Intérieur. Nuit. Salle Pleyel. Une chape de plomb vient de s’abattre sur les membres de l’Académie des César : le verdict est tombé. « Le César de la meilleure réalisation est attribué à Roman Polanski pour J’accuse. » Les professionnels de la profession solennellement réunis couronnent celui dont personne n’ose plus prononcer le nom. Le cinéaste, absent, n’a jamais été aussi présent à l’écran. Son portrait s’affiche carrément plein cadre, reléguant ses compétiteurs hors-champ. Une invective brise alors le silence. « La honte ! » Les regards se détournent de la scène vers une actrice restée bord cadre : Adèle Haenel. Les caméras de Canal + amorcent un panoramique en plongée pour suivre sa sortie de champ fracassante. Stupéfaction générale dans l’assemblée. La comédienne s’indigne de la récompense solennelle accordée à une culture qui assume depuis trop longtemps la négation de son corps. « Continuez votre révolution sans nous. » La cérémonie reprend son cours, signant le divorce des artistes d’avec un monde qui se fait du (très mauvais) cinéma. La révolte se poursuit en coulisse sous l’objectif de Paris Match cette fois. Adèle rythme sa marche révolutionnaire de battements de mains. « Bravo la pédophilie ! » scande-t-elle. Le poids des mots, le choc des photos. Caméra au poing, le journaliste la suit en travelling latéral, mouvement d’appareil redevenu affaire de morale l’espace d’un instant. Sortie de champ de l’actrice. Clap de fin. La captation de l’événement, relayée en boucle depuis par les médias, interroge l’expérience qu’en fait le spectateur investi malgré lui dans ce régime d’images.
LE CORPS FÉMININ A L’ÉCRAN
Revoir la dernière Cérémonie des César comme un objet filmique conscientisé, ou non, met à jour la problématique de la représentation du féminin à l’écran. Le corps d’Adèle Haenel ne cesse en effet de se soustraire aux caméras impatientes de la dominer. Son refus de se laisser érotisé nous renvoie à la scopophilie « acquise » du spectateur, à savoir le plaisir à posséder l’objet de son regard. Le processus à l’œuvre participe ainsi à une construction historique et sociale du désir envisagé sous le prisme du voyeurisme. Cette fétichisation du corps, l’universitaire Laura Mulvey la déconstruisait déjà en 1975 dans un article du magazine britannique Screen, Visual Pleasure and Narrative Cinema, qui passait le cinéma classique hollywoodien au crible des théories psychanalytiques de Freud et de Lacan. L’auteure posait alors les bases d’une réflexion autour d’une culture audiovisuelle patriarcale conçue pour flatter les pulsions scopiques inconscientes du public masculin. Le male gaze ainsi théorisé renvoyait donc chacun à une relecture de son panthéon cinéphile intime. Quelle stupeur à découvrir que les films qui ont forgé notre regard se fondent sur l’authentification à un héros « fort » et à des starlettes interchangeables jetées en pâture à la caméra pour « assurer le spectacle » ! Laura Mulvey poursuivra sa réflexion six ans plus tard avec la publication d’un second texte, Afterthoughts on ‘Visual Pleasure and Narrative Cinema’ inspired by King Vidor’s Duel in the Sun (1946), cette fois-ci consacré aux spectatrices et à la possibilité que leur laissent les westerns de s’identifier avec leurs cowboys, archétypes de la virilité à l’âge classique. L’auteure met plus particulièrement en exergue la nécessaire recontextualisation de la réception des œuvres in situ – comprenez la salle de cinéma – pour envisager la construction du female gaze. Entretemps, elle aura mis ses théories à l’épreuve de la pratique en réalisant pour la BFI une série de films avant-gardistes avec son compagnon de l’époque, Peter Wollen, premier universitaire anglo-saxon à avoir introduit le structuralisme et la sémiotique dans le champs des études cinématographiques – se référer à son essai Signs and Meaning in the Cinema (1969)– et co-scénariste d’Antonioni sur Profession : Reporter (1975). Leurs œuvres interrogent notamment la construction des mythologies féminines (Queen of the Amazons, 1974 ou encore Riddles of the Sphinx, 1977) pour mieux déconstruire le regard de la société patriarcale qui les a forgées.

