Des grands noms du septième art se sont confiés à Nicolas Saada dans une liberté totale de parole, dépassant les limites de l’interview et installant une intimité rare par la même occasion. Évocation de moments de tournage, explications techniques de séquences, commentaires amoureux et cinéphiliques entremêlés de souvenirs divers et variés, interprétations personnelles de leur travail ou encore d’anecdotes intimes… Ces témoignages sont désormais consignés depuis le mois de juin dernier dans un magnifique recueil d’entretiens sobrement intitulé par Questions de cinéma, disponibles aux éditions Carlotta.
Nicolas Saada, ancien journaliste des Cahiers du Cinéma, a bavardé plus de dix ans durant, entre 1989 et 2001, avec les plus grandes figures du cinéma, teintant à chaque fois ses échanges d’émotion, de bonheur et de sincérité. Voici dons qu’il nous propose de (re)découvrir ces quelques (longs) instants uniques passés en compagnie de réalisateurs de renom parmi lesquels Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Claude Chabrol, David Lynch, John Carpenter, James Cameron, ou même de compositeurs de musiques de films (Elmer Bernstein, Angelo Badalamenti, Lalo Schiffrin, etc.), sans oublier de scénaristes (Diane Johnson, Wesley Strick) ou encore de grands chefs monteurs aussi célèbres que Thelma Schoonmaker, partenaire attitrée de Martin Scorsese. Cinéphiles et amateurs de cinéma se réjouirent ainsi de découvrir James Cameron défendre corps et âme son film True Lies (1994), peu considéré par le public et la critique à sa sortie, être témoin de la rencontre entre deux monstres du cinéma d’horreur, John Carpenter et Dario Argento, ou encore témoigner de l’étonnante clairvoyance de Lynch et Coppola comprenant les enjeux d’internet à quelques années du haut débit, des fake news et des réseaux sociaux. Plus que de simples entretiens et conversations, Nicolas Saada nous gratifie d’un passionnant cours de cinéma à disposition de tout un chacun.
Depuis ses articles publiés dans les Cahiers du Cinéma jusqu’à son émission radio « Nova fait son cinéma » sur les ondes entre 1997 et 2003, Nicolas Saada n’a cessé d’établir brillamment ses talents de critique. Ces expériences lui vaudront alors d’affuter sa plume comme scénariste pour Pierre Salvadori (Les Marchands de sable, 2000) puis Arnaud Desplechin (Léo, en jouant, 2003). Saada troquera ensuite sa plume contre une caméra, devenant réalisateur de fiction pour le cinéma avec Espion(s) en 2009, un film d’espionnage avec Guillaume Canet, puis plus récemment le drame Taj Mahal (2015) avec Stacy Martin. A l’occasion de la publication de son livre Questions de cinéma, Christopher Poulain a donc souhaité rencontrer pour Gone Hollywood son auteur afin d’évoquer son fabuleux parcours professionnel dans l’univers du cinéma. *

Godard et Chabrol à la rédaction des Cahiers du Cinéma, en 1959 © Jack Garofalo
questions de cinéma 1
Christopher Poulain : Vous étiez journaliste aux Cahiers du Cinéma entre 1988 et 2001. Quels souvenirs gardez-vous de ces années ?
J’étais un collaborateur actif de la revue jusqu’en 1991. Mais à partir de 1992, je n’étais plus à la rédaction régulièrement. Mes contributions étaient moins fréquentes, et j’ai préféré me concentrer sur les entretiens. C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler pour Radio Nova et Arte.
Qu’avez-vous ressenti lorsque vous étiez face à de grands noms du cinéma ?
Il y a un vrai plaisir à rencontrer des cinéastes qu’on a aimé et défendu. Mais ces rencontres me confrontaient aussi au réel du travail du réalisateur, loin des idées parfois théoriques qu’on construit sur un cinéaste et ses films.
