« Il n’y a rien de plus intéressant que l’accès à la culture » – Entretien avec Isabelle Giordano

par

Isabelle Giordano

Le cinéma français a développé son propre langage profond en combinant style de vie, philosophie et émotion avec l’apparition de stars de cinéma sophistiquées. Depuis 70 ans, Unifrance a façonné le visage international du cinéma français pour son originalité, sa reconnaissance mondiale et son énergie.

Mariëtte Rissenbeek

Directrice générale de la Berlinale

Voilà plus de 70 ans qu’Unifrance se met au service du cinéma français pour en assurer sa promotion et son rayonnement à l’international en organisant notamment un grand marché du film hexagonal à Paris, mais également en organisant des festivals à travers le monde. Le livre I Love French Cinema, publié aux éditions du Cherche midi sous la direction d’Isabelle Giordano et Serge Toubiana, témoigne de cette vitalité historique mais aussi tout simplement d’une passion jamais démentie. Il s’agit là d’un précieux témoignage sur les périodes les plus intenses et les plus animées de la vie d’Unifrance depuis sa création en 1949 jusqu’à nos jours, brossant ainsi un portrait assez large d’une institution qui a su assurer un héritage pérenne au cinéma français pour le plus grand bonheur des spectateurs et des cinéphiles. Ce livre se révèle surtout indispensable pour connaître les rouages d’une association essentielle à la survie de notre patrimoine cinématographique. Mieux : il s’adresse à tous les publics, aux amoureux du cinéma, aux curieux, aux passionnés et bien plus encore.

Il est important pour certains films de les accompagner, cela leur donne assurément une possibilité significative de trouver un distributeur, et, en tout cas une visibilité supplémentaire. 

Catherine Deneuve

I Love French Cinema raconte cette incroyable aventure, unique en son genre, et toutes les rencontres, toutes les amitiés de notre pays, tous les élans amoureux, qui ont marqué Unifrance. La plupart des vedettes françaises et internationales se bousculent dans les pages de ce livre, agrémentant l’ouvrage d’anecdotes amusantes et émouvantes. Au faîte de leur gloire, les stars racontent leurs voyages à travers les différentes cultures. Des marches du Festival de Cannes aux plateaux de tournage sur les territoires américains, africains, européens ou asiatiques, on découvrira Depardieu, Varda, Huppert, Deneuve, Belmond, et les plus grands cinéastes de ces dernières décennies : Lelouch, Costa-Gavras, Jeunet, Besson… Chacun d’entre eux raconte sa petite histoire dans le cadre des voyages organisés par Unifrance. Ce livre à la fois audacieux, ludique et pédagogique offre un regard inédit sur le cinéma français vu à travers le prisme d’une institution prestigieuse, comme en témoignent les nombreuses photographies inédites qui l’illustrent. Ce très bel ouvrage à posséder absolument, on le doit non seulement à Serge Toubiana, président d’Unifrance, mais surtout à Isabelle Giordano, ex-directrice de l’institution depuis juillet 2019. Il n’en fallait donc pas plus pour que la rédaction de Gone Hollywood  ne parte à sa rencontre au terme de six années passées à la tête d’une institution dont elle a accompagné « le virage numérique » avec ferveur, dévotion… Et réussite. *

L’amour du cinéma français

Christopher Poulain : Pourquoi avoir quitté la direction d’Unifrance au mois de juillet dernier ?

Isabelle Giordano : J’ai travaillé six ans pour Unifrance. C’était une expérience magnifique. J’avais juste envie de faire autre chose. Aujourd’hui, je m’intéresse à de nouveaux chantiers absolument passionnants avec le pass Culture dont j’assure la présidence. Comme vous voyez, je continue encore d’évoluer dans le domaine de la culture et de la transmission… Mais avec d’autres enjeux.  

Quelle image aviez-vous d’UniFrance avant votre arrivée ?

J’avais l’image associée à celle de Daniel Toscan du Plantier. Je ne connaissais pas exactement et avec précision les missions d’Unifrance. J’en ai beaucoup parlé avec Régine Hatchondo, anciennement au poste de directrice générale, qui m’a beaucoup appris, beaucoup briefé.

Isabelle Giordano à la soirée d’ouverture « Rendez Vous With French Cinema » le 1er mars 2017 © Dessalles-Guerin/Bestimage

Elle a brillamment assuré le passage de témoin à l’époque par ailleurs. J’avais l’image de ce cinéma français qui voyage et qui arrive à fasciner des gens du monde entier à travers des personnages iconiques comme Isabelle Huppert. J’avais l’image d’un très bel outil et d’une belle mission pour communiquer l’amour du cinéma français. 

 Quels étaient vos objectifs lors de votre nomination ?

