Sa plume fit trembler Hollywood pendant près d’une vingtaine d’années. Grande prêtresse du New Yorker, Pauline Kael a chamboulé la critique cinématographique aux États-Unis avec son verbe cinglant et son phrasé assassin. Elle fut surtout l’une des rares stylistes de sa profession, préférant la première personne du singulier au pluriel de majesté. Son oeuvre critique témoigne d’une vitalité fiévreuse, tant dans ses louanges superlatives que dans ses détestations enjouées. « Qui a peur de Pauline de Kael ? » (« What she said » en VO), s’interroge Rob Garver dans son documentaire. Réponse.
Boris Szames : On peut compter sur les doigts d’une main les documentaires consacrés à des critiques de cinéma. C’est ce qui vous a engagé à relever le défi ?
Rob Garver : Adolescent, je lisais beaucoup les critiques, notamment celles de Pauline Kael. Elle sortait du lot. Son style était unique en son genre, très subjectif. Ça n’avait rien à voir avec la soi-disant « objectivité » dont se réclament la plupart des critiques. Pauline était toujours à l’écoute de ses sentiments. Elle me faisait penser à une réalisatrice dans sa manière de s’exprimer avec humour, tout en utilisant ses connaissances impressionnantes sur le cinéma. Elle arrivait à articuler ce savoir pour mettre en relation un nouveau film avec des oeuvres des années 30 ou 40. Ses écrits m’ont accompagné, jusqu’au jour où je cherchais un sujet pour mon premier long-métrage. Je ne sais plus exactement comment ça m’est venu à l’esprit, mais je crois que j’ai lu un article qui la mentionnait sur Internet. Et là, ça s’est imposé à moi comme une évidence. Je me suis replongé dans mes vieux bouquins. Ses écrits étaient en quelque sorte « cinématographiques ». C’est ce qui m’a donné envie de « relever le défi », comme vous dites. Pauline n’avait pas peur de se foutre de ce qui ne lui plaisait pas ou de ce qu’elle ne respectait pas. Ça m’a donné envie de la connaître un peu mieux.
Elle n’était pas tendre non plus avec les nouvelles vagues européennes.
J’aime beaucoup cet article mentionné par Camille Paglia dans mon documentaire où Pauline s’en prend à des films des années 60, L’Année dernière à Marienbad, La Dolce Vita. C’était surtout à propos de La Notte et la manière dont le film se prenait trop au sérieux alors qu’il ne se passait rien à l’écran. Elle tournait ça de manière à ce qu’on ait l’impression d’adopter son point de vue. C’est un texte très honnête et personnel, bourré d’humour, même si on peut ne pas être d’accord avec elle.
Comment est-ce qu’on raconte visuellement une oeuvre critique ?
J’ai essayé de raconter son histoire à travers les films qui l’ont accompagnée ou sur lesquels elle a écrit. Elle est née en 1919. Enfant, elle n’a vu que des films muets. Sa vie de spectatrice couvre une grande partie de l’histoire du cinéma. Le succès est aussi arrivé tardivement dans sa carrière, ce qui était un avantage pour moi puisque son oeil critique a eu le temps de s’affûter. Ce travail d’archive m’a demandé plusieurs années. Au final, j’ai utilisé des extraits d’environ 150 films différents. Trouver des intervenants n’a pas été aussi compliqué. J’ai d’abord réussi à interviewer la critique de cinéma Carrie Rickey du Philadelphia Inquirer qui m’a orienté vers d’autres personnes et ainsi de suite. Ma plus grosse difficulté a été d’obtenir la fille de Pauline, Gina, qui n’a rien à voir avec sa mère. Ce n’est pas une fanatique de cinéma, elle a un tempérament plus réservé. Je n’ai pas réussi à obtenir sa bénédiction au début. Je suis quand même resté en contact avec elle pendant la production, je lui montrais régulièrement mon travail. Pendant ces allers-retours, elle m’a passé des photos, des films de famille… Pour finir par accepter d’être interviewée, deux fois. Tout devient plus facile quand on a une dizaine de personnes. C’est ce qui m’a aidé à décrocher une interview avec Quentin Tarantino et David O. Russell à la fin du tournage. Tout le monde était heureux de pouvoir parler – en bien ou en mal – d’une personne aussi franche que Pauline.