Laura Mulvey © DR
DU MALE AU FEMALE GAZE
A trente ans de distance, la cinéaste américaine Nina Menkes poursuit la réflexion entamée sur le langage visuel de l’oppression au gré de ses réalisations et conférences. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une discussion organisée à Sundance en 2018, Sex and Power, qu’elle raconte le cheminement de sa pensée critique échaudée par ses travaux universitaires et artistiques depuis les années 90. Ses analyses filmiques mettent en évidence l’assimilation inconsciente d’une syntaxe genrée par les cinéastes masculins comme féminins pour mettre en scène des œuvres célébrées unanimement de par le monde. Cadrages et éclairages participent ainsi à la marginalisation et à l’objectification du genre féminin dans les filmographies prestigieuses des Hitchcock, Welles, Scorsese, Godard, Tarantino, Aronofsky et consorts. Autant dire que les révélations autour des pratiques abusives de l’intouchable Harvey « Scissorhands » Weinstein en 2017 n’avaient rien pour l’étonner. Menkes fustige, elle, depuis trente ans dans son coin les films remontés sauvagement avant leur sortie en salle par des producteurs phallocentrés pour satisfaire un public du même acabit. Le glamour de l’âge d’or hollywoodien aurait-il donc tué le genre féminin à l’écran ? Cette prise de conscience finalement pas aussi récente que d’aucuns le prétendent met désormais sur le banc des accusés les acteurs d’une industrie patriarcale et leur culture du viol pleinement assumée. Un simple coup d’œil à une étude récente du Geena Davis Institute on Gender Media * révèle les conséquences ahurissantes de la marginalisation du sexe féminin dans l’industrie culturelle globalisée. On ne retrouve par exemple que 20% de femmes à la production des 250 plus gros succès du box-office américain en 2018. Si Hollywood peine encore à mettre ses pendules à l’heure de l’inclusion – on pense ici à Birds of Prey de Cathy Yan, sorti cette année, ou encore à la première fiction de la documentariste Liz Garbus, Lost Girls, disponible depuis le 13 mars sur Netflix -, la France fait figure en revanche de mauvais élève avec ses pourcentages tous aussi désolants. Une étude publiée par le CNC l’an dernier ** démontre ainsi que 27% des films français « agréés en 2017 sont réalisés ou co-réalisés par des femmes ». A sa suite, le Collectif 50/50 révèle deux ans plus tard que 37% des journalistes ayant rédigé au moins une critique entre mai 2018 et avril 2019 sont des femmes. Parmi elles, Iris Brey, qu’on peut lire entre autres chez Les Inrockuptibles, met à profit son bagage universitaire importé des États-Unis dans son essai consacré au regard féminin, Une révolution à l’écran (éd. de l’Olivier, 2020). Après avoir signé une œuvre-somme sur la représentation de la sexualité féminine dans les séries américaines (Sex and the series, toujours disponible sur OCS), voici qu’elle n’entreprend pas moins que de théoriser le female gaze en digne émule de Laura Mulvey. Son livre convoque la phénomonélogie de Merleau-Ponthy et la déconstruction du genre, à la suite de Judith Butler, pour ramener le spectateur à sa plus simple expression de corps regardant. « Le sens caché des images » produites par les cinéastes nous rappelle le rôle crucial du 7e art dans son pouvoir d’incarnation.
Résister à l’objectification des corps féminins, comme l’a fait dernièrement Petty Jenkins avec sa version de Wonder Woman, ouvre ainsi la voie à une nouvelle conception esthétique du désir sous la plume de l’auteure. Iris Brey analyse à cet effet les mises en scène de ses contemporains dans des œuvres aussi bien mainstream (Thelma et Louise, R. Scott, 1991) que confidentielles (Simone Barbès ou la Vertu, M-C. Treilhou, 1980) voire radicales (Multiple Orgasms, B. Hammer, 1976). De sa lecture souvent sans concession émerge la théorisation du female gaze donc, un regard « libéré » qui permet de renouer le dialogue jusque-là interrompu entre les personnages, mais aussi entre les films et leurs spectateurs. Soucieux à notre tour d’ébranler un peu notre passion du cinéma, histoire de ne pas se satisfaire d’une cinéphilie académique et pantouflarde, nous avons rencontré Iris Brey pour l’interroger sur son nouveau rapport critique aux images mais aussi la consulter sur les films et séries à « binge-watcher » en quarantaine prolongée. ***

Iris Brey à Paris, le 3 février 2020 © Jean-François Robert/Télérama
LE REGARD FÉMININ A L’ÉCRAN
Boris Szames : Existe-t-il selon vous en tant que spectateur une expérience ontologiquement voyeuriste et bienveillante ?
