« Miyazaki, un réaliste paradoxal » par Eithne O’Neill

par

Hayao Miyazaki Chihiro

Depuis ses premiers travaux pour le studio Toei, Hayao Miyazaki, l’un des réalisateurs d’animation japonais les plus renommés, nous a offert de nombreuses œuvres indéniablement cultes. Alors que ses films visent a priori un public jeune, son oeuvre continue de captiver toutes les tranches d’âge, fascinées par un univers où s’entrecroisent des thèmes aussi variés que l’enfance, l’écologie et  la guerre.

Le Voyage de Chihiro (2001), ne déroge pas à la règle. Le film a été acclamé aussi bien en Allemagne (Ours d’or à la Berlinale en 2002) qu’aux États-Unis (Oscar du meilleur film d’animation en 2003). Avec son monde foisonnant, il offre un terrain particulièrement intéressant dans le cadre d’une analyse, tentant de saisir ses références et ses influences, des contes au folklore japonais, en passant par la littérature occidentale ou tout simplement des éléments de l’époque contemporaine. Dans son livre, sobrement intitulé Le Voyage de Chihiro (éd. Véndémiaire, 2019), Eithne O’Neill, membre du comité de rédaction de la revue Positif, se lance dans le décryptage de l’œuvre de Miyazaki. Le trajet psychique et physique de Chihiro prend ainsi une autre dimension au fil des analyses de l’auteure. Le lecteur en sort lui aussi quelque peu grandi. Afin de comprendre le choix d’un film sorti depuis près de vingt ans, et de comprendre tout le travail de recherche nécessaire à l’analyse d’une œuvre aussi complète, nous sommes donc partis à la rencontre d’Eithne O’Neill. Une tasse de café, une serviette inspirée de La Grande Vague de Kanagawa (Hokusai, 1830) et surtout un large sourire étaient au rendez-vous. Une heure durant, nous avons pu apprécier la véritable passion japonisante qui habite l’auteure. La discussion confirmera finalement le propos du livre : Le Voyage de Chihiro est une œuvre universelle, un conte, qui ne perdra pas de son intérêt avec le temps, bien au contraire. Comprendre ce film culte au travers d’analyses poussées permet de poser des mots sur le voyage que le spectateur entreprend aux côtés de Chihiro, et même de l’aider à reprendre ce voyage à nouveau. *

VOYAGE AU PAYS DU POT-POURRI

Elsa Ribeiro : Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki est sorti en France en 2002. Dix-sept ans plus tard, l’intérêt pour ce film ne semble pas faiblir. Pourquoi avoir choisi ce sujet pour un livre ?

Eithne O’Neill : Je n’appartiens pas à la catégorie d’auteurs qui écrivent exclusivement sur l’animation. Quand on m’a demandé d’écrire pour cette série qui a la particularité de consacrer un livre à un film, j’avais le choix entre l’Europe et l’Asie. Il m’a fallu exactement 5 secondes pour choisir Le Voyage de Chihiro. Je me souviens encore de la grande première française du film au Forum des Images en présence de Miyazaki. C’était un enchantement. J’ai donc écrit un long article pour Positif : « Le voyage au pays du Pot-pourri ». Ecrire 120 pages sur ce film ne présentait donc aucune difficulté pour moi. Peut-être qu’aussi j’avais envie d’y revenir inconsciemment. Il faut dire que l’animation était une découverte assez tardive dans ma vie. C’était à Cannes en 1999.