Mon rôle était de mieux faire connaître le rôle d’Unifrance en discutant. Il me fallait me plonger totalement dans cet univers. J’ai découvert quelques « pépites », aussi bien grâce à des rencontres humaines que cinématographiques. Mais surtout, j’ai découvert une mission très noble… Et j’ai aussi découvert le soft power (rire). J’ai découvert un incroyable potentiel pour faire connaitre le cinéma français et je me suis dit que c’était dommage que cela soit trop peu méconnu. Il y a eu le panache de Daniel Toscan du Plantier qui a été associé aux années 80, particulièrement au cinéma d’alors et aujourd’hui, avec les enjeux du numérique et la transformation du monde. Mon propos pendant 6 ans a été d’assurer la transition d’Unifrance vers le XXIe siècle.

Qu’avez-vous appris au sein d’Unifrance ?

J’ai d’abord découvert des pays que je ne connaissais pas. J’ai ensuite beaucoup discuté avec ceux que j’appelle « les experts », ceux qui sont là depuis très longtemps au sein d’Unifrance. Je pense notamment à ceux qui travaillent pour les pays de l’Europe de l’Est, la Russie… On va dire que j’ai appris les relations internationales. Oui, on va dire ça comme ça. (rire) 

Daniel Toscan du Plantier © Eric Gaillard/AFP/Getty Images

Alain de Greef © Xavier Lahache/Canal +

Un parcours prestigieux

Votre parcours est assez incroyable pour ne pas dire prestigieux. Vous avez été journaliste à la télévision sur Canal+, sur France Télévisions. Vous avez été journaliste à la radio sur France Inter. Vous avez été directrice générale d’Unifrance, donc. Vous publiez des livres. Vous êtes une personne engagée. Vous êtes marraine de l’association Les Toiles enchantées

Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte sur Wikipedia (rire). J’étais associée aux Toiles enchantées mais je ne le suis plus et je crois que ça n’existe même plus. J’ai créé pour ma part en 2006 ma propre association Cinéma pour tous. J’ai souhaité montrer des films, organiser des débats pour des gens qui vont rarement au cinéma, principalement pour des publics plutôt jeunes et issus de milieux défavorisés comme on en trouve notamment en banlieue. Aujourd’hui, on a la chance de s’étendre à travers la France avec des projections à Rouen et à Lyon par exemple… Et ça marche très bien ! Cinéma pour tous s’est également associé à un autre collectif qui s’appelle L’ascenseur, dédié à l’égalité des chances. Ça fait son bout de chemin et j’en suis ravie.

D’où vient cet amour pour le cinéma, vous qui avez commencé dans le journalisme « généraliste » ?

Comme beaucoup de gens, j’étais passionnée par le cinéma. Lorsque j’étais lycéenne puis étudiante à Sciences Po, je ne pensais vraiment pas du tout que je pouvais lier mes deux passions, le cinéma et le journalisme. Tout est venu par hasard comme souvent les choses importantes dans la vie. C’est surtout Alain de Greef qui m’a proposé une émission sur le cinéma alors qu’avant je faisais toutes sortes de choses dans le domaine du journalisme.

Isabelle Huppert et Isabelle Giordano à Cannes, en 2017© Variety/Rex/Shutterstock

I LOVE FRENCH CINEMA

Quelle a été votre implication dans la publication d’un si bel ouvrage consacré à UniFrance ?

J’en suis l’initiatrice. J’ai voulu absolument qu’on fête les 70 ans d’Unifrance de plusieurs manières et notamment à travers un livre qui restera, par goût du passé, par goût de l’avenir. Je voulais absolument qu’il y ait une trace car la mémoire est volatile. Les gens s’en vont et disparaissent. Je me suis permis de regarder les archives d’Unifrance. Quelle richesse ! Mais c’était particulièrement désordonné. Je me suis dit qu’il fallait consolider cet héritage en inscrivant noir sur blanc toute cette mémoire.  Je pense que c’est un bon moyen pour envisager les 70 ans à venir. C’est même peut-être la meilleure manière de regarder devant soi : regarder le passé, essayer de se construire et de se reconstruire dans une période qui est en pleine évolution.

Combien de temps a-t-il fallu pour concevoir ce livre ?

Je crois que si l’on part dès le début de la mission, des archives au bouclage du livre, cela a dû prendre un an et demi. C’était un travail collectif qui a permis d’associer le personnel d’Unifrance sous la direction de Sébastien Cauchon (à la tête de la communication), qui a joué un très grand rôle, et puis une autre équipe, celle des éditions du Cherche midi. On a procédé à la manière d’un comité éditorial à partir de là pour envisager ce travail de taille, c’est le moins qu’on puisse dire. On a également eu besoin d’avoir les autorisations des artistes. On a fait des quantités de mails pour solliciter des témoignages, pour acheter certaines photos afin de pouvoir les utiliser. On avait surtout envie de les faire participer pour que ça soit un livre le plus collectif possible avec des noms prestigieux comme ceux d’Isabelle Huppert, Catherine Deneuve, mais aussi des réalisateurs connus français ou internationaux, et donc d’associer les équipes d’Unifrance.