Iris Brey : La bienveillance peut complètement coexister avec la notion de voyeurisme parce que ce sont au contraire souvent les spectateurs et les spectatrices qui, me semble-t-il, sont mis dans la position de voyeurs sans l’avoir recherché pour autant. Chacun peut se sentir forcé par la caméra à adopter un point de vue sans en avoir manifesté l’envie. Pour ma part, je pense que la cinéphile que je suis aujourd’hui a changé par rapport à celle que j’étais il y a quinze ans. En tant que spectatrice, je suis beaucoup plus attentive aux réactions de mon corps dans la salle de cinéma. J’essaie de moins intellectualiser les films et notamment de moins essayer de comprendre les références cachées dans une oeuvre. Il y a encore dix ans, j’avais l’impression qu’être cinéphile impliquait de faire partie des happy fews, d’un cercle restreint de spectateurs capables de saisir la moindre référence dans les films.
Comment un(e) spectateur(-trice) peut-il faire l’expérience de la féminité à l’écran ? Le concept de genre au cinéma n’est-il pas à réfléchir de manière plus « fluide » qu’en termes binaires ?
On peut faire l’expérience du féminin à l’écran en choisissant les films qu’on va voir en salle ou chez soi. Les expériences, elles, sont multiples. Personne n’oblige à les réfléchir de manière binaire. Ces interrogations sont liées à nos représentations, principalement celles d’hommes cisgenres aisés qui conditionnent en retour nos expériences de cinéma. Quand le spectre des représentations se sera enfin élargi de manière conséquente, il sera beaucoup plus possible de multiplier les expériences. Si on remonte aux origines du cinéma, on découvre que Hollywood a été créé par les femmes, et notamment Mary Pickford, Dorothy Arzner ou encore Alice Guy-Blaché que j’évoque dans mon livre. Un très bon documentaire sur le sujet a d’ailleurs été réalisé par les sœurs Kuperberg [Et la femme créa Hollywood, disponible aux éditions Montparnasse depuis 2018 dans le coffret Il était une fois Hollywood, N.D.L.R.] L’arrivée du parlant à Hollywood amorce la disparition des femmes dans l’industrie du cinéma comme à l’écran.
Le regard d’un(e) cinéaste est-il vraiment genré selon vous ? Le female gaze ne passerait-t-il pas plutôt par une rééducation du regard masculin ?
C’est aux cinéastes de répondre à cette question, du moins s’ils ou elles ont envie de se la poser. Une cinéaste ne garantit pas en effet le female gaze dans son oeuvre. N’envisageons pas non plus le regard masculin en termes de rééducation mais plutôt de déconstruction. Il n’y a rien à corriger, seulement d’autres regards qui peuvent exister. L’émergence du regard féminin demande donc aux cinéastes de se poser la question du point de vue adopté pour filmer les corps à l’écran. Ont-ils envie de prendre du plaisir en objectifiant les corps féminins ou bien d’inventer autre chose ? Parmi la nouvelle génération de cinéastes, Céline Sciamma, Justine Triet et Julia Ducournau ont envie que les corps féminins incarnent ce nouveau désir.

Alice Guy-Blaché et son équipe masculine sur le tournage de La Vie du Christ, en 1906 © Splendor Films

Céline Sciamma entourée d’Adèle Haenel et de Noémie Merlant à Cannes, en mai 2019 © Ian Langsdon/EPA-EFE/Shutterstock
Le cinéma de genre n’offrirait-il pas une fenêtre de tir de premier choix pour le female gaze ? On pense notamment à la relecture récente de l’Homme Invisible par Leigh Whannell…
Je n’ai pas encore eu le temps de découvrir Invisible Man, malheureusement. Du reste, le cinéma de genre peut être en effet très intéressant pour le regard féminin puisqu’il met souvent en avant des corps désirants qui remettent en question notre norme. C’est ce qu’a fait récemment Julia Ducournau avec son film Grave [sorti en 2016, le long-métrage suit l’entrée en école vétérinaire d’une adolescente, issue d’une famille de végétariens, qui découvre « sa vraie nature » en mangeant de la viande crue pour la première fois de sa vie, N.D.L.R.] Le cinéma de genre nous fait éprouver ce qui se passe à l’écran, écran auquel il pense lui-même comme si c’était une peau. Réfléchir à l’écran comme peau permet en effet de réfléchir à une rencontre plutôt qu’à un dialogue. Cette dimension m’intéresse beaucoup et elle reste encore à explorer aujourd’hui.
Dans une interview à propos de son biopic sur Marie Curie, Marjane Satrapi affirme : «Autrefois, à l’écran, les personnages féminins devaient être serviables et très sensuels. Ils sont ensuite devenus badass [« durs à cuire »], mais ont dû au passage sacrifier leur féminité. » La femme badass ne serait-elle pas plutôt l’apanage du cinéma de genre ?