Pourquoi avoir donné à Pauline Kael la voix de Sarah Jessica Parker ?
Dans l’un de ses derniers articles, Pauline disait du bien de Sarah Jessica Parker dans L.A. Story, un film avec Steve Martin sorti en 1991. Ça s’est imposé comme une évidence, d’autant plus qu’elle incarne une journaliste newyorkaise dans Sex and the City et que chaque épisode commence avec sa voix off. J’avais d’ailleurs pensé à une autre actrice de la série, Cynthia Nixon. Ce qui a fait toute la différence, c’est que Sarah Jessica Parker a grandi en lisant Pauline. Je crois qu’elle éprouve une certaine tendresse pour elle.



EN AVOIR OU PAS
Pauline Kael a fréquenté la scène beatnik de San Francisco dans les années 50-60. C’est une influence déterminante dans son oeuvre critique ?
Si j’avais pu faire un film de trois heures, j’aurais aimé m’étendre davantage sur sur cette partie-là de sa vie. Elle adorait vraiment l’avant-garde. L’un de ses meilleurs amis de jeunesse est d’ailleurs devenu poète. Elle était attirée par la bohème et les artistes iconoclastes. Son premier mari était un réalisateur expérimental, James Broughton, le père de Gina. Le mariage n’a pas duré, notamment parce qu’il a découvert son homosexualité. Pauline était aussi une grande lectrice. Elle était capable de lire toute la bibliographie d’un auteur si elle l’adorait. Ça lui a apporté une énorme culture qui a imprégné son travail de critique plus tard.
Sa carrière de critique commence au milieu des années 50. À quoi ressemblait la presse cinéma aux États-Unis ?
Le milieu était beaucoup plus conservateur qu’aujourd’hui. Quand elle a commencé à écrire, Bosley Crowther était LE grand critique du New York Times. Pauline venait de la côte Ouest à une époque où la culture était l’apanage de la côte Est via l’Europe. C’était un peu le combat de David contre Goliath. Dans ses textes, elle prenait le contrepied du New York Times. Elle essayait de trouver des failles dans l’argumentaire de Bosley Crowther. Ça n’a pas été facile pour elle. Elle voulait d’abord devenir dramaturge, mais ses pièces de théâtre n’ont eu aucun succès. La critique lui a beaucoup plus réussi. Elle a commencé à écrire sur des livres au tout début des années 50 et puis un jour, le rédacteur en chef d’un petit magazine culturel l’a entendue critiquer vivement Les Feux de la rampe dans un café de San Francisco. Il lui a proposé d’en faire un article. Après ça, elle a vendu ses papiers à d’innombrables magazines de cinéma pendant dix ans. L’écriture en freelance était juste un à-côté. Pour gagner sa vie, elle dirigeait un cinéma à Berkeley, en Californie, où elle vivait à l’époque. Elle a réuni ses premiers articles dans un livre qui a fait beaucoup parler de lui, I Lost It at the Movies. On l’a invitée à venir à New York et elle a enchaîné les jobs, notamment pour Life, jusqu’à ce qu’elle écrive pour le New Yorker. Elle a toujours su qu’elle ne resterait pas à San Francisco. Sa place était ailleurs.
Est-ce qu’on la laissait libre de choisir ses sujets au New Yorker ?
Plus ou moins. Elle devait couvrir l’actualité des sorties en salles pendant six mois, de mars à septembre. Principalement les gros films de la saison. La critique Penelope Gilliatt avait en charge le reste de l’année. Pauline écrivait parfois sur un film qu’elle avait adoré au printemps ou à l’été. Mais dans ce cas, elle devait vraiment arriver à convaincre le rédacteur en chef William Shawn. De mémoire, je crois qu’elle a insisté pour publier un article sur Le Camion de Marguerite Duras qui sortait le même jour que le premier Star Wars, en 1977. Du pur Pauline… Il lui arrivait aussi de proposer ses papiers ailleurs, comme son célèbre essai Trash, art and the movies, qu’avait publié le Harper’s Magazine.
