En pleine tempête médiatique autour des César, Martin Provost affirme une fois de plus son amour pour les portraits de femmes avec La Bonne Épouse, réalisé dix ans après son biopic sur Séraphine de Senlis, que l’Académie avait d’ailleurs récompensée de sept statuettes. Cette comédie nostalgique nous emporte dans le quotidien d’une école ménagère alsacienne dont la directrice, Paulette Van Der Beck (Juliette Binoche), apprend à ses ouailles à savoir tenir leur foyer et se plier au devoir conjugal, quelques temps avant que n’éclate la fronde de mai 68. Martin Provost ancre son histoire dans une période charnière pour l’émancipation des femmes qui commencent alors à revendiquer haut et fort leur besoin de liberté.
Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus.
Qu’était donc une « bonne épouse » à une époque où Moulinex se vantait de libérer la femme ? Martin Provost, lui, nous rappelle que « c’était avant tout de renoncer à soi ». A la fin du XIXe siècle, l’Éducation Nationale avait d’ailleurs pris soin d’inscrire l’enseignement ménager au programme officiel des écoles primaires pour filles. Puériculture, hygiène alimentaire, cuisine, entretien de la maison et des vêtements, blanchissage, repassage, couture, jardinage : rien n’est alors trop bon pour satisfaire son homme et son foyer. Les étudiantes les plus assidues pourront même à partir des années 30 envisager de participer au Concours de la meilleur ménagère de France puis passer un CAP dédié, mis en place au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Le boom économique des années 60 inquiète ensuite les responsables des programmes scolaires, soucieux de protéger « les jeunes contre l’emprise d’une publicité envahissante qui ne saurait être considérée comme ayant une quelconque mission éducative ». Lorsque commence l’histoire de La Bonne Épouse, les femmes viennent à peine de recevoir le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, destitué depuis peu de leur statut de « chef de famille ». Le film rend compte d’une époque presque tout-à-fait disparue où l’équilibre du foyer reposait sur la compréhension et la bonne humeur d’une femme à l’égard de son mari. Si La Bonne Épouse nous enthousiasme autant, c’est qu’il surfe avec subtilité sur la nostalgie des années 60, tout en jonglant avec différents genres pour nous livrer un feel good movie traversé tout du long par un discours féministe. La narration rythmée, les dialogues savoureux et le casting parfait – le générique aligne les noms de Juliette Binoche, Yolande Moreau, Noémie Lvovsky et Édouard Baer ! – composent une belle ode à la femme, une initiative nécessaire à une époque où la parole féminine commence à peine à se faire entendre. Gone Hollywood a donc rencontré le réalisateur et trois de ses « bonnes épouses » pour évoquer l’expérience de « l’esprit de famille » sur un plateau de tournage partagé entre les rires et les larmes. *
LES ÉCOLES MÉNAGERES
Christopher Poulain : C’est votre septième film. Nous sommes à une époque où la place de la femme est plus que présente dans l’actualité. Est-ce que cette atmosphère « féministe » vous a influencé dans le choix du sujet ?
Martin Provost : Non, parce que l’affaire Weinstein puis le mouvement Me Too sont apparus après l’écriture du scénario. C’est plutôt l’histoire qui est venue à moi et s’est imposée d’elle-même. Après ça, évidemment, on s’est laissé glisser « dedans » avec Séverine Werba, (la co-scénariste du film) pour l’écrire. Au départ, il y avait une volonté formidable de parler des écoles ménagères, complètement oubliées aujourd’hui, et de faire quelque chose de ce sujet.
Comment êtes-vous donc venu à l’idée du film ?