© Vendémiaire

Je me suis par hasard retrouvée au Marché du Film sans savoir ce que j’allais voir. C’était Jin-Roh, la brigade des loups réalisé par Hiroyuki Okiura d’après un scénario de Mamuro Oshii, une histoire de terroristes autour de personnages féminins dans les bas-fonds de Tokyo. J’étais absolument rivée à l’écran. En tant que parent, j’avais des enfants fans de dessins-animés japonais : Goldorak, Candy etc. Je désapprouvais mais là, j’étais emportée. J’ai écrit par la suite sur Princesse Mononoké au moment même où je découvrais Isao Takahata, le grand collègue de Miyazaki. Pour en revenir au livre, j’ai compris que les auteurs d’origine française choisiraient Hitchcock ou d’autres grands noms du cinéma anglo-saxon, connaissant leurs affinités communes. Frank Lafond qui dirige la collection m’avait demandé d’écrire entre temps pour un volume sur la peur au cinéma. J’ai donc choisi la confrontation avec la peur des héroïnes de Miyazaki dans un volume qui s’appelle : Rendez-vous avec la peur (éd. Céfal). Il savait donc en me faisant sa proposition que ça m’intéresserait évidemment. Le film entre enfin en résonance avec l’actualité et les problèmes écologiques. Je pense à cette scène extraordinaire quand Chihiro nettoie les cuves et les immondices de la pollution. C’est une référence évidente à La Grande Vague de Kanagawa (1830) du peintre Hokusai. D’ailleurs, saviez-vous que le film n’a été montré en Chine que cette année ?

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L’introduction du livre s’intéresse à une scène considérée comme un « intervalle de calme relatif » dans laquelle Chihiro mange des onigiri dans le jardin du Palais des Bains. Avez-vous fait ce choix pour évoquer une sorte de rite initiatique pour le personnage, tout en plaçant également le spectateur au début d’un cheminement ?

A ce moment du film, une épée de Damoclès pèse sur la tête de Chihiro. Ses parents vont être dévorés si elle ne fait pas de son mieux. Cette introduction reprend les codes d’une invitation au voyage. C’est encore une fois instinctivement que j’ai choisi cette scène. Quand on observe l’iconographie du film, on trouve des scènes de confrontation beaucoup plus spectaculaires. Mais là, c’est différent. C’est un point tournant dans le film, juste après le prologue, une initiation primaire avant les épreuves. Ce moment de repli est important pour Chihiro. Elle apprend de Haku l’importance de son nom, ce qui est capital pour le sous-texte du film à partir de là. La scène introduit aussi un leitmotiv important, la nourriture. Susan Napier, auteure de Miyazakiworld: A Life In Art (Yale University Press, 2018) souligne ici l’opposition entre la boulimie et l’anorexie. C’est ce qui m’a intéressé, notamment à cause de la psychologie très contemporaine de Miyazaki. C’est la première fois que Chihiro mange dans le film. Et même avant cela, quand elle voit le grand bateau magnifique avec les clients, elle se voit disparaître comme une anorexique qui regarde fondre son corps. La voici maintenant qui mange goulument des gâteaux magiques, comme le fait Alice dans le livre de Lewis Carroll. C’est aussi le seul moment où le personnage pleure dans le film. Si on se place du point de vue technique de l’animation, Miyazaki joue sur la rondeur de ses larmes et celle des gâteaux, ce qui est très difficile à accomplir. On se rend alors compte que nous avons affaire à un personnage très complexe parce qu’elle est audacieuse et pas simplement une tête brûlée.

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SPIRITED AWAY

Le livre semble suivre le même trajet que Chihiro, en commençant avec sa création et son arrivée dans le monde, le pays du Pot-pourri, puis en détaillant ses mésaventures, pour aboutir au dénouement. Ce déroulement concordant a-t-il été fait à dessein ?

