Louis B. Mayer, grand mogol colérique à la tête de la MGM, aurait eu la furieuse envie d’excommunier Billy Wilder après avoir découvert Sunset Boulevard. Comment l’ancien petit scribouillard au service de Lubitsch osait-il mordre la main qui l’avait nourri ? Promis au crépuscule, le studio sytem avait alors déjà recraché la star du film, Gloria Swanson, vamp spectrale dont la carrière ne redécollerait jamais. Un documentaire inédit de Jeffrey Schwarz (I Am Divine, 2013) met au jour sa tentative désespérée de lustrer sa bonne étoile en transposant Sunset Boulevard à Broadway. Fascinant.
Boris Szames : On pensait tout connaître, ou presque, de Sunset Boulevard grâce aux différents livres et making of qui ont fleuri sur le sujet. Comment le projet d’un musical commandité par Gloria Swanson est-il arrivé à vos oreilles ?
Jeffrey Schwarz : Des rumeurs ont circulé pendant longtemps à propos d’un projet avorté à Broadway. Des bootlegs sont même apparus dans les années 80 sans vraiment savoir d’où ils venaient. Et puis en 2004, Sam Staggs a écrit un livre making of, Close-Up on Sunset Boulevard, où on apprend que Gloria Swanson avait commandé le livret d’une comédie musicale à deux hommes en couple dont personne n’avait entendu parler : Dickson Hughes et Richard Stapley. Je pressentais qu’il y avait beaucoup plus à raconter que ce qu’on trouvait dans ce chapitre. De fil en aiguille, j’ai rencontré des gens en lien avec cette histoire, dont le producteur de théâtre Alan Eichler, un bon ami de Dickson. Alan m’a fait lire le scénario original qu’il lui avait confié. Puis, j’ai poursuivi mes recherches dans les archives de Gloria Swanson à Austin, au Texas. On y trouve toutes les partitions, des enregistrements de chansons et des photos d’elle avec les compositeurs. Cette enquête a fourni le scénario du documentaire où on me voit en train d’exhumer cette histoire oubliée.
Quelles modifications ont été apportées au scénario de Billy Wilder et Charles Brackett ?
On ne peut pas améliorer Sunset Boulevard. C’est l’un des meilleurs scénarii de tous les temps, voilà le problème ! Dickson Hughes et Richard Stapley ont apporté beaucoup de changements au scénario original. Ils ont ajouté des chansons qui ont finalement été arrangées par Andrew Lloyd Webber dans les années 90. L’histoire est racontée du point de vue de Norma Desmond contrairement au film où le personnage de William Holden, Joe Gillis, mène la danse. Hughes et Stapley ont même écrit une happy end où Norma ne tire pas sur Joe. Gloria Swanson voulait rendre son personnage plus sympathique. Cette version n’est pas aussi sombre que celle de Billy Wilder.
Sunset Boulevard a de nouveau braqué les projecteurs sur Gloria Swanson au début des années 50. Sa carrière au cinéma n’a pas été relancée pour autant. Pourquoi ?
Gloria Swanson avait commencé à faire des films très jeune, du temps du muet. Cecil B. DeMille l’a aidée à créer son personnage de vamp glamour et voluptueuse. Dans les années 20, elle inspirait énormément de jeunes filles qui rêvaient de devenir comme cette créature de l’écran incroyablement magnifique. Sa renommée s’étendait bien au-delà des États-Unis. Elle était plus grande que Lady Gaga, plus grande que Rihanna. C’était assez inédit à l’époque. Le concept de star venait à peine de naître. Et puis le son est arrivé dans les années 20. Gloria Swanson avait un joli brin de voix, mais elle a essentiellement tourné des films assez médiocres, dont un avec Laurence Olivier. Elle n’a plus jamais atteint le même niveau de célébrité, mais elle a appris à rebondir. Gloria Swanson a été l’une des premières actrices hollywoodiennes à avoir sa propre émission télévisée en direct et une ligne de vêtements. Sa personnalité faisait d’elle une star. Quand Billy Wilder lui a offert Sunset Boulevard, c’était une sorte de nouveau départ dans sa carrière. Elle n’avait plus joué au cinéma depuis longtemps. Le public ne l’avait pas oubliée, et son personnage avait beaucoup de points communs avec elle. Mais contrairement à Norma Desmond, Gloria Swanson ne vivait pas dans le passé. L’énorme succès du film lui a donné l’espoir de décrocher un Oscar face à Bette Davis. Malheureusement, l’Académie lui a préféré Judy Holliday dans Comment l’esprit vient aux femmes. On ne lui a plus jamais offert de grand rôle après ça. Pour rester dans la lumière, elle a donc eu l’idée de revister son plus grand succès au cinéma sous la forme d’une comédie musicale. Voilà comment tout a commencé.