Une dame de 80 ans chez laquelle j’avais loué une petite maison dans le Cotentin m’a raconté son expérience dans une école ménagère, à l’âge de 16 ans. Elle s’appelait Albane. Albane était issue de la noblesse, un milieu qui lui permettait de faire des études « sérieuses ». Mais elle a préféré intégrer ce genre d’école parce qu’elle ne voulait pas être séparée de ses copines, des filles d’agriculteur pour la plupart. Lorsqu’elle m’a raconté ce qu’elle y faisait, des images me sont tout de suite apparues en tête. De Yolande (Moreau) notamment, lorsqu’elle m’a raconté comment elle a essayé de tuer un lapin à la sortie des cours. (rires)
Yolande Moreau est un peu votre actrice fétiche…
Non, je n’ai pas d’actrice fétiche mais c’est une personne que j’aime beaucoup. Yolande avant tout une amie. On est voisins à la campagne. Ça faisait un moment qu’on avait envie à nouveau de tourner ensemble.
Juliette Binoche dans le rôle principal, c’était un choix évident pour vous ?
J’avais d’abord un projet avec Juliette Binoche, un drame sur un peintre, qui ne s’est finalement pas réalisé. Il y avait aussi l’idée autour de La Bonne Épouse qui devait être à l’origine une série. Mes producteurs [François Kraus et Denis Pineau-Valencienne, N.D.L.R.] et moi-même, avons décidé d’en faire un film, parce qu’on aime tout simplement le cinéma. On a tout de suite pensé à Juliette avec Brigitte (Moidon, la directrice de casting), parce que c’est une actrice exceptionnelle qui nous stupéfiait. Je crois même qu’on en est tous les deux amoureux. Pour ma part, je me souviens l’avoir vue à ses débuts chez Téchiné, dans Rendez-vous, puis au théâtre dans La Mouette, à l’Odéon. C’était incroyable. Des actrices comme Binoche, il y en a très peu. Je sais de quoi elle est capable et où je peux donc l’emmener. Quand on s’est enfin rencontrés, on a surtout beaucoup ri. Elle a lu le scénario et m’a remercié. Il n’y a pas beaucoup d’actrice capables de ça.
La force de votre film, ce sont aussi les jeunes actrices que vous avez engagées pour intégrer votre école. Comment s’est déroulé cette partie du casting ?
On m’a proposé une centaine de jeunes comédiennes. Tout s’est fait étape par étape, pour ne retenir que la crème de la crème. J’ai croisé Marie (Zakubovec) à l’occasion d’un stage. A l’époque, je l’avais tout de suite trouvée indéniablement douée. Mais je ne vais pas le lui dire en face… (rires). Elle était intenable, avec une énergie incroyable, assez rare. Ça m’était resté en tête. On en a tout de suite parlé avec Brigitte. Marie est donc venue passer des essais. Je me souviens d’avoir découvert Lilly (Taieb) dans Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin, un film que j’avais adoré. Anamaria (Vartolomei) en revanche, je ne la connaissais pas. Ses premiers essais ont été vraiment concluants. J’ai ensuite voulu voir toutes les filles ensemble. Mon choix s’est arrêté à ce moment-là.

© Carole Bethuel/Les Films du Kiosque
lES BONNES ÉPOUSES
Connaissiez-vous le travail de Martin Provost ?
Anamaria Vartolomei : Lorsque j’ai vu la proposition de casting, je me suis renseignée sur le travail de Martin. J’ai regardé Séraphine pour me faire une idée du cinéma qu’il faisait.
Lily Taïeb : J’avais vu Sage Femme que j’avais beaucoup aimé. Ça m’a permis de me donner une idée de son travail. Mais je ne connaissais pas plus que ça son cinéma.
Marie Zabukovec : Mais bien sûr, je connaissais très bien le cinéma de Martin Provost. J’avais vu tous ses films (rires). J’adore !
Martin Provost : Mais n’importe quoi… (rires) !
Comment dirige Martin Provost ?
Marie Zabukovec : Il est vraiment très mauvais (rires) ! Martin a lui-même été acteur. Il a donc une notion du jeu très poussée. Quelques mots lui suffisent pour nous diriger. Sa sensibilité si particulière lui permet de saisir très vite notre personnalité.
