Le Louxor, un voyage cinéphile d’Alger à Bollywood

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Le Louxor

C’est l’histoire d’une véritable résurrection loin, loin, très loin de Jérusalem, à la croisée des boulevards de Magenta et de la Chapelle. Le Louxor, flambeau architectural néo-égyptien des années 20, temple cinématographique que les vieux de la vieille surnomment « la verrue », célèbrera bientôt son centième anniversaire. Ses murs auront vu passer du beau monde en « seulement » un petit siècle d’existence : cinéphiles avertis, amateurs de films indiens et égyptiens, voisins invités aux séances de ciné-couscous et même les noceurs endiablés ! Fermé en 1983 puis rouvert en 2010, le Louxor peut se féliciter d’avoir su fédérer une communauté fidèle et bigarrée dans un environnement social fracturé.

Flashback en 1981. Pendant qu’on rend hommage au président égyptien Anouar el-Sadate assassiné en septembre, Jack Lang, fraîchement nommé ministre de la culture par Tonton, se précipite du côté de Barbès pour faire inscrire la façade et la toiture du Louxor à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques… A temps ! Car le cinéma connaît une sérieuse baisse de fréquentation depuis cinq ans. Les moins de 300 000 entrées enregistrées en 1982 ne suffisent plus à envisager un avenir économique viable pour l’établissement contraint de fermer ses portes au soir du 20 novembre 1983 après la projection du film Qaid (Atma Ram, 1975). Signe des temps, c’est une enseigne du textile bon marché, Tati, qui s’empresse d’en acquérir les murs dès le lendemain pour la modique somme de six millions de francs, soit environ 100 000 euros. Tout n’est pas encore perdu pour le cinéma qui finit par devenir six ans plus tard… Une boîte de nuit antillaise (La Dérobade) puis gay (le Mégatown), une reconversion de courte durée ! Le temps poursuit quant à lui son travail de sape sur la façade de plus en plus en détériorée. Un ravalement s’impose de toute urgence, sans aucune réponse du côté du propriétaire qui semble faire étrangement la sourde oreille. Il faudra donc compter sur les habitants du quartier, réunis grâce à l’association Action Barbès fondée en 2001, pour sauver le Louxor d’une extinction imminente, en dépit de son inscription aux Monuments historiques. Le maire de Paris, Bertrand Delanoë, sensible à la revalorisation d’un emblème du patrimoine culturel de la capitale, accélère les choses en entamant des négociations pour que la capitale jouisse à son tour de la propriété des murs. Ce sera chose faite à l’été 2003, en pleine canicule ! Une fois la façade ravalée, les locaux désamiantés puis réaménagés pour bénéficier d’installations correctes – des travaux de l’ordre de 25 millions d’euros environ quand même ! -, le Louxor peut rouvrir ses portes en grande pompe au mois d’avril 2013. Et quelle réussite ! Six ans plus tard, il devient la 1salle classée Art & Essai la plus fréquentée de France.

© Mairie de Paris/Jean-Baptiste Gurlia

© Mairie de Paris/Jean-Baptiste Gurlia

Rentrer au Louxor, c’est aujourd’hui découvrir un décor de cinéma qui nous ramène en 1921 lorsque sa façade brillait de mille feux. Henri-André Zipcy, son architecte, et le céramiste Amédée Tiberti, répondaient alors à une commande de l’homme d’affaires, Henry Silberberg, propriétaire de l’immeuble depuis 1919 lorsqu’il abritait le magasin Au Sacré-Cœur Nouveautés. Le style architectural de l’ensemble rend évidemment hommage à l’Égypte antique, très à la mode tout au long de la décennie – pensez un peu au Grauman’s Egyptian Theatre ouvert à Hollywood en 1922 et à la très célèbre découverte de l’archéologue anglais Howard Carter cette même année. C’est dans ce décor que les spectateurs parisiens ont pu découvrir des années 20 aux années 70 des films muets (et notamment Griffith, Murnau, Chaplin ou encore Dreyer), puis des westerns spaghetti, des péplums mais surtout des comédies musicales en provenance du Caire et de Bombay aux côtés de films plus polémiques (on pense à La Bataille d’Alger réalisé en 1966 par Gillo Pontecorvo, censuré en France jusqu’à sa projection au Louxor en 1973). Le cinéma compte désormais trois salles, dont la célèbre Youssef Chahine (surnommée « la Pharaonne ») avec son écran de 6 mètres, ses 334 fauteuils répartis entre l’orchestre et le balcon. Quant à nous, nous décidons de nous rendre à l’étage supérieur où un bar nous permet de surplomber le brouhaha parisien en sirotant notre boisson juste en face du Sacré-Coeur. Nous y attendons Emmanuel Papillon, directeur du Louxor depuis sept ans, qui nous fera visiter les trois salles du palais, un voyage cinéphile au pays des papyrus, des fleurs, des scarabées et des cobras après nos excursions au Forum des Images et à La Clef ! *

CITOYENS ET CINÉPHILES

Christopher Poulain : Pouvez-vous expliquer votre métier en quelques mots ?

