A l’approche des fêtes, on se met à chercher le cadeau un peu original qui pourrait faire plaisir à son vieux Pépé décati, autrefois tombeur de ces dames, qui s’y connaît comme pas deux en bebop. Aussi profitera-t-on de sa sieste quotidienne devant un obscur western des années 40 pour farfouiller dans ses vinyles, juste histoire de tâter le terrain. Et là, on croit exhumer une petite pépite entre deux enregistrements de Charlie Parker : un album de calypso chanté par… Robert Mitchum ! Si vous avez déjà passé un peu de temps chez vos grands-parents, ça vous dira sans doute quelque chose. C’est le type qui fait rougir Mémé quand elle le voit torse-poil dans La Rivière sans retour (Otto Preminger, 1954), lointaine réminiscence de ses premiers émois érotiques.
La pochette du bien nommé Calypso Is Like So brille par sa mise en scène teinté d’un exotisme kitsch comme jamais. Sur un arrière-plan cramoisi à vous faire péter la rétine se détache Bob qui vous fixe d’un air hagard avec son éternelle Pall Mall glissée entre les doigts et son verre de rhum. « Attention, faites pas chier l’homme », qu’il semble vous prévenir ! Juste à côté d’un paravent et de palmiers posés là pour faire couleur locale, une sympathique señorita en robe fourreau le lorgne du regard, sûrement dans l’espoir de se faire chahuter par le bonhomme. Notre sang ne fait qu’un tour… Bon, tant pis, la galette est entre nos mains, on se décide à faire chauffer le diamant de la platine, quitte à réveiller Pépé. Et quelle bonne surprise ! Mitch nous transporte avec sa désinvolture singulière dans les bouis-bouis portoricains pour nous conter les amourettes contrariées des cocottes et des maquereaux du coin. Imaginez-vous un peu un cowboy s’égosiller avec un très mauvais accent créole pendant que ça se bastonne au comptoir : bienvenue à Tobago ! Trop tard ! Pépé se réveille, fin du voyage. Il reconnaît aussitôt ce rythme lascif et se dandine avec une souplesse qu’on ne lui connaissait guère. Cette démarche chaloupée a sûrement dû lui permettre d’en faire tomber plus d’une en son temps. Gageons qu’aujourd’hui elle évoque davantage la tendresse. Au terme de cette brève incursion sous les tropiques caraïbéennes, on brûle d’envie d’en savoir un peu plus sur le sujet. Quelques temps plus tard, on passe par hasard devant la librairie du coin et une couverture orange fluo attire notre attention dans la vitrine. Le livre ? Robert Mitchum : L’homme qui n’était pas là (éd. Capricci, 2019) de Lelo Jimmy Batista. Inutile de préciser qu’on se dépêche d’en faire l’acquisition pour enfin trouver la réponse au « mystère complexe » du « Jane Russel mâle ». L’auteur nous dépeint en une centaine de pages le portrait d’un de ces hep cats – les rois du cool dans les années 40 – qui a tâté de la tôle dans les usines comme derrière les barreaux avant de rejoindre les rangs des studios hollywoodiens dont il n’apprécie guère l’étiquette. Alors certes, il y eut quelques frasques pittoresques (et notamment cet épisode tragi-comique du passage à tabac de l’acteur par des nains irlandais dans un pub), un peu trop de westerns au compteur (lui-même concédait que sa filmographie en comptait plus qu’il n’y a de chevaux dans toutes les œuvres du genre réunies), un soutien indéfectible aux braves fistons empêtrés dans ce foutu Viêtnam, mais c’est là se méprendre sur le talent d’un homme qui prétendait ne faire du cinéma que pour « le fric ».
Et en effet, pour lui, faire l’acteur, ça restera sans doute un moyen de « péter dans la soie » comme il l’avait promis à sa seule et unique épouse, Dorothy, cinquante-sept ans de mariage entrecoupés d’une longue liste de relations extraconjugales ! Ne pas se raser et monter à cheval : on lui en demandait pas plus pour son premier cacheton dans un épisode de Hopalong Cassidy. C’est aussi simple que ça. Cette intuition sera plus tard confirmée par une grande coach d’acteur hollywoodienne : « restez comme vous êtes ». Tant mieux pour Mitch ! Lui ne demande pas mieux que de partir à la pêche, de siroter un scotch devant le coucher de soleil et d’écouter en boucle Beethoven et Dizzie Gillespie dont il raffole tant. Et le calypso dans tout ça ? Un bon souvenir de son voyage aux Caraïbes durant lequel il passe plus de temps dans les clubs de Port-d’Espagne que sur le plateau de John Huston (Dieu seul le sait, 1957). Robert Charles Durman Mitchum (1917-1997), ambulante contradiction donc. Qui étais-tu vraiment, Mitch ? Un non-acteur ? Un chanteur exotique blanc ? Un beach bum ? Un wild boy of the road ? Sans doute un peu tout ça à la fois. Mais comme nous, on s’en laisse pas compter, on a décidé d’interroger le journaliste indé Lelo Jimmy Batista pour tenter d’y voir plus clair sur le principal intéressé à partir d’un florilège de citations. *

© Capricci
L’HOMME AU VISAGE OBSCèNE
« C’est moi, Bob Mitchum. » – inscription de Robert Mitchum, enfant, sous un dessin le représentant en cowboy.