Lily Taïeb : Les réalisateurs sont parfois si axés sur leur film qu’ils délaissent les acteurs. Mais avec Martin, ce n’était pas le cas. Il était très présent et savait faire preuve d’empathie quand c’était nécessaire.
Anamaria Vartolomei : Martin est un homme très délicat. Il nous parlait avec beaucoup de douceur, sans nous mettre la pression.
Marie Zabukovec : On ne s’est jamais fait engueuler… A part une fois, quand je n’arrivais pas à jouer une scène.
Martin Provost : C’était pendant une répétition. Bon, disons que chacun à ses humeurs. Marie nous fait une crise et sort une phrase absolument inattendue : « Nourris-moi ! ». Et moi : « Marie, c’est très bien. Joue la scène. Elle est bien. »
Marie Zabukovec : J’ai pété un câble. J’ai quitté le plateau, les larmes aux yeux. Juliette (Binoche) essayait de me parler pour me ressaisir.
Lily Taïeb : Ce tournage était un festival de rires et de larmes. Je me suis cassée la gueule… Mais c’était top ! Les répétitions de danse nous ont permis de rester ensemble pendant au moins 3 mois et demi. On rigolait bien. On se couchait à pas d’heure et on se levait tôt. Une belle expérience !
Martin Provost, ce film est assez différent de ce que vous faites jusqu’à présent, plus loufoque, plus déstructuré. Vous jouez sur différents genres et vous osez la comédie musicale pour le grand final. C’est assez risqué, non ?
Martin Provost : J’avais envie de réaliser un film « heureux », de prendre un risque et d’essayer autre chose, de me sentir libre et de raconter cette histoire au mieux, pour le public. Ma plus grande récompense, c’était de voir tout le monde heureux sur le plateau. J’espère que ça se ressent dans le film.
Marie Zabukovec : Martin inspire tellement le bonheur qu’on en oublie que c’est lui le chef d’orchestre. Avec un réalisateur aussi généreux que lui, ça ne pouvait que bien se passer.
Comment avez-vous organisé le tournage de ce grand feu d’artifice final ?
Martin Provost : Quel boulot ! C’était très ambitieux. On a tourné pendant trois jours. Travailler la musique avec Grégoire Hetzel [un fidèle collaborateur d’Arnaud Desplechin, dernièrement à l’oeuvre sur Roubaix, une lumière (2019), N.D.L.R.] puis avec une fantastique chorégraphe, était déjà long et intense en soi, voire même titanesque. On a tourné avec trois caméras, en plus des drones, de la musique en playback… Et de la pluie… Un déluge ! Je n’avais jamais fait ça auparavant. Et dire que ce genre de film prenait huit ans à Jacques Demy… ! C’était vraiment un tournage assez éprouvant mais incroyable.
Marie Zabukovec : Moi, je suis un peu dyslexique. Donc c’était plus ou moins difficile d’apprendre des gestes coordonnés. J’avais beaucoup plus de travail à faire que les autres.
Lily Taïeb : C’était très cool. Ça changeait, surtout qu’on n’avait pas forcément l’expérience de la danse et du chant.

Une classe d’école ménagère à Rombas en Moselle, dans les années 60 © DR
UN CINÉMA AU FÉMININ
Que vous évoque la tempête médiatique autour de l’affaire Weinstein et de l’émergence de la parole féminine souvent invisibilisée ?
Martin Provost : On est dans une période passionnante. C’est incroyable ce qui se passe ! Je pense que c’est un moment d’histoire absolument important qu’on est en train de traverser tous ensemble, qui concerne encore plus la nouvelle génération parce qu’elle va en bénéficier après. Toute cette colère, même si elle fait peur, est nécessaire parce que les révolutions ne se passent jamais dans la douceur. Pour le moment, on est dans les règlements de compte, de tout ce qui comporte de désagréable. Malheureusement, on ne peut pas ne pas en passer par là.
Vous consacrez la plupart de vos films à des portraits de femmes. Est-ce que c’est votre expérience auprès de Nelly Kaplan qui vous a amené à faire un cinéma « au féminin » ?
