los Angeles qu’on trouve la plus importante.


TOURNER AVEC DES PROFESSIONNELS DU X
Les gender studies occupent une place importante dans votre parcours universitaire. Avez-vous découvert le porno à ce moment-là ?
Cet univers me fascine depuis vingt ans. J’ai eu le temps d’aborder le sujet sous différents angles. La question du genre m’a aussi beaucoup intéressé quand j’ai commencé à faire de la photographie. Avant même de savoir ce qu’était le concept de « male gaze », j’ai essayé de l’interroger de différentes manières et de l’inverser. Ça a toujours été mon point de vue. Les gender studies ont apporté un bagage théorique à ce que je faisais déjà depuis longtemps. Pour un essai sur le porno sous cet angle, j’ai dû regarder énormément de films X pendant deux mois. Cet univers et ses acteurs m’intriguaient beaucoup. C’était en 2011. L’année suivante, je réalisai le court-métrage Pleasure.
Vous ramenez de cet univers Mark Spiegler, un agent très convoité par les actrices porno. Comment l’avez-vous convaincu de jouer son propre rôle ?
C’est une des premières personnes que j’ai rencontrées. Il a suivi le projet de très près depuis le début. Je l’ai inclus très tôt dans le scénario. J’ai dû ensuite lui annoncer qu’il était dans l’histoire et qu’il devait passer devant la caméra. Il n’a pas vraiment eu le choix, en fait ! (rires)
Sofia Kappel n’avait jamais mis les pieds sur un plateau de tournage avant Pleasure. Pour sa « première fois », vous la confrontez non seulement à de vrais professionnels, mais surtout à des acteurs porno…
Il a fallu pas mal de temps pour qu’elle s’adapte à cet environnement de travail. On a beaucoup traîné ensemble dans un premier temps pour faire connaissance. Je lui ai aussi demandé d’en parler avec ses parents parce que le rôle aurait pu les effrayer. Et puis on est allées à Los Angeles un peu plus de six mois avant le début du tournage pour qu’elle puisse rencontrer les gens qui travaillent dans le porno et visiter les lieux où on produit des films X, etc. Ça lui a permis de s’acclimater à cet environnement. Le temps a été un précieux allié pendant la pré-production. Il ne fallait pas se précipiter mais laisser les choses se dérouler à leur rythme.
Vous n’érotisez jamais le corps de votre actrice, même pendant les scènes de sexe.
Bella se sexualise. C’est son job. Il fallait que je la montre au travail. Mais en même temps, je voulais à tout prix éviter de reproduire du male gaze. Le découpage de ces scènes n’a pas été évident. D’un côté, je ne voulais pas m’éloigner de ce qui se passait, mais c’était aussi l’occasion de mettre en pratique ce que j’avais étudié pendant si longtemps. Il m’a fallu beaucoup de temps pour savoir où placer ma caméra et pourquoi.
Sofia Kappel a-t-elle été impliquée dans le découpage technique ?
Sofia a été très importante dans le développement du scénario. J’étais un peu trop âgée pour savoir ce que c’est que d’être une jeune fille de 19 ans aujourd’hui. Dès que Sofia est arrivée à bord, j’ai vraiment écrit Bella Cherry en m’inspirant d’elle. Et elle-même a aussi beaucoup aidé à développer son personnage. Sofia a été présente à chaque étape de la pré-production. Elle était là quand on réfléchissait comment filmer chaque scène dans laquelle elle devait apparaître. On a parcouru le story-board ensemble pour qu’elle sache ce qu’on aller montrer et pourquoi. C’était très important qu’elle sache qu’elle n’était pas juste quelqu’un qu’on plaçait devant la caméra et qu’on dirigeait sans explication. Elle devait faire partie de tout un processus créatif maîtrisé.
Vous n’avez pas fait appel à un coordinateur d’intimité pour les scènes de nu. C’était pour obtenir cette relation de confiance avec Sofia Kappel ?
Au moment du tournage, ce métier n’existait pas encore. Personne n’avait jamais entendu parler de coordinateur d’intimité. Je pense que ça m’aurait été très utile et je suis à 100% pour ce genre d’intervention. J’ai essayé d’occuper ce poste à ma façon, même sans être forcément créditée pour ça au générique.
On ne voit aucun préservatif dans Pleasure. Pourquoi ?
On utilise très rarement des préservatifs sur les tournages des films X parce qu’ils ne sont pas d’une grande utilité. Ça fait plus de mal qu’autre chose aux acteurs. Par contre, ils doivent passer un test avant chaque tournage. Sur le tournage de Pleasure, on n’en a pas utilisé parce que tout était simulé, même avec de vrais acteurs porno.