Lelo Jimmy Batista : C’est une citation qui arrive très tôt dans le livre et qui pose un peu les bases de l’histoire que j’avais envie de raconter : montrer, derrière le succès, le mythe, les déclarations fracassantes et les écrans de fumée, un peu du « vrai » Mitchum. Je cite à plusieurs reprises Bob Dylan dans le livre parce que ce sont, pour moi, deux personnages très proches : ils se sont forgé des identités multiples, ont inventé des histoires de toutes pièces pour que leur identité réelle ne soit jamais totalement exposée… Dylan a été très loin dans le domaine – en multipliant les contradictions, en changeant complètement de personnalité, de direction musicale et même de religion, ce qui en fait aujourd’hui encore, une des figures les plus énigmatiques de la culture populaire. Alors que Mitchum a, lui, laissé filtrer ici et là quelques bribes de sa véritable personnalité.
« Un jour, je suis rentré, je n’avais plus ma place à table. Fallait mettre les voiles » – Robert Mitchum à propos de sa vie de hobo dans les années 30.
C’est une des particularités du personnage : il est sans cesse en train de voyager, de déménager, de courir, de fuir ou de s’évader – dès l’âge de 4 ans où il s’échappe de chez lui et disparaît toute une journée avant d’être retrouvé à la sortie de Bridgeport. Pour reprendre la comparaison de toute à l’heure, Bob Dylan ne cherchait rien de particulier – c’était un type sans histoire, issu de la classe moyenne, il se contentait de suivre son instinct, ses envies et d’inventer son mythe au fur et à mesure. Alors que Mitchum était en quête d’au moins une chose : un endroit où il puisse se sentir chez lui. C’est quelqu’un qui, au fond, voulait juste être tranquille, qu’on lui foute la paix. Mais qui, lorsqu’il réussit enfin à poser ses valises, est incapable de s’arrêter et continue à errer, parfois sans véritable but – comme si c’était devenu une maladie, une addiction. Un chapitre que j’ai beaucoup aimé écrire, c’est l’avant-dernier, « 155 Chevaux », qui parle de la fin de sa carrière et de sa relation avec sa Porsche Targa. À ce moment, il a l’argent, le succès, une stabilité, une famille, c’est un homme d’un certain âge. Pourtant, il y a quelque chose qui le fait monter dans sa Porsche et rouler sans but, et l’emmène à faire des choses assez étranges, voire franchement inquiétantes.
« Tu es soit le meilleur acteur que j’ai jamais vu, soit le pire. » – Mervyn LeRoy auditionnant Robert Mitchum pour son film Trente secondes sur Tokyo (1944).
Aujourd’hui, Mitchum est considéré comme une figure iconique, mais on ne réalise pas forcément à quel point c’était un acteur en marge, à tous les niveaux. Physiquement déjà – selon l’angle sous lequel il était filmé, il pouvait avoir l’air très beau, très laid, hyper charismatique ou complètement demeuré. Il divisait la profession – certains cadres de la RKO le trouvaient affreux, repoussant, on le surnommait, « l’homme au visage obscène »… Et puis il avait cette façon de jouer, en débitant ses répliques comme si ça l’emmerdait à moitié. J’ai découvert Mitchum très jeune, vers 5-6 ans, en regardant ses films à la télévision, avec mon père. Et il me fascinait parce que, justement, je ne savais pas quoi penser de lui avec son air un peu méprisant et sa tête de furet. C’était très déstabilisant, parce qu’à cet âge-là, on aime ou on déteste, on n’est jamais dans la demi-mesure. D’une certaine manière, Mitchum m’a confronté à l’ambigüité.

La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947) © Warner Bros.
« C’était un peu comme à Palm Springs, la racaille en moins. » – Robert Mitchum à propos de son séjour en prison.