Comment envisager-vous l’avenir du cinéma français ?

L’avenir du cinéma est complexe. Il est au cœur du réacteur avec les enjeux du numérique. Il y a des nouveaux modes de distribution. Et en effet, il y a un énorme travail de réflexion dans toute la profession. Ça se voit. Ça se joue, vous le voyez bien, au Festival de Cannes. Il faut essayer toujours plus fort et encore plus fort. L’époque où l’on parlait de François Truffaut partout et où Brigitte Bardot était connue dans le monde entier existe-t-elle encore ? Je ne sais pas, mais je sais qu’il faut avancer et on a les talents nécessaires pour cela. Il faut s’appuyer sur les leviers de croissance actionnés par des réalisateurs audacieux, par des gens de grand talent capables de faire entendre le cinéma français partout.

Martine Carol, en 1950 © DR

Il faut aussi, et ça c’est le grand enjeu d’Unifrance, trouver un public. C’est bien beau d’avoir de très bons films et de grands réalisateurs mais il faut aussi qu’ils aient un public pour les regarder dans les salles de cinéma et sur les nouvelles plateformes. Là aussi c’est une nouvelle manière d’envisager les choses.

Du cinéma pour tous 

Le boom de la SVOD ne représente-t-il pas un frein à la promotion du cinéma français dans les salles à travers le monde ?

Au contraire, on n’a jamais autant regardé de cinéma français grâce aux nouveau moyens de communication et notamment aux plateformes de vidéo à la demande comme Netflix. C’est une bonne chose. Il ne faut pas résonner avec notre seul prisme. Nous sommes l’un des pays au monde où il y a le plus de salles de cinéma alors que dans d’autres, l’accès à ces salles reste compliqué. Autant dire que la probabilité d’y projeter un film français est minime. Par exemple, grâce à Netflix, la série Dix pour cent (2015-2019) de Cédric Klapisch a pu mieux se faire connaître et aussi bien marcher à l’étranger. Idem pour le film Divines (Houda Benyamina, 2016) ou encore l’oeuvre de François Ozon…  Il faut surtout en faire un allié. Tout est une histoire de négociations. C’est passionnant parce qu’on reste dans un esprit de collectif.  

Justement, avez-vous Netflix ?

Oui. Je regarde surtout beaucoup de documentaires. (rire)

Dix pour cent (2015-2019), de Cédric Klapisch © Ce Qui Me Meut

Divines (2017), de Houda Benyamina © Diaphana

Quels sont vos projets ?

Je suis présidente du comité stratégique du pass Culture **. J’ai vraiment envie que ce nouveau chantier de taille soit une réussite. Pour le moment, quelques expérimentations ont été menées dans certaines régions de France. L’enjeu reste d’obtenir un outil qui soit national.  Il n’y a rien de plus intéressant que l’accès à la culture. C’est ce que j’ai fait pendant douze ans avec Cinéma pour tous. C’est un domaine que je connais bien. Au fond je retrouve les problématiques rencontrées chez Unifrance : comment touche-t-on les gens ? Comment peut-on les intéresser pour aller voir un film d’Ozon par exemple, quand on est face à un jeune américain, un jeune africain ? Comment arrive-t-on à créer du désir et à faire en sorte qu’un jeune ait envie d’aller dans une salle de cinéma, envie d’accéder à la culture française ? C’est très intéressant.

Avez-vous de nouveaux projets littéraires en cours ?

J’ai écrit un livre sur Alain Delon qui sera publié fin octobre aux éditions Gallimard, après avoir déjà travaillé par le passé sur Catherine Deneuve et Romy Schneider. J’ai également d’autres projets en cours, sur mon expérience à Unifrance, sur le pourvoir du soft power français… Je reste journaliste. Et quand on est journaliste un jour, on l’est pour toujours (rire). 

Vous avez tellement « nagé » dans le milieu cinématographique qu’il ne serait pas étonnant de vous voir un jour réaliser un film. N’en avez-vous jamais eu l’envie ? 

Non, jamais. C’est un autre métier. J’aime mon métier de passeuse, de transmetteuse. Vous pouvez me mettre là, debout au Champs-de-Mars, je pourrais parler de films, de cinéma aux gens qui passent. C’est un très beau métier, et j’adore mon métier de journaliste.   

* Propos recueillis à Paris, le 30 août 2019.

** Le Ministère de la Culture a créé une société pour gérer la mission du pass Culture, dispositif porté par le ministère, qui a pour but de faciliter l’accès des jeunes à la culture. Un comité stratégique a été constitué, présidé par Isabelle Giordano, et un premier bilan sera publié à la rentrée après les premiers mois d’expérimentation.

Copyright photo de couverture : Patrick Swire / Unifrance films