Emmanuel Papillon : Je suis directeur de salle. Mon travail consiste à organiser le fonctionnement du Louxor pour que les gens puissent voir les films dans les meilleures conditions. Je gère ainsi une équipe de plusieurs personnes qui est composée d’agents gérant accueil, billetterie et cafétéria et bien sûr les projectionnistes et la maintenance. Pour ma part, j’ai fait des études de comptabilité et j’ai compris rapidement que ce n’était pas ma vocation. Très vite, j’ai entrepris un stage chez UGC en commençant dans la distribution et par la suite dans l’exploitation. A Tremblay-en-France, j’ai géré un cinéma de banlieue, le cinéma Jacques Tati, pendant une période de 20 ans. Puis j’ai été directeur du département distribution/exploitation à la Fémis pendant 5 ans. Puis, Carole Scotta, Martin Bidou et moi-même, avons récupéré la gestion du Louxor dans le cas d’une DSP (délégation du service public) de la ville de Paris.

Emmanuel Papillon au Louxor, le 29 août 2019 © Christopher Poulain

Quel spectateur de cinéma êtes-vous ?

Je suis un cinéphile. Je m’inscris totalement dans cette case. N’étant pas passé par une école de cinéma ou par un cursus universitaire spécialisé en littérature ou dans le cinéma, j’ai une cinéphilie qui est assez ouverte… 

On pourrait donc presque supposer que la programmation du Louxor vous représente ?

Oui, en effet. Malgré tout, ce n’est pas moi qui fais la programmation. C’est Martin Bidou qui négocie avec les distributeurs les films et qui appose donc sa signature. Parfois, je suis moins réceptif à certains choix mais, en règle générale, je suis d’accord. La programmation qu’on propose me semble pertinente et cohérente… Et je suis totalement en phase avec ce qui est projeté au Louxor. C’est un cinéma Art & Essai d’exclusivité. On passe de Once Upon a Time… In Hollywood de Quentin Tarantino au Roubaix, une lumière de Arnaud Depleschin en passant par Vif-Argent de Stéphane Batut. 

Que représente plus exactement pour vous le Louxor ?

Le Louxor appartient à la ville de Paris qui l’a confié à une entreprise privée, CinéLouxor, gérée par Carole Scotta qui est également la patronne de Haut et Court. A titre personnel, nous avons eu cette responsabilité et cet honneur d’être choisis par la ville de Paris pour faire renaître le cinéma pendant sept ans. Nous repostulons pour une nouvelle DSP d’une durée de cinq ans. Je ne sais pas si nous serons choisis. Mais c’est actuellement en train de se décider. En tout cas, Le Louxor demande beaucoup de travail. C’est un investissement. C’est un métier qui est chronophage. Je suis là avec vous ce matin et je finirais très tard ce soir. Ce sont des amplitudes très longues. Il représente toutefois beaucoup de satisfaction car c’est un cinéma qui a trouvé tout de suite son public, ce qui n’était pas gagné d’avance sachant que ce cinéma a fermé pendant plus de 30 ans. Et d’un point de vue personnel, j’ai vécu près du Louxor pendant plusieurs années et en tant que citoyen et cinéphile j’étais très heureux que le Louxor ouvre à nouveau ses portes. 

Quelle place occupe Le Louxor dans le paysage de l’exploitation cinématographique indépendante ?

Je vais rajouter un mot si vous me le permettez. Exploitation cinématographique indépendante « parisienne ». Paris est vraiment à part en France. Paris est une ville très cinéphile, très bien « logée » en termes de salles puisqu’on y trouve quand même plus de 450 écrans. On est la capitale au monde qui détient le plus grand nombre de salles dans une ville. Paris est très observée par les producteurs et les distributeurs car la plupart des sociétés cinématographiques se trouvent sur place. Et donc comme je vous le disais, c’est une DSP (Délégation du Service Public) et Paris a souhaité que ce cinéma soit un cinéma Art & Essai d’exclusivité, pour qu’on puisse sortir les films sur 5 à 6 séances par jour. Nous sommes la salle indépendante qui fonctionne le mieux à Paris sur 3 écrans. Mais on fonctionne de la même façon que le Cinéma des Cinéastes, le Balzac ou autres. Après chaque quartier est différent. Nous sommes un quartier très jeune, très cinéphile, très dense en termes de population puisque le XVIIIe arrondissement comprend pas loin de  23 0000 habitants. Vous vous rendez compte, c’est plus grand que le centre-ville de Toulouse. On rayonne dans un champ de population très importante.