Martin Provost : C’est drôle que vous me parliez de ça. C’est possible. Je n’ai jamais vraiment pensé à ça. Nelly Kaplan m’avait choisi pour apparaître dans Néa, mon premier film en tant que jeune acteur. J’avais un peu plus de 18 ans. Pour moi, c’était la chance de ma vie, parce que j’avais failli être viré du cours Simon. Le casting était incroyable : Micheline Presle, Samy Frey, Ann Zacharias… Je m’en souviens aujourd’hui comme d’une expérience extraordinaire, mais d’un film très mauvais, adapté d’une nouvelle d’Emmanuelle Arsan. C’est l’histoire d’une jeune femme qui tombe amoureuse d’un homme et le fils du gardien était son souffre-douleur. Et devinez quoi ? Le souffre-douleur, c’était moi ! J’ai souvenir qu’on m’avait mis des faux boutons dans la gueule, que je finissais par passer à la casserole et que j’avais énormément souffert, en fait. Samy Frey m’avait récupéré dans ses bras car j’étais sorti de la scène totalement chamboulé. Je ne sais pas si l’expérience Nelly Kaplan m’a influencé, mais je vais y réfléchir.
Vous êtes plutôt des filles engagées ?
Lily Taïeb : On l’est toutes, enfin je l’espère. On ne peut l’être autrement pour se sentir bien.
Marie Zabukovec : C’est pour ça qu’on est fières de tourner pour Martin Provost, car c’est rare de pouvoir se retrouver avec autant de femmes sur un tournage.
Anamaria Vartolomei : On a de la chance dans notre génération d’avoir une belle route tracée par des modèles féminins. Mais il est vrai que c’est souvent un pas en avant et trois pas en arrière. Quand on a reçu le scénario, je me souviens d’une note d’intention de Martin qui disait qu’à la fin des années 60, il y avait encore des inégalités salariales et je trouve que même maintenant on y arrive difficilement. On nous promet des choses qu’au final on n’obtient pas.
Que retenez-vous de cette expérience d’un cinéma « au féminin » ?
Lily Taïeb : Ce tournage m’a fait comprendre que j’étais capable de faire beaucoup plus de choses que je pensais pouvoir faire. J’ai beaucoup appris sur moi et en mes capacités : sur le jeu, les efforts physiques, etc. C’était surtout génial !
Marie Zabukovec : L’expérience est très forte sur un tournage. On y gagne forcément quelque chose. Je suis assez lunaire ; je m’éparpille souvent et j’en fais trop. Martin m’a appris le concret et la simplicité pour améliorer mon jeu.
Anamaria Vartolomei : J’étais contente d’aller travailler dans la bonne humeur et de partager notre expérience commune avec les filles. On était libres. Et moi, j’ai l’impression d’avoir grandi. On suit notre chemin. Martin m’a sorti un jour une citation de William Faulkner : « La sagesse suprême, c’est d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre du regard tandis qu’on les poursuit. » Ça le résume bien, je trouve.
Martin Provost : Je suis heureux d’entendre ça. Jeune acteur, je souffrais beaucoup. Entendre ça me touche énormément.
Quels sont vos projets respectifs ?
Anamaria Vartolomei : J’ai joué dans Just Kids de Christophe Blanc et je tourne cet été L’Événement d’Audrey Diwan, d’après le roman éponyme d’Annie Ernaux.
Marie Zabukovec : Je joue un petit rôle dans L’Étreinte de Ludovic Bergery, avec Emmanuelle Béart. J’apparais dans une scène de partouse (rires) !
Lily Taïeb : J’ai tourné dans le nouveau film de Wes Anderson, The French Dispatch, et pour le moment c’est tout…
Martin Provost : Moi, je sors La Bonne Épouse, le 11 mars (rires).
* Propos recueillis à Paris, le 28 février 2020.

© Carole Bethuel/Les Films du Kiosque
Copyright photo de couverture : Carole Bethuel/Les Films du Kiosque.