On aurait pu imaginer Gloria Swanson relancer sa carrière chez Hitchcock ou Mankiewicz…
Vous imaginez un peu ? Gloria Swanson avait 50 ans. Sa seconde partie de carrière aurait pu être prodigieuse ! Jennifer Lopez arrive encore à tourner au même âge aujourd’hui. Mais à l’époque, la cinquantaine rimait avec date de péremption. Bette Davis et Joan Croawford ont eu beaucoup de chance de poursuivre leur carrière dans le cinéma de genre. On a dû proposer à Gloria Swanson des films d’horreur aussi, mais elle a sûrement jugé ces rôles indignes d’elle. Les opportunités n’ont pas manqué. Peut-être qu’elle est passée à côté à force de s’entêter. Il n’y a plus jamais eu un rôle aussi grand que Norma Desmond pour elle.
Norma Desmond n’aurait-elle donc pas dévoré Gloria Swanson ?
C’est une bonne question. Beaucoup de gens ont cru qu’elle jouait son propre rôle dans Sunset Boulevard, d’autant plus que Billy Wilder l’avait réunie avec Erich von Stroheim, qui l’avait dirigée dans les années 20. On l’a tellement identifée à ce personnage qu’il a été impossible après de la voir autrement. L’histoire s’est reproduite avec Richard Stapley, un beau jeune homme comme Joe Gillis, dont elle est tombée amoureuse. Ce parallèle avec Sunset Boulevard m’a donné envie de me plonger dans cette histoire dont personne ne savait rien.



UN BOULEVARD POUR GLORIA
Le projet du musical naît dans la foulée de la sortie de Sunset Boulevard. Billy Wilder a-t-il mis été au courant ?
Je pense que Gloria Swanson lui en avait parlé. Au cours de mes recherches, j’ai découvert des lettres qu’elle avait envoyées à Erich von Stroheim. Elle voulait qu’il joue dans la comédie musicale. Elle lui a même rendu visite à Paris pour lui en parler. Mais Von Stroheim était trop malade à l’époque pour s’engager dans le projet. Vous les imaginez un peu chanter tous les deux sur scène ? Ça aurait donné un spectacle étrange mais fascinant !
Hollywood n’avait pas encore non plus pour habitude d’exporter ses grands succès vers Broadway.
On adaptait déjà des comédies musicales de Broadway au cinéma, mais pas l’inverse. Ou alors c’était extrêmement rare. Dans le cas de Sunset Boulevard, le projet allait à l’encontre du genre. C’était une comédie musicale très sombre et cynique, l’inverse de ce qu’on produisait dans les studios hollywoodiens où il fallait que tout soit joyeux et enlevé.
Comment Gloria Swanson a-t-elle eu l’idée de confier son projet à deux musiciens relativement inconnus et non à un librettiste plutôt rôdé comme Oscar Hammerstein II ?
Dickson et Richard avaient une vingtaine d’années. Ils étaient jeunes et sans le sou. Richard avait été acteur, mais sa carrière n’avait pas vraiment décollé. Il s’était donc réinventé comme auteur-compositeur avec Dickson. Ils ont rencontré Gloria Swanson pour lui proposer ce qu’on appelait à l’époque une « revue musicale ». Elle les a écoutés poliment, mais elle a refusé. La seule comédie musicale qui l’intéressait, c’était Sunset Boulevard. Gloria Swanson avait sûrement une petite idée derrière la tête quand elle a accepté un rendez-vous avec eux. Elle croyait beaucoup aux forces du destin. Ces deux hommes n’étaient pas arrivés sur son chemin par hasard. Elle leur a donc proposé le projet spontanément. Les idées de Dickson Hughes et Richard Stapley lui plaisaient beaucoup.
Sunset Boulevard arrivera finalement sur scène en 1993 grâce à Andrew Lloyd Webber.
Andrew Lloyd Weber a réussi à acquérir les droits du film pour composer un livret différent du leur et le mettre en scène à Londres puis à Broadway. Il y avait une distribution prestigieuse : Glenn Close, Patti LuPone, Elaine Paige. La pièce a été un énorme succès. On l’a jouée pour la dernière fois à la fin des années 2000. Personne n’a plus eu l’idée d’écrire une autre version du scénario. La Paramount a même envisagé d’adapter la comédie musicale de Broadway en film avec Glenn Close ! Je n’arrive pas à imaginer qu’Andrew Lloyd Weber n’ait pas entendu parler du projet de Dickson Hughes et Richard Stapley. Du moins, j’espère qu’il verra mon documentaire et qu’on pourra en parler !
Pourquoi les studios Paramount ont-ils opposé leur veto à Gloria Swanson ?