Je ne pense pas que le cinéma de genre produise exclusivement la figure de la femme « badass ». Il faudrait déjà définir cet archétype et le déconstruire. Une femme badass n’assure pas non plus l’émergence d’un regard féminin. C’est un terme qu’on a beaucoup utilisé au cinéma ces derniers temps, mais je ne suis pas sûre de ce qu’il incarne réellement. Qu’est-ce que le féminin aujourd’hui après tout ? Si on regarde du côté de chez James Cameron par exemple, ce n’est pas parce que le personnage de Ripley [incarné par Sigourney Weaver dans Aliens, N.D.L.R.] a une apparence masculine qu’il n’y a pas une forme de féminité dans sa virilité. On peut incarner la féminité et la puissance de bien des manières sans forcément rentrer dans les termes de badass ou de « femme puissante », qui pour moi enferment beaucoup plus qu’autre chose.
LA QUESTION DES GENRES
Pourquoi envisagez-vous la question du female gaze par le seul prisme de l’esthétique au détriment d’une approche plus sociologique ?
Je suis issue d’une formation universitaire en cinéma et non en sciences sociales. Je ne suis donc pas sociologue des images. Quand on me parle de cinéma, c’est avant tout pour évoquer une certaine approche esthétique ou une idée de mise en scène qui sert de point de départ pour réfléchir à l’image qu’elle produit. D’un autre côté, le risque consisterait à plaquer un discours social sur une image. D’autres universitaires peuvent toujours apporter des lectures complémentaires à travers le prisme de la sociologie et des Cultural Studies, ce qui est aussi très intéressant.
Vous évoquez dans votre livre la marginalité des œuvres radicalement « female gaze ». Cette radicalité « ghettoïsante » ne signe-t-elle pas son impossible débordement dans des œuvres plus populaires ?
Une œuvre mainstream ne perd pas forcément de sa radicalité en s’adressant à un très large public. La radicalité peut au contraire produire une contre-culture toute aussi passionnante. Titanic est à ce titre un film radical, bien que très grand public, qui raconte une histoire d’amour affranchie des codes auxquels le cinéma avait habitué spectateurs et spectatrices. James Cameron décide de ne pas réutiliser le trope de la jeune femme qui tombe amoureuse d’un prince charmant et d’une union qui se fait à travers la domination. Les personnages principaux ne sont pas issus du même milieu social. Leur relation amoureuse se réfléchit à partir de là en termes d’égalité. A aucun moment, le personnage féminin principal ne se retrouve sexualisé ou objectifié, ce qui est extrêmement rare dans un blockbuster.

La révolution du female gaze prend-elle le même chemin que les revendications en faveur d’un queer gaze ?
On parle de la queer theory aux États-Unis depuis très longtemps, au moins depuis les années 70. Selon moi, un film queer ne pense plus du tout à des représentations de personnages gays ou lesbiens, mais réfléchit aujourd’hui aux rapports de domination. En France, on a encore du mal à utiliser le terme « genre ». Je pense aussi que la culture du cinéma est beaucoup plus politisée et inclusive aux États-Unis. Selon moi, la critique française est majoritairement tenue par des personnes qui ne s’intéressent pas à ces questions. Peut-être que ça ne fait peut-être pas partie de leur environnement ou de la manière dont elles ont appris à parler du cinéma.
La critique et le cinéma occidentaux assument-ils selon vous une culture, voire une esthétique picturale, du viol ?
Absolument. Dans le cinéma dominant, le viol est représenté comme un acte érotique, du point de vue masculin. Nous avons très peu réfléchi jusqu’ici à l’intersection entre le féminisme et la sexualité. Le philosophe Paul Preciado questionne, lui, par exemple, l’histoire de la sexualité en interrogeant comment Michel Foucault, l’auteur du plus grand texte sur l’histoire de la sexualité, a complètement omis les textes féministes de sa lecture. Notre histoire a été écrite sans réfléchir au genre féminin et au féminisme.
Le female gaze, considéré comme nouveau langage, n’inviterait-il pas tout simplement à créer une nouvelle forme de média, voire de médium, mais aussi à réfléchir à nouveau les rapports de domination dans la production et l’analyse audiovisuelle ?
J’en suis tout-à-fait convaincue. Je pense qu’à partir du moment où on commence à interroger les rapports de domination qui existent sur nos écrans, il faut aussi interroger la manière dont l’industrie opère. C’est ce que le Collectif 50/50 est en train de faire. Il faut absolument réfléchir aux rapports de domination qui existent également sur un plateau.

En attendant, quels films « female gaze » conseillerez-vous pour un peu de binge-watching ?
Wanda de et avec Barbara Loden, Wonder Woman de Patty Jenkins, Carol de Todd Haynes, Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou, et Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, bien sûr !
* Rewrite Her Story International Report, 2019.
** La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle, mars 2019.
*** Propos recueillis par téléphone, le 9 mars 2020.