En lisant les entretiens, nous avions l’impression que les artistes avaient une grande confiance en vous. Quelle est, selon vous, votre plus grande qualité de journaliste ?
Je ne me suis jamais considéré comme journaliste. Je suis venu aux Cahiers du Cinéma pour voir des films, rencontrer des cinéastes, pas seulement pour y exercer un travail d’écriture. D’ailleurs, je n’étais pas très à l’aise quand je devais écrire sur des films. Écrire sur un film demande une discipline que je n’avais pas. C’était un exercice horriblement frustrant pour moi. Je me suis davantage senti dans mon élément à la radio et, depuis que je tourne des films, mon regard sur le cinéma a encore évolué. Je ne pense pas être le même spectateur. Je ne suis pas non plus un historien du cinéma : je ne travaille pour aucune institution, je n’enseigne pas à la fac, je n’appartiens à aucune rédaction de revue. J’ai toujours revendiqué une certaine liberté de pensée par rapport aux films. Donc pour vous répondre, je n’avais aucune qualité réelle de journaliste : Il y avait sans aucun doute une curiosité, et un désir de faire des films qui remonte à très loin, bien avant d’écrire aux Cahiers, et qui m’aidaient a aller de l’avant. Beaucoup de ces entretiens étaient menés en anglais, et j’essayais d’être le plus précis possible dans les questions à poser aux interlocuteurs : parler très bien la langue m’a permis aussi de communiquer facilement avec eux. La confiance de tous ces cinéastes anglo-saxons venait d’abord de leur grand respect pour la revue et son histoire.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre livre édité par Carlotta ? Le livre indique « Questions de cinéma 1 ». Doit-on comprendre qu’une suite est envisageable ?
Je ne sais pas, mais j’ai suggéré à Vincent Paul Boncour que ce livre pouvait peut-être amorcer une collection autour de grands entretiens, présentés un peu sous la même forme. Je n’avais pas d’envie particulière d’écrire un livre de cinéma, surtout après le tournage de mon premier court, Les parallèles, en 2004. Mais un jour, j’ai réalisé que ces entretiens étaient disséminés un peu partout, introuvables en ligne, et qu’ils pouvaient peut-être intéresser de nouvelles générations de cinéphiles, de cinéastes, d’étudiants… Et j’ai soufflé cette idée à Vincent-Paul Boncour qui l’a saisi au vol et mené à son terme avec autant d’enthousiasme que d’entêtement. Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans son soutien. J’en profite pour le remercier.

© Carlotta Films
classique = moderne
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour sortir ce recueil d’entretiens et de conversations ? J’imagine que Pierre Chevalier (décédé en mars dernier) auquel le livre est dédié, y est peut-être pour quelque chose ?
Pierre Chevalier et Jean-François Bizot ont été très importants dans mon parcours. Leur disparition a été à chaque fois un choc. Jean-François a créé Actuel et Radio Nova, avec un objectif : faire de la culture un objet de plaisir. Bizot pouvait parler de King Vidor, de Cesaria Evora et de Bossuet dans la même demi-heure. Pierre Chevalier a créé à ARTE, un outil de production qui a donné naissance à une génération de cinéastes. Il ne séparait jamais la question artistique de l’ économique. Cet espace de liberté, unique, est devenu un modèle. J’ai dédié le livre à Pierre Chevalier disparu un peu avant la sortie de l’ouvrage : Pierre a beaucoup compté dans mon regard sur les films et sur leur fabrication. Il me semblait naturel de lui dédier. Aujourd’hui, j’ajouterais à son nom ceux de Jonas Mekas et Agnès Varda.
Vous avez, j’imagine, choisi vos entretiens pour le livre avec beaucoup d’attention. Quels ont été vos critères de sélection ?
J’ai essayé de choisir des cinéastes dont la parole est parfois rare, et aussi des entretiens suffisamment longs et détaillés.