En français, votre documentaire s’intitule Qui a peur de Pauline Kael ? Que répondez-vous ?
Aujourd’hui, plus personne ! Les critiques de cinéma étaient beaucoup plus importants auparavant. Les acteurs et les réalisateurs faisaient des pieds et des mains pour faire aimer leurs films à Pauline. Beaucoup de gens la redoutaient, même des grands comme Clint Eastwood, qu’elle n’aimait d’ailleurs pas trop. Je pense qu’il s’en est offusqué. Il n’aurait probablement jamais avoué qu’il avait peur d’elle, mais il aurait préféré lire des articles positifs sur ses films. Il y a aussi la fameuse histoire autour de Bonnie & Clyde qui avait été démoli par le New York Times. Pauline en a fait l’éloge et le film a eu droit à une seconde chance. C’est un très bon exemple du pouvoir de la critique à l’époque. Ça n’arriverait plus aujourd’hui.
En 1979, Pauline Kael part tenter sa chance à Hollywood. Qu’est-ce qui la décide à revenir sur la côte Ouest ?
C’est un épisode intéressant de sa vie. Elle écrivait sur le cinéma depuis plus d’une vingtaine d’années. Son épisode hollywoodien survient à un moment où l’industrie change radicalement avec l’arrivée de blockbusters comme Star Wars. Ces films l’intéressaient peut-être un peu moins et elle voulait probablement gagner un peu plus d’argent parce qu’elle n’était pas très riche, même si elle travaillait pour le New Yorker. Je ne sais pas combien on lui a proposé pour venir à Hollywood, mais ça devait être bien plus intéressant que ce qu’elle gagnait. Donc elle s’est laissée tenter par l’aventure. Son travail ressemblait déjà un peu à celui d’un cinéaste qui « réparerait » le film d’un autre. Elle a travaillé avec James Toback et Warren Beatty sur un film qui ne s’est jamais fait. Ça n’a pas été une bonne expérience pour elle. Paramount l’a ensuite engagée comme consultante ou script doctor. Je pense que c’est ce qui lui convenait le mieux. C’était un honneur que Pauline lise votre scénario à l’époque. Elle était très respectée à Hollywood. On m’a dit qu’elle s’y plaisait, même si elle était un peu hors de son élément. Je crois qu’elle n’avait pas assez de patience pour ce métier et que ça l’a blessée. J’imagine qu’elle a dû aussi se prendre la tête avec des executives très agressifs. Bref, ça n’a pas duré très longtemps, six mois tout au plus. Elle s’est remise à écrire pour le New Yorker pendant une dizaine d’années jusqu’à ce que la maladie de Parkinson l’oblige à se retirer.
A-t-elle déjà envisagé de poursuivre sa carrière à la télévision, comme l’avaient fait Roger Ebert et Gene Siskel dans les années 80 ?
Ça ne lui ressemblait pas. Robert De Niro ne faisait pas la tournée des talk shows dans les années 80. Je me souviens d’avoir lui une interview dans laquelle il expliquait que ça n’était pas son truc d’aller chez Johnny Carson. Pauline, elle, acceptait volontiers de venir parler de cinéma quand on l’invitait. Mais présenter un show avec des sponsors, etc., ça ne lui aurait pas plu. Elle a animé une émission à la radio, mais ça n’a jamais été diffusé. J’ai inséré un extrait de son interview avec Alfred Hitchcock dans mon film. Elle avait aussi reçu Spielberg, Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich au début de leur carrière. Sa fille Gina m’a raconté qu’elle a arrêté parce qu’elle s’était embrouillée avec son sponsor. C’est sûrement pour ça qu’elle n’a jamais eu son propre talk show. On ne lui a peut-être pas proposé non plus.