GRAND LOUXOR HOTEL

Le Louxor est implanté au coeur du quartier de Barbès, un quartier historiquement populaire à forte mixité sociale, tout près de la Goutte d’Or, à la réputation « sulfureuse ». Pensez-vous que ça puisse être un frein à l’exploitation du cinéma ?

Non. Nous sommes dans un quartier qui manque de cinémas. Et les chiffres prouvent que le Louxor fonctionne très bien. Les gens du quartier me disent qu’avant, ils venaient une fois par mois au cinéma. Maintenant ils y viennent au minimum une fois par semaine. Le cinéma est un marché d’offres. S’il n’y a pas de cinéma, les gens n’y vont pas. Et au contraire, s’il y a un cinéma, les gens y vont. Et le Louxor est un excellent exemple. Et au-delà de l’aspect architectural, très atypique, très beau, 90% de notre clientèle vient à pied. Ce sont des gens qui habitent le quartier. Ce sont des cinéphiles. Excepté bien sûr lorsque nous passons le nouveau Tarantino où là, le public s’élargit. De plus, on accepte la carte UGC, Gaumont/Pathé et nous avons même une carte Louxor qui représente 60% de nos entrées, donc qui viennent régulièrement au Louxor.  

© Christopher Poulain

Après il est vrai que nous n’avons que trois écrans. Nous ne pouvons donc pas embrasser tout le spectre du cinéma. C’est pourquoi on  projette principalement de l’Art & Essai à 90%… Je ne veux pas le nier : c’est un quartier qui a aussi des difficultés mais les gens sont quand même fiers d’y vivre. Ça reste aussi et surtout un vrai quartier dynamique. Et il faut le noter : c’est grâce à notre emplacement qu’on accueille davantage un public jeune. Nous sommes dans les Xe, XVIIIet même IXe arrondissements, dans l’Est parisien où se concentre une population jeune. C’est cette diversité de population assez large qui m’intéresse beaucoup.

Comment se positionne un directeur de salle face à la SVOD ?

Très bien. L’arrivée d’Internet et surtout l’accessibilité au téléchargement n’ont pas fait baisser les entrées en salle. C’est souvent un raccourci. Et même, on constate que les entrées ont augmenté depuis ses dernières années. Je suis un consommateur de films en VOD et je pense plutôt que ça participe à la cinéphilie. De plus, les portails de VOD sont très bien faits de nos jours. 

Quels rencontres, événements même films ont marqué votre carrière et  Le Louxor ?

C’est souvent lié au très bon fonctionnement des films. Celui qui a longtemps fait le plus d’entrées au Louxor, et qui a tenu tous les records dans notre cinéma, c’ était Grand Budapest Hotel de Wes Anderson. Il a été cette année battu par Parasite. C’était une très belle aventure qui représente quand même douze semaines d’exploitations. Tenir un film sur douze semaines dans un cinéma à trois écrans, c’est rare. C’était un grand moment. C’est un film qu’on a réellement aimé et qu’on avait programmé même avant la Palme d’Or. C’était grâce à un petit distributeur qu’on a pu faire vivre une super aventure à tout le monde.

Quels événements et manifestations nous réserve cette année le Louxor ?

Nous faisons au moins une avant-première minimum par semaine avec les équipes des films. Par ailleurs, nous avons pas mal d’événements et d’animations tout au long de l’année. Il y a par exemple un ciné-club qui fonctionne très bien. C’est devenu notre point fort et notre marque de fabrique. En général, c’était le Quartier Latin qui en avait la primauté. Nous avons constaté qu’en dehors de ce secteur ça marche très bien, même bien, mieux que le Quartier Latin. C’est une vraie satisfaction. Nous avons aussi créé « Cannes au Louxor ». On prend une quinzaine de films de Cannes qu’on a beaucoup aimé et nous les projetons tous au mois de juin avec toutes les équipes de films qui font le déplacement pour l’occasion. On accueille également des festivals comme Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient. Globalement, le Louxor est un cinéma qui reste très animé toute l’année avec de nombreux temps forts. 

Comment envisagez-vous l’avenir de la salle de cinéma ? 

Le Louxor a ouvert il y a 7 ans. Sa fréquentation n’a fait qu’augmenter, même si parfois il y a des mois plus faibles mais c’est alors surtout lié aux films. Et cette année sera une très grande année, bien sûr ! 

* Propos recueillis à Paris, le 29 août 2019.

Copyright photo de couverture : Christopher Poulain