Les artistes choisis sont essentiellement étrangers. Est-ce un choix délibéré ? Un frenchy se trouve tout de même dans votre sélection, Claude Chabrol. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Durant mes années passées aux Cahiers, je n’ai jamais été sollicité pour rencontrer des cinéastes français. Claude Chabrol était l’exception qui confirme la règle. On a raconté qu’il se sentait moins solidaire de ses amis de la Nouvelle Vague, qu’il ne s’intéressait pas vraiment à ce que devenait Les Cahiers du Cinéma. C’est faux. Quand je l’ai rencontré pour cet entretien, à Berlin, en 1989, nous avons passé une bonne partie du séjour à parler de la nouvelle formule des Cahiers, d’Eric Rohmer et de Truffaut. Je garde de Chabrol le souvenir d’un homme délicat, drôle, d’une intelligence redoutable, et il manque au cinéma français aujourd’hui plus que jamais. C’était un vrai rebelle, un saboteur.
Vous commencez par un entretien en duo, Dario Argento et John Carpenter. Un choix étonnant et singulier, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Vous aimez énormément John Carpenter, jusqu’à lui consacrer un deuxième entretien, cette fois-ci seul…
Cette rencontre entre Argento et Carpenter avait été imaginée par Jean-Baptiste Thoret et moi, en 1999, à une époque où leur travail n’était pas reconnu. On les considérait comme des cinéastes mineurs. Nous savions qu’il était important de leur donner un espace. John Carpenter est un des cinéastes américains que j’ai le plus admiré et le plus défendu aux Cahiers, même si Charles Tesson et Olivier Assayas l’avaient fait avant moi. L’entretien a été réalisé en 1998, au moment de la grande rétrospective John Carpenter à La Cinémathèque française, la première qui lui a été consacrée en France, et la seule depuis, à part au festival de Belfort il y a quelques années. Le style de John Carpenter est un mélange entre une spontanéité qui le rapproche de Hawks, et un goût du cadrage, des rythmes, des durées qui font davantage penser à Tourneur et Fritz Lang. Comme disait Godard, « classique = moderne ». Carpenter est un classique moderne. Je crois qu’on se souviendra plus d’Assaut que de nombreux films américains à thèse des années 70 ou 80.

John Carpenter et Dario Argento au Festival de Cannes, en 2019 © Pascal Rogard
Le déclic truffaut
Vous aviez une émission de radio « Nova fait son cinéma », consacrée aux musiques de films, que vous avez animée entre 1993 et 2007 sur Radio Nova à Paris. Dans votre livre, nous avons la chance de découvrir un superbe entretien avec Elmer Bernstein mais également avec Lalo Schifrin et Angelo Badalamenti. Ça mériterait un ouvrage consacré uniquement à la musique de film. Est-ce que vous y pensez ?
Non, pas du tout. « Nova fait son cinéma » était une émission de radio, et la force du medium est décuplée quand on le consacre à un sujet comme la musique. Cette émission a compté pour beaucoup de gens. Aujourd’hui, si je devais consacrer quelque chose à la musique de film, ce serait sans doute sous une forme sonore, ou audiovisuelle.
Tout comme François Truffaut et Jean Luc Godard, également ancien des Cahiers du Cinéma, vous êtes devenu réalisateur. N’avez-vous pas le sentiment d’appartenir à une famille de réalisateurs plutôt qu’à une autre ?