Je n’ai pas commencé par la théorie pour structurer mon livre. Je voulais évoquer la philosophie et la moralité par rapport au conte. Mon idée intuitive s’inspire aussi du sceau magique, l’emblème même du mystère de l’art. Il symbolise à la fois le merveilleux, la magie et la mort, l’un des thèmes principaux du livre. Et en effet, Chihiro prend conscience de sa finitude pour la première fois lorsqu’elle découvre la mort menacée des parents. Il y a également le titre anglais choisi pour Le Voyage de Chihiro : Spirited Away. Spirit peut se traduire par esprit, monstre, fée ou fantôme. To spirit away signifie enlever hors de la vue. C’est très différent du Voyage de Chihiro, beaucoup plus prosaïque. L’annonce américaine affirme : « prepare to be spirited away », soit « préparez-vous à vous faire enlever par le film ». La résonnance ne serait pas aussi grande s’il n’y avait pas la possibilité extraordinaire de l’identification du spectateur avec Chihiro. Paradoxalement, c’est l’œuvre la plus japonisante de Miyazaki, même plus japonisante que Le vent se lève (2013), son grand retour autobiographique au passé. J’ai donc cité pour cette raison l’oeuvre du poète irlandais Yeats dans le premier chapitre en exemple de kamikakushi, « caché par les dieux ». Car Yeates lui-même était très influencé par le théâtre nô, comme deux de ses compatriotes le furent également. Le premier, Oscar Wilde, affirmait que le Japon était une invention pure. Il y a ensuite Patrick Lafcadio Hear, mort au Japon, qui est même devenu japonais par le mariage. Il a écrit de grandes histoires de fantômes, Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges (1904) et Au Japon spectral (1929). Une œuvre vraiment sentie comme locale, c’est un bon point de départ pour toucher le monde. 

Le monde où se trouve le Palais des Bains n’est pas nommé dans le film de Miyazaki. Pourtant au début du livre, vous le désignez comme le « Pays du Pot-pourri » car « les contes de fées ont besoin d’appellations mythiques ». Si Miyazaki décide de ne pas nommer ce monde, ne serait-ce pas pour refuser de classifier son œuvre ?

Il y a d’abord une dimension poétique. Ensuite, la notion de pourriture renvoie à notre condition humaine de manière assez viscérale. De même, le film nous confronte à notre condition mortelle dans le cadre d’un conte où par définition on ne me meurt pas. Mais un pot-pourri, c’est aussi quelque chose de fané et parfumé. L’idée fait allusion à l’importance mondialement reconnue de la porcelaine japonaise. Il y a enfin un côté ludique important que je voulais incorporer avec ce nom. Miyazaki, souvent espiègle, reprochait à Mamori de ne pas être assez divertissant. Il faut aussi que ça amuse donc, tout simplement.

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On reproche bien souvent à Miyazaki le réalisme de son animation. Ne pensez-vous pas au contraire que le réalisateur y insuffle de la magie ?

Je ne suis pas du tout convaincue que que Miyazaki ait oublié le côté à la fois réaliste et magique. Le Voyage de Chihiro est un film extrêmement réaliste. Quoi de plus réaliste que toute la ferraille contenue dans la rivière ? Quoi de plus réaliste que les dortoirs des servantes avec le linge suspendu ? Quoi de plus réaliste que le bois qui craque sous les pieds de Sen quand elle descend ? Quoi de plus réaliste que les mégots entassés dans le cendrier ? Quoi de plus réaliste que la suggestion que c’est une maison de passe ? Bien sûr, le trait reste différent, plus fluide qu’un trait purement impressionniste. Mais après tout Miyazaki est un réaliste paradoxal. Vous pouvez admettre que certaines choses ne peuvent pas exister, par exemple le fait que tous les cochons se ressemblent. J’ai travaillé à une époque sur Chomsky dans le cadre d’un colloque à l’université de Montpellier sur le documentaire de Michel Gondry, Conversation animée avec Noam Chomsky (2013). C’est un film d’animation où toutes les idées et abstractions sont dessinées. Chomsky explique qu’un enfant sait que l’être transformé dans les contes de fées reste l’être transformé. Quand on dit les mots « chat » ou « chien », il n’y a aucun rapport entre la réalité du chat ou du chien et le mot. C’est complètement arbitraire, ce qui nous renvoie à une réalité psychique, comme à propos de Chihiro. C’est donc paradoxal, mais aussi un mélange entre réalité et magie.