LE PORNO, UN OUTIL D’EMPOWERMENT ?
On promet régulièrement à Bella qu’elle maîtrisera ce qu’on montre d’elle. Vous la filmez aussi en train de se mettre en scène sur les photos qu’elle publie sur Instagram. Vous pensez que la jeune génération a une « pleine conscience » du pouvoir des images ?
Très sûrement. Grâce aux réseaux sociaux, les jeunes sont désormais les producteurs de leurs propres images sans avoir besoin de passer par Photoshop. Il y a une grande différence entre ma génération et celle de Bella. A son âge, je voyais des top-modèles sur de grands panneaux publicitaires et je savais qu’il y avait un fossé énorme entre elles et moi. Les jeunes femmes d’aujourd’hui ont pris du recul et savent qu’elles peuvent se mettre en scène. Elles comprennent la différence entre la réalité et une image. Mais en même temps, nous consommons chaque année de plus en plus d’images au point que ça nous lave le cerveau. On ne peut pas y échapper. Peu importe votre niveau d’éducation, l’effet sur vous reste le même.
On a l’impression que vous avez construit votre film davantage comme une enquête que comme une véritable fiction.
J’ai commencé à écrire Pleasure en pensant à plusieurs scènes que je voulais filmer. La narration en elle-même est venue dans un second temps. J’ai fait globalement une sorte de schéma à partir de ce que je voulais raconter avec les personnages intéressants que j’avais rencontrés et comment j’allais les filmer. Et là, j’ai vu que j’avais une intrigue sous les yeux. Bella Cherry est arrivée en dernier. Je savais qu’il me fallait un personnage principal féminin. Mais je ne savais pas encore à quoi allait ressembler son histoire.
On ne sait pas grand-chose d’elle, jusqu’à la fin du film d’ailleurs. C’est presque un archétype, non ?
D’une certaine manière, oui. Elle incarne une certaine vision fantasmée d’Hollywood et du rêve américain. Pleasure est un commentaire sur un peu tout ça à la fois. C’est aussi un film qui se déroule dans l’industrie du porno. Tout ce que Bella traverse, je suis passée par là aussi en quelque sorte. Je ne parle seulement d’être une femme dans le porno, mais d’être une femme dans une société dominée par les hommes.
Pleasure me semble réussir là où Showgirls de Paul Verhoeven a grossièrement échoué : montrer l’impasse dans laquelle se sont fourvoyés un pays et une culture entière.
Ce n’est pas la première fois qu’on compare mon film à celui de Verhoeven. Il faut définitivement que je le voie !
Quels films vous ont guidé dans votre démarche ?
Je pense avoir vu la plupart des films sur l’industrie du porno : Boogie Nights, Larry Flynt, etc. Il n’y en a pas tant que ça. En fait, il n’existe aucun vrai film sur l’industrie du porno moderne. On peut en avoir un bref aperçu dans deux ou trois films, rien de plus. En revanche, des documentaires, il en existe pleins. Mais aucune fiction comme la mienne.
Pourquoi ce manque de représentativité ?
Je pense qu’il y a plusieurs raisons à ça. La première, c’est que pour vraiment savoir bien en parler, il faut y passer du temps. Je ne pense pas que beaucoup de gens soient prêts à aller aussi loin que moi. Raconter le porno, c’est accepter de plonger dans un monde obscur. Et ça demande de faire certains efforts. L’autre raison, c’est que les gens ont peur du sexe explicite. Mon film peut susciter des réactions épidermiques, j’en ai conscience. Personne ne s’attend à voir un sujet aussi délicat abordé de ce point de vue et en plus filmé par une réalisatrice.
Quel genre de responsabilité avez-vous ressenti par rapport à votre sujet ?
Il ne faut pas s’y aventurer sans savoir ce qu’on va faire. Sinon, il vaut mieux s’en tenir à distance. Si on s’y attaque, il faut y aller délicatement et être sûr de le montrer comme ça n’a été jamais fait avant. Bizarrement, j’ai l’impression que les spectateurs attendaient ce genre de film. Moi, ça m’a permis de briser certaines barrières. Il n’y a plus qu’à espérer qu’on voit plus de films dans le même genre à l’avenir.
La pornographie pourrait devenir un outil d’empowerment, selon vous ?
Bien sûr, c’est possible. Ça dépend juste de ce qu’on en fait et comment on le fait. Le porno, c’est du pur fantasme. On peut toujours faire bouger les lignes, à condition d’être prêts à montrer davantage de sexe dans notre culture et à nous libérer de certains carcans et tabous. Je pense que c’est difficile mais faisable.
Pleasure de Ninja Thyberg, en salles le 20 octobre.
* Entretien réalisé par Zoom, le 6 août 2021.