En février 1949, Mitchum est envoyé en prison après avoir été arrêté en possession de marijuana chez l’actrice Lila Leeds. Il fait cette déclaration à sa sortie, racontant qu’il était heureux en prison, où personne en se souciait de qui il était et où tout le monde lui fichait la paix. Mitchum n’a jamais laissé passer une occasion d’exprimer son dégoût pour l’industrie cinématographique, la superficialité des acteurs, l’incompétence des producteurs… Un dégoût qui était souvent un peu feint, voire carrément surjoué – certains témoignages donnent d’ailleurs une toute autre version de son passage en prison, où il aurait été extrêmement déprimé et affaibli. Chez Mitchum, il est difficile de faire le tri entre le vrai et le faux, le totalement authentique et le complètement exagéré. C’est une des composantes majeures du personnage et un des angles principaux du livre – les deux citations d’introduction qui sous entendent le caractère fictionnel de ses déclarations le soulignent d’ailleurs très clairement.
« J’ai très peu de principes dans la vie, mais il y en a un auquel je tiens et c’est de ne jamais parler longtemps à des gens avec qui je n’aurais pas envie de prendre un verre. » – Robert Mitchum face à la Commission parlementaire sur les activités anti-américaines dans les années 50.
Qu’elles soient sincères ou étudiées, les déclarations de Mitchum contiennent toujours une part de vérité, de provocation et de défiance envers l’autorité. C’est ce qui les rend aussi mémorables. On dit souvent de lui que c’est le premier punk – même si, techniquement, ce serait plutôt Errol Flynn. Il n’y a qu’avec ses rares amis et sa famille qu’il se montre plus docile. C’est quelqu’un qui écoute en fait beaucoup son entourage. Sa mère, qui lui a donné le goût de la lecture et de l’écriture et lui a conseillé de chercher du travail dans le cinéma malgré ses réticences. Sa sœur, qui lui a tendu un piège pour lui faire passer sa première audition et l’a introduit dans le milieu de la nuit de Los Angeles, où il a travaillé comme auteur. Et bien sûr son épouse Dorothy qui, malgré son côté discret et les nombreuses infidélités sur lesquelles elle a dû fermer les yeux, menait clairement la barque. C’est un autre aspect intéressant de Mitchum : derrière le personnage volontiers macho, provocateur, grande gueule et bagarreur, il y ces trois femmes sans qui il n’aurait rien fait et à qui il doit tout.

© Warner Bros.

John Wayne et Robert Mitchum dans El Dorado (Howard Hawks, 1966) © Warner Bros.
LE JOHN WAYNE COOL
« Profession ? Ex-acteur » – Robert Mitchum répondant au greffier lors de son procès en février 1949.
Il traverse une phase compliquée : la RKO ne lui propose plus de films, Dorothy est partie avec les enfants chez ses parents et lui a posé un ultimatum pour qu’il leur trouve une nouvelle maison dans un quartier plus tranquille, il s’est acoquiné avec Robin Ford une crapule reconvertie en agent immobilier et il rencontre Lila Leeds avec qui il noue une relation amicale qui se terminera par une arrestation pour possession de drogue. Il est vraiment persuadé d’être fini en tant qu’acteur. C’est une situation dans laquelle il va se retrouver régulièrement par la suite : tous les 10 ans, Mitchum croit sombrer mais finit toujours par revenir au-devant de la scène. En 1949, il est incarcéré mais revient plus fort que jamais, soutenu par Howard Hughes et la RKO. En 1960, il est snobé par les journalistes au profit de George Peppard, est humilié par la presse après une bagarre avec un nain, mais triomphe contre toute attente deux ans plus tard avec Les Nerfs À Vif, qui le remet en selle. Idem en 1970, où il pense à se retirer du métier et où il revient au sommet avec La Fille De Ryan. Aujourd’hui, les acteurs ne passent plus vraiment par ce type de phases, ils font tout pour rester présents en continu, soigner leur image au maximum, ne jamais se faire oublier. Le problème c’est que ça les empêche, de fait, d’expérimenter et de prendre des risques, ce qui est, pour moi en tout cas, une des composantes fondamentales d’un acteur et d’un artiste en général.
« Sa voix déraille par moments et il est un peu en retard sur certains passages mais… Mais c’est lui. Je veux dire, ça sonne comme lui. C’est Robert Mitchum. » – Mort Tomasson, ingénieur du son.