© DR
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CHIHIRO, UNE HÉROÏNE MODERNE

De toutes les références abordées dans le livre, on note une densité particulière pour les références littéraires. Est-ce un choix d’analyse ou une marque de votre formation initiale ?

Je suis assez littéraire, sinon très littéraire. Mon livre évoque les résonances entre la littérature et le cinéma japonais qui lui s’inspire de la littérature européenne. J’ai dû notamment défendre l’idée de voir en Chihiro un personnage faustien, comme dans le manga inachevé d’Osamu Tezuka (ci-dessus, à gauche), Néo Faust (1988). La première partie du moins renvoie à Faust avec le diable, les incantations, les belles femmes séductrices, le chien… Tout y est. Mais Faust, c’est avant tout le pacte avec le diable. Certes, les japonais voient les fantômes autrement que les européens. Mais c’est quand même un personnage mondialement connu. Vous ne trouvez pas ça exceptionnel et morbide de parier sur le bonheur d’ici-bas contre l’invisible ? Ce côté morbide d’ailleurs, on le retrouve et chez Tezuka et chez Miyazaki (ci-dessus, à droite). Dans Le Voyage de Chihiro, Yubaba se sert d’une tête de mort en guise de téléphone. On retrouve d’ailleurs ici l’influence de l’Art nouveau très japonisant avec son côté morbide, grotesque. Miyazaki a réussi à marier ces influences pour un faire un ensemble cohérent à travers son personnage. Il a inventé cette héroïne moderne qui est à la fois audacieuse et indépendante.

Chihiro me semble vraiment spéciale, unique parmi toutes les héroïnes de Miyazaki…

Chihiro n’a pas de don magique, contrairement à la plupart des personnages de Miyazaki. Ça permet donc de s’identifier d’autant plus facilement avec elle. C’est une fille ordinaire qui n’est pas ordinaire, et qui peut même être un modèle aussi.  Le Sans-Visage, c’est un stalker au sens sexuel. Il est en train de la poursuivre dès le début. Quelque chose en elle l’attire. C’est un esprit de malédiction mais c’est aussi un masque, sans visage et sans voix. Il n’arrive seulement à dire que « je suis seul ». Qu’est ce qui peut donc l’attirer chez Chihiro ? Il veut tout lui donner, comme le Méphistophélès de Faust. Mais Chihiro lui résiste. Ce visage exprime le « ça » en elle, le côté pulsionnel et incontrôlé. Il avale les autres par manque. Est-ce que c’est le désir qui lui manque ? Je pense qu’il n’en a pas. Et ça, c’est très lacanien. Il demande à Chihiro ce qu’elle veut. Mais ça n’est rien d’autre qu’une projection de son questionnement vis-à-vis de lui-même. Et là on en revient à nouveau à la question du désir. Miyazaki lui-même ne sait pas s’il a inventé le Sans-Visage, malgré les références évidentes au théâtre nô. C’est un personnage extraordinaire.

Dans le numéro 700 de Positif, vous établissez la liste de vos films préférés, dans laquelle figure Le Voyage de Chihiro. Quel héritage reste-t-il du film aujourd’hui ?

Chihiro est un film extraordinaire parmi tous les anime sortis en salle depuis, comme s’il avait été touché par la grâce. Le documentaire Never-Ending Man: Hayao Miyazaki de Kaku Arakawa permet de découvrir l’exigence artistique extraordinaire du cinéaste. Aux États-Unis, des associations ont vu le jour en hommage au film. Il y a aussi les cosplayers à travers le monde qui reprennent très souvent le  Sans-Visage du film. Le Voyage de Chihiro restera vraiment un modèle de perfection.

* Propos recueillis à Paris, le 6 juillet 2019.

Copyright illustration de couverture : The Ringer.