C’est un mystère. Un vieux producteur qu’elle connaissait bien depuis les années 20 lui avait d’abord donné son aval. Peut-être y a-t-il eu un problème de droits ? Gloria Swanson n’avait pas tout le temps le sens du business, même si c’était une femme d’affaires. Quand elle est revenue avec un livret, on lui a refusé les droits du scénario parce que Paramount envisageait de développer un projet pour la télévision, comme l’atteste la correspondance de Gloria Swanson avec les cadres du studio. Les producteurs ne voyaient pas l’intérêt d’exploiter ce titre de leur catalogue à Broadway. Gloria Swanson a eu le coeur brisé qu’on ne lui donne pas la permission de concrétiser son rêve. Elle n’a jamais vraiment abandonné l’espoir d’y arriver. Peut-être qu’un jour son idée deviendra un film ou une série. C’était d’ailleurs mon projet avant de me rendre compte que je pouvais faire un documentaire avec tous les documents à ma disposition. Mais je n’ai pas perdu espoir d’en faire une fiction un jour ou l’autre.



LE CRÉPUSCULE DES DEUX
Votre documentaire témoigne aussi de la difficulté de vivre « dans le placard » et de travailler à Hollywood sous le règne des studios.
J’ai voulu réaliser le film pour cette autre raison. Dickson Hughes et Richard Stapley ne pouvaient pas se montrer en couple. Ils se présentaient comme des camarades de travail, tout au plus comme des colocataires. Deux hommes ne pouvaient pas vivre leur amour ouvertement dans les années 50, encore moins à Hollywood où les studios étaient au courant de tout : qui était gay, lesbienne, etc. Les journalistes savaient tout eux aussi. Il fallait vraiment être très mal informé pour ignorer que Rock Hudson était homosexuel. Mais personne n’aurait osé en parler à haute voix à Hollywood. Les stars devaient signer des clauses de moralité pour éviter de salir leur réputation et celle du studio qui les employait. Ces histoires-là se retrouvaient dans la presse people de l’époque comme Confidential. Et même là, ça n’était pas dit ouvertement. On y trouvait des allusions dans des expressions du genre « lavender marriage », pour designer désigner des unions de façade. Charles Laughton, un bisexuel notoire, a été marié jusqu’à sa mort à Elsa Lanchester par exemple. Et sa femme n’ignorait pas son goût pour les hommes. Après les scandales sexuels des années 20, Hollywood a resserré la vis sous l’emprise de la censure. Les stars pouvaient faire ce qu’elles voulaient, mais dans le placard.
Gloria Swanson a-t-elle sacrifié l’histoire d’amour de Hughes et Stapley à sa carrière, selon vous ?
C’est une très bonne question. Dickson et Richard formaient un couple heureux avant de s’engager dans l’écriture du musical. L’échec du projet a signé la fin de leur relation. Je ne pense pas que Gloria ait oeuvré intentionnellement à provoquer la rupture, mais c’est ce qu’elle a fini par faire. Elle en pinçait pour Richard, tout en était au courant de ce qui se passait entre lui et Dickson. Hughes et Stapley ne voulaient pas gâcher leur relation avec elle. C’était une grande opportunité professionnelle pour eux. Je pense que Dickson a dû prendre beaucoup sur lui.
Après l’échec de Boulevard, Richard Stapley devient la vedette de la série britannique Man from Interpol sous le nom de Richard Wyler dans les années 60. Cette réinvention naît-elle dans les ruines du projet musical ?
Je ne pense pas. Quand Google n’existait pas, il était encore possible de partir à l’autre bout du monde pour se réinventer. Richard Stapley devient Wyler, tourne des westerns spaghetti et des pastiches de James Bond en Italie sous sa nouvelle identité. Le cas de Richard Wyler est très intrigant. Peut-être qu’il a voulu relancer sa carrière et avoir enfin du succès grâce à un autre nom, ou alors laisser l’ancien Richard aux États-Unis et tout recommencer en Europe. Son succès en Angleterre et en Italie n’a pas duré longtemps. Les rôles se sont faits plus rares à mesure qu’il vieillissait. Il est devenu une sorte de Norma Desmond à son tour, vivant dans le passé, incapable d’affronter la réalité. Il n’arrivait pas à se faire à l’idée de vieillir.
Richard Stapley a consacré les dernières années de sa vie à l’écriture de ses mémoires, To Slip and Fall in LA (Déraper et tomber à Los Angeles). Le manuscrit a-t-il été publié ?
Un ami de Richard l’a encouragé à écrire ses mémoires sur ses vieux jours, du moins à raconter sa version de l’histoire. Elles n’ont jamais été publiées. C’est un texte très décousu et inachevé que j’ai eu la chance de pouvoir lire. On y découvre son point de vue sur sa relation avec Gloria et Dickson sans trop de détails croustillants. Richard appartenait à l’ancienne génération où on passait certaines choses sous silence. Il ne s’ouvrait jamais complètement sur sa vie privée, au contraire de Dickson qui a affiché son homosexualité sur le tard. [Dickson Hughes connaîtra un sort plus heureux que Richard Stapley, devenant chef d’orchestre à New York jusque dans les années 80. Il disparaîtra en 2005, cinq ans avant son ancien amant, mort quant à lui dans la misère, ndlr]
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