Quand on parle de Mitchum et de la musique, on s’arrête souvent à Calypso Is Like So, son album de calypso, qui est très bon mais qui est surtout un exercice de style, il révèle beaucoup moins de choses sur lui que That Man Sings…, disque inégal qu’il a enregistré à moitié à contre-coeur mais qui dit énormément sur le personnage, ses désillusions, son passé et sa façon de vivre et de penser. Là encore, il y a un parallèle avec Dylan et son album Self-Portrait qui était aussi un disque présenté comme une mise à nu mais qui était en réalité bourré de fausses pistes et de choses volontairement déstabilisantes. Les deux disques ont d’ailleurs un titre en commun, « Gotta Travel On », une chanson de Paul Clayton. C’est juste une coïncidence, mais je la trouve plutôt belle.
« C’est un homme éduqué, gracieux, et bon, aux manières impeccables, capable de vous parler de la manière la plus exquise – quand il en a envie… » – Charles Laughton.
Comme je le disais tout à l’heure, Mitchum est avant tout quelqu’un qui s’en remet aux rares amis et à la famille. Il a beaucoup d’alliés dans l’industrie cinématographique mais peu de gens en qui il se reconnaît, à qui il fait véritablement confiance. Raoul Walsh était une exception. L’autre, c’était Charles Laughton qui lui a donné un de ses rôles les plus marquants dans La Nuit Du Chasseur et qui sera une des rares personnes à lui rendre visite lors de son exil dans le Maryland en 1959. J’ai volontairement mis de côté La Nuit Du Chasseur dans le livre, dont je parle très peu. D’abord parce que beaucoup de choses ont déjà été écrites sur ce film qui est unanimement considéré comme un chef d’oeuvre et je ne voyais pas l’intérêt de revenir dessus sur un format aussi court. Ensuite, parce que je me suis rendu compte qu’une énorme majorité de gens résumaient Robert Mitchum à ce film et étaient souvent incapables de m’en citer un autre. Et comme je voulais parler du Mitchum plus secret, plus ambigu, j’ai préféré mettre en avant des films moins connus du grand public comme Thunder Road ou mal connus comme Les Nerfs A Vif qui est un classique mais qu’on fait toujours passer derrière La Nuit Du Chasseur alors que Mitchum y est, selon moi, bien plus impressionnant et effrayant.
LA LÉGENDE DE L’OUEST
« C’est à croire que j’ai trouvé un remède contre le cancer. » – Robert Mitchum en réaction à la standing ovation que lui réserve le public au festival du film policier de Cognac en 1986.

© Bruce Weber
« Tu sais ce qui arrive aux héros quand ils meurent ? Ils se retrouvent dans des maisons dorées avec l’air conditionné, quelque part au paradis, et ils ont le mal du pays. Mon problème est que je ne saurais pas où aller si je voulais rentrer chez moi. » – Lucas Doolin (Robert Mitchum) à Francie Wymore (Keely Smith) dans Thunder Road (1958).
Comme la première citation, celle-ci résume à elle seule à peu près tout le personnage et toute son histoire. Il cherche un endroit où se poser, veut qu’on lui foute la paix, mais n’est nulle part chez lui et est incapable de rester tranquille. Et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on la trouve dans Thunder Road qui est son film le plus personnel, celui qu’il a voulu contrôler du début à la fin – production, scénario, interprétation et réalisation (même s’il a fait appel à Arthur Ripley, c’est lui qui a conçu tous les plans). Celui qui reste aussi le symbole de son éternelle insatisfaction – il concède que ça « aurait pu » être son grand film, qu’il n’en était pas loin.
« Ici, je peux être aussi asocial que j’en ai envie. » – Robert Mitchum à propos de sa vie dans le Maryland.
S’il avait eu le choix, Mitchum aurait préféré écrire. Sur la fin de sa vie, sa grosse passion, c’était l’élevage de chevaux. Il n’avait pas envie d’être au centre de l’attention, constamment entouré de gens. La publication de ses poèmes dans le journal de Bridgeport quand il était enfant a provoqué chez lui un vrai dégoût pour la célébrité. Il n’a jamais été véritablement asocial – c’était au contraire quelqu’un qui était très à l’aise en société. Mais il était solitaire. Et il a su qu’il devait protéger ça. Comme il le dit dans la citation d’introduction du livre : « si on raconte une histoire plus excitante que la réalité, on fout la paix à la réalité. » Au final, le « vrai » Mitchum, si tant est qu’il existe, ce situe dans ce très mince interstice entre les histoires rocambolesques où il est impossible de faire la part du vrai et du faux, et la solitude tranquille dans le Maryland, avec ses proches et ses chevaux.
* Propos recueillis par mail, en décembre 2019.
Copyright photo de couverture : Sean Phillips