Pauline Kael avait malgré tout l’art de manier la formule qui fait mouche : « Si vous ne comprenez pas un film, c’est qu’il n’est pas bon »…
C’était une femme très intelligente. Quand un réalisateur essayait de tirer la couverture à lui dans un film, elle le sentait tout de suite. La cérébralité ne l’impressionnait pas, bien au contraire. Pauline n’était pas hostile aux intellectuels. Ses lettres d’étudiante témoignent de l’ampleur immense de ses connaissances en littérature et en poésie. Le cinéma était une forme d’art plus simple à ses yeux. On ne pouvait pas l’aborder avec les mêmes outils critiques. Elle n’aimait pas non plus les films trop simplistes ou ceux qui insultaient son intelligence. Le cinéma devait l’émouvoir, la faire rire ou frissonner. C’est pour ça qu’elle adorait les films de Brian De Palma qui débordaient de sang et d’humour. Elle était aussi capable de défendre American College…



PAULINE À LA PAGE
À la fin des années 90, Pauline Kael regrettait l’uniformisation de la pop culture et la mainmise du marketing sur Hollywood. Serait-ce aussi la raison de son départ à la retraite ?
Je pense qu’elle aurait davantage écrit sur la culture en général si sa santé le lui avait permis. Elle a occupé les dix dernières de sa vie à compiler ses textes avec l’aide de sa fille. Elle s’intéressait aussi à la télévision. Je me souviens d’une interview où elle s’enthousiasmait pour des séries HBO bien ficelées comme Sex and The City et Les Sopranos. Peut-être aurait-elle aussi écrit sur la migration du cinéma vers la télévision et les plateformes de streaming. On ne le saura jamais !
Avez-vous l’impression qu’avec Pauline Kael a disparu une époque où les spectateurs parlaient des films d’une manière différente ?
On consomme beaucoup plus rapidement ce qu’on appelle des produits culturels aujourd’hui. Les gens sont de moins en moins capables de retenir leur attention pendant longtemps, notamment à cause des réseaux sociaux. C’est dommmage parce que rien ne vaut une vraie conversation en sortant du cinéma. À l’époque de Pauline, on n’avait pas autant de choix. Moins d’une dizaine de films sortaient chaque semaine. Il y avait trois ou quatre chaînes de télévision aux États-Unis et c’était tout. Donc, on parlait tous de la même chose. Mais aujourd’hui, c’est impossible de tout voir, entre les sorties en salles et les plateformes de streaming. On ne vend plus les films de la même manière non plus. Notre époque n’a plus rien à voir avec celle où Pauline Kael écrivait.
C’est toujours aussi difficile pour une critique de se faire publier aujourd’hui ?
C’est une question difficile, surtout pour un homme. Je pense que c’est beaucoup plus facile qu’à l’époque où Pauline Kael a commencé à écrire. Elle savait qu’elle avait les qualités requises et qu’elle allait parfois trop loin. Ses articles étaient si longs que les rédacteurs en chef ne voulaient pas les publier ou voulaient les réduire considérablement. Je pense que c’était en partie parce qu’elle savait devoir faire plus d’efforts en tant que femme pour obtenir le job. Les choses ont vraiment commencé à changer dans les années 60.
Pauline Kael avait défendu bec et ongles un film problématique comme Dernier tango à Paris. On peut s’interroger sur son rapport à la masculinité, surtout à l’ère du mouvement MeToo…
Pauline était très différente des femmes de son temps. Son féminisme ne s’exprimait pas par le militantisme, plutôt par l’exemple. C’était une mère célibataire à la fin des années 40. On ne voyait pas ça d’un très bon oeil à l’époque. Elle a dû partir à Santa Barbara pour accoucher, elle a réussi à élever sa fille tout en menant sa carrière… Je ne pense pas qu’elle avait autre chose à dire sur le sujet. Son rapport au masculin peut en effet devenir « problématique » aujourd’hui quand on sait qu’elle était amie avec James Toback qui a été accusé harcèlement sexuel en 2018. Selon le Los Angeles Times, 38 femmes ont déposé une plainte contre lui, fin 2022. Il a tout démenti à la manière de Donald Trump et s’en est sorti parce qu’il y avait prescription. C’est l’une des premières personnes que j’ai interviewées pour mon documentaire. J’ai coupé son intervention au montage. Ses propos avaient perdu toute crédibilité à mes yeux. Pauline appréciait dans ses films ce qu’elle adorait aussi chez Sam Peckinpah : un mélange d’individualisme et de violence, à la limite de la misogynie. Ce qui était important pour elle, c’était de faire de son mieux et de bien écrire.
Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver est disponible en mai 2023 sur Ciné +.