Plutôt que du terme « famille », je préfère parler de sensibilité. François Truffaut a été un déclic dans mon regard sur les films. J’ai compris le cinéma grâce à son livre d’entretiens avec Hitchcock. Il a été un des premiers cinéastes français à parler aussi bien des films qui l’inspiraient. J’ai toujours admiré chez lui sa capacité à ne juger les films que sur la mise en scène. Ses opinions très tranchées m’ont toujours plu. J’appartiens à une génération qui a d’abord été très méfiante à l’égard de la Nouvelle Vague : pour moi, adolescent, le cinéma, c’était les films d’action hollywoodiens et asiatiques, le cinéma italien, et quelques films étrangers. J’étais dans une attitude très critique de la Nouvelle Vague, avec des opinions assez véhémentes et souvent stupides. J’ai commencé à comprendre l’importance de cinéastes comme Godard ou Rohmer un peu plus tard. Je lisais des entretiens où de Palma, Scorsese, Coppola évoquaient souvent Truffaut, Godard et la Nouvelle Vague. J’ai réalisé que ces cinéastes ont été, avec Fellini, Bergman, Antonioni, très importants pour la génération du « Nouvel Hollywood ». Ils étaient leurs modèles. J’ai commencé à revoir les films, et à en découvrir d’autres. Sans Godard, sans Truffaut, nous n’aurions jamais eu les Les Amours d’une Blonde de Milos Forman, ou les premiers films de Spike Lee et Scorsese, c’est certain : ils ont été des catalyseurs.
On se trompe de cible quand on fait le procès de la Nouvelle Vague. On a toujours pensé à tort qu’elle imposait au cinéma français une forme de réalisme, de naturalisme un peu gris. La Nouvelle Vague n’était pas « naturaliste ». Ce naturalisme est apparu avec la génération d’après la Nouvelle Vague, avec les films de Pialat, les premiers films de Cavalier, Doillon, qui sont des blocs de vie très impressionnants ; beaucoup de jeunes cinéastes français ont voulu imiter. Pialat a été le cinéaste le plus influent sur le cinéma français depuis les années 70. L’étiquette « ancien des Cahiers » ne peut pas pour autant définir mon parcours. Ma passion pour le cinéma existait très tôt, bien avant mon entrée dans la revue : j’avais sûrement avec Les Cahiers une affinité particulière, liée à mon admiration pour Truffaut et ce qu’il a pu écrire et dire du cinéma. Mais pour vous répondre en toute honnêteté, je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une famille de cinéma en particulier. Je pense juste qu’il faut essayer de faire des films aussi exigeants qu’accessibles.

Godard (dans le miroir) et Truffaut, vers 1965 © Léon Herschtrit
Aviez-vous déjà songé à devenir réalisateur à l’époque des Cahiers du Cinéma?
J’ai toujours voulu être réalisateur : ado, je tournais des films super 8 lamentables, que je montais sur une colleuse en déchirant la pellicule. J’ai fait une école de cinéma et de photo à New York en 1984, et j’ai été ensuite assistant sur des courts-métrages avant de commencer à écrire. Pendant cette période, j’ai beaucoup parlé de cinéma avec ceux qui en faisaient. Donc quand je suis arrivé aux Cahiers, à la fin des années 80, l’envie était avant tout de faire des films.
Rencontrer autant de talents passionnants et passionnés donne bien évidemment des idées. Quelle est la personne qui vous a le plus influencé ?
En réalité les influences sont plutôt la somme de toutes ces rencontres. Je me souviens de mon angoisse la veille du tournage de Taj Mahal : j’ai écrit à Sandy King, la femme de John Carpenter, pour lui demander un conseil. Elle m’a répondu : « John me dit de te dire la chose suivante : pense toujours à chaque plan, sans t’angoisser sur le suivant, dors, et surtout ne saute pas de repas ». Tourner, ce n’est pas l’application théorique d’un savoir ou d’une culture (même s’ils sont souvent utiles), mais la construction d’une méthode (efficace ou pas) ; le travail d’une équipe avec qui on partage trois mois de sa vie, et une source permanente de stress et de joie. On apprend en faisant. On est donc jamais complètement prêt, mais, film après film, un peu moins naïf que la fois précédente.
Quels sont aujourd’hui vos projets ?
J’ai terminé l’écriture de deux scénarios, que j’espère tourner très prochainement.
* Propos recueillis par mail, en novembre 2019.
Copyright photo de couverture : Pascal